TFM - TRAITÉS FRANÇAIS SUR LA MUSIQUE

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Fn and Ft: ALEFRA TEXT
Author: Alembert, Jean-Le Rond d'
Title: Fragment sur l'opéra
Source: "Fragment sur l'opéra" (?1752) in Oeuvres et correspondances inédites de d'Alembert publiées avec introduction, notes et appendice par Monsieur Charles Henry (Paris: Perrin, 1887), 155-163.

[-155-] II

FRAGMENT SUR L'OPÉRA (1).

I

L'Opéra est le vrai théâtre de la musique; elle a besoin pour recevoir l'expression dont elle est susceptible, d'être appliquée à des paroles et à des danses. Il s'en faut bien qu'elle produise le même effet dans la musique purement instrumentale. Lucien disoit avec raison, que la musique qu'on n'entend point est inutile. Toute symphonie qui ne dit rien à l'âme est à peu près comme un discours allemand prononcé devant quelqu'un qui n'entendroit que le français. Une sonate est proprement un dictionnaire de mots, dont la collection ne forme aucun sens, ou si l'on veut, c'est une suite de traits dont les couleurs ne représentent rien. C'est bien pis quand le mérite de cette sonate, comme il n'arrive que trop souvent, ne consiste que dans la difficulté [-156-] vaincue, ce qui faisoit dire à un homme d'esprit après avoir entendu une musique qu'on lui vantoit, comme très difficile: "Je voudrois qu'elle fût impossible." Nous avons vu, il y a environ trente ans, un célèbre virtuose sifflé au concert spirituel: les spectateurs avoient tort de ne rendre pas la justice qu'ils devoient à une exécution admirable et le virtuose n'avoit pas raison de jouer devant de pareils auditeurs une musique trop peu faite pour leurs oreilles. "Il ne faut pas s'enquérir, dit Montaigne, qui est le plus savant, mais qui est le mieux savant." Et cette maxime est applicable à la musique comme à d'autres objets.

II

La musique même qui fait le plus d'effet au théâtre a quelquefois plus besoin qu'on ne croit de l'action et du spectacle pour être goûtée. Je me souviens que le choeur de Jephté (1): Tout tremble devant le Seigneur, et cetera, me fit beaucoup d'impression quand je l'entendis pour la première fois à l'Opera. J'étois alors très jeune et ne connoissois point de meilleure musique. Peu de temps après on annonça ce choeur pour le concert spirituel; j'y courus, jouissant d'avance du plaisir que j'aurois. Je me trompai, ce choeur me parut triste et sourd, la musique froide et commune et l'harmonie pauvre. D'où [-157-] pouvoit venir cette différence, si ce n'est de l'action et de la pompe du spectacle, qui étoit nulle au concert et qui à l'Opéra servoit, pour ainsi dire de complément à la musique et y ajoutoit ce qui pouvoit y manquer!

Je me souviens aussi, pour le dire en passant, que les gens graves trouvèrent dans cet opéra, tiré de l'Écriture, les danses fort déplacées. Par quelle raison? David dansoit bien devant l'arche. Il est vrai que selon les apparences, il dansoit mal et que c'est pour cela que sa femme se moqua de lui.

III

Quelques personnes prétendent que la musique n'a d'expression que celle que donnent les différents degrés de lenteur et de vitesse, applicables aux différentes passions par le geste et les mouvemens de l'acteur. Cette opinion ne paroît pas fondée; elle exclut mal à propos de l'effet musical la nature des tons hauts ou bas, la manière de les pousser avec ports de voix ou sans ports de voix, les cadences, les accompagnemens et les combinaisons presque infinies dont toutes ces choses sont susceptibles. Mais on doit reconnoître en même temps que l'expression de la musique n'est pas à beaucoup près aussi déterminée que celle de la poësie ou de la peinture.

IV

Un homme de lettres avoit entrepris et annoncé il y a plusieurs années un ouvrage (qu'il n'a point fait) sur la Rhétorique de la Musique, ouvrage d'autant plus nécessaire [-158-] que jusqu'à présent on a presque écrit uniquement sur la méchanique de cet art, c'est-à-dire sur sa partie matérielle, on n'a presque rien dit de celle qu'on peut appeler intellectuelle et qui regarde le goût et l'expression. Il me semble qu'on pourroit répandre beaucoup de lumières sur ce sujet, en rapprochant la musique de la peinture et de l'éloquence, surtout de l'éloquence poëtique, comme on pourroit, ce me semble, tirer beaucoup de lumières de la mélodie musicale, pour la mélodie poëtique.

V

C'est une question qui peut être assez curieuse à traiter, que de savoir pourquoi les François, ce peuple si vif, ont une musique si lente? Est-ce la faute de la langue qui ne se prête pas à une musique rapide? Est-ce la faute de la nation, qui est froide au dedans avec l'air évaporé au dehors? Si c'est la faute de la langue, on pourroit encore demander pourquoi un peuple si vif a une langue qui l'est si peu?

VI

Remarquons que cette occasion (et Monsieur de Voltaire l'a déjà observé) que cette nation si légère, si étourdie, si frivole, est la plus sage de toutes, la plume à la main. D'où vient cette disparate ? On pourroit en apporter plus d'une raison, qui nous écarteroit trop de notre sujet; nous nous contenterons de dire ici que la frivolité même de la nation la rend plus difficile à satisfaire, et [-159-] par cette raison ses écrivains plus circonspects et plus timides.

VII

Avant Lulli la musique françoise étoit d'une lenteu mortelle, témoin les opéras de Lambert. Lulli fit faire à la musique le même pas qu'on a voulu lui faire faire depuis; il trouva les mêmes obstacles; il sembloit qu'on crût essentiel à une musique noble d'être grave et pesante, témoin les courantes, qu'on dansoit dans l'enfance de Louis XIV: ces courantes étoient plus lentes que nos sarabandes d'aujourd'hui; si c'étoit là courir en dansant, qu'on juge ce que c'étoit que de marcher.

VIII

Il seroit utile à l'histoire du progrès de la musique parmi nous de comparer la musique de Lambert à celle de Lulli, pour voir et juger du saut que ce dernier artiste lui a fait faire. Peut-être trouveroit-on qu'il a plus innové de son tems, par rapport à ses prédécesseurs, qu'on n'a depuis innové par rapport à lui. Il y a plus loin de la danse grave et triste des sarabandes et des courantes à certains airs de Lulli, par exemple à l'air des Songes funestes d'Atys, qu'il n'y a de ces airs à ceux de nos opéras modernes. J'ai peine à croire cependant que la foiblesse de la musique instrumentale de Lulli soit la faute seule de son orchestre et ne soit pas aussi un peu la sienne. Un homme de génie n'a pas besoin d'habiles exécuteurs pour faire de bonne musique; j'appelle de bonne musique une musique pittoresque [-160-] et caractérisée, car toute autre musique ne mérite pas d'être appelée bonne. Lulli n'en a-t-il pas fait quelquefois de cette espèce, comme l'air des Trembleurs d'Isis (1), le trio des Gorgones dans Persée (2), le duo des Vieillards dans Thésée (3). Pourquoi n'en a-t-il pas fait plus souvent? Une chose l'en dégoûta peut-être, c'est que ces airs furent fort critiqués dans leur naissance; pareille chose est arrivée aux plus beaux airs de Rameau; la musique d'Hypolite (4) a été trouvée baroque, celle des Indes gallantes (5). sauvage, celle de Castor (6) sèche et noire, et ainsi du reste.

Voilà de vos arrêts, Messieurs les gens de goût.

IX

Dans la plupart de morceaux renommés de nos opéras français il me semble que le musicien a pour l'ordinaire grande obligation au poëte; ce sont les [-161-] scènes de Quinault et non la musique de Lulli qu'on apprend par coeur. Que le poëte est grand et que le musicien est commun dans l'hymne de Thétis et Pelée, O destin, quelle puissance ne se soumet pas à toi! Que d'élévation dans le début du prologue des Élémens (1), et que de foiblesse dans la musique! Que de tableaux l'orchestre avoit à faire dans cette occasion, auxquelles le musicien Destouches n'a pas seulement pensé! Il est vrai que les pensées de ce genre ne viennenet guères qu'à ceux qui sont en état de les mettre à exécution.

X

Le malheur pour nos musiciens est qu'ils ont à faire à des auditeurs qui, pour la plupart ont l'oreille bien peu musicale et la tête bien peu sonnante. Harmonide joueur de flûte, demandoit à Timothée son maître le moyen de devenir célèbre; Timothée répondit qu'étant impossible de jouer devant tout le monde, il fallait jouer devant ceux qui sont capables d'estimer, car les ignorans, dit-il, ont coutume de s'en fier aux autres. Harmonide profita mal de cet avis; la première fois qu'il voulut paroître en public il fut sifflé, pour avoir voulu trop bien faire.

XI

J'en suis fâché pour ce sexe aimable qui s'érige, surtout en France, en juge suprême de ce qui concerne [-162-] le goût; mais je n'ai vu à Paris que bien peu de femmes qui se connussent en musique; je ne veux pas dire qui sçussent décider si une basse étoit dans les règles, si un chant étoit bien composé; il y a mille femmes assez instruites pour être en état de porter un tel jugement. Je veux dire qui se connussent à l'expression, qui sçussent en démêler les nuances, la force ou la foiblesse, la vérité ou le contresens. Les musiciens de profession sont eux-mêmes pour la plupart (au moins parmi nous) mauvois connaisseurs en musique; ils s'occupent trop de la méchanique de l'art et ne font pas assez d'attention au reste, qui est pourtant l'essentiel; c'est même ce dont ils font le moins de cas, et plusieurs en sont encore à se douter qu'il y ait autre chose dans leur art que cette méchanique qu'ils y connoissent.

XII

Nous devons aux opéras-bouffons italiens, que nous entendîmes à Paris en 1751, les premiers rayons qui nous ont éclairés sur l'imperfection de notre musique et le lumière qui depuis y a succédé. Cependant, quelles contradictions cette nouveauté n'essuya-t-elle pas alors? N'est-il pas honteux, disoit-on à un des partisans de la musique italienne, de mettre sur le théâtre de l'Opéra, sur ce théâtre si noble, des bouffons, des baladins, à peine dignes des tréteaux d'une guinguette! Hé bien, répondit-il, si on les trouve déplacés sur ce théâtre, qu'on les mette dessous, pourvu qu'on nous les donne, il n'importe. Les étrangers auront peine à le croire, [-163-] mais il est exactement vrai que dans le tems de la lettre du citoyen de Genève sur la musique françoise, il y eût une lettre de cachet, signée et prête à être expédiée, pour lui ordonner de sortir du royaume, comme perturbateur du repos public et comme ayant outragé la nation. Heureusement, le ministre à qui on faisoit faire cette sottise s'en aperçut à temps: la lettre ne fut point envoyée, et il fut permis en France de dire son avis sur des chansons. Dans le temps de la plus grande effervescence pour ou contre la musique italienne, l'enthousiasme de ses partisans étoit porté si loin, la haine de ses adversaires si vive et les chefs de ces adversaires étoient des personnes si puissantes, qu'on auroit pu appliquer aux enthousiastes de la musique italienne ce passage de Tacite sur la douleur que les Romains faisoient éclater au sujet de la mort de Germanicus: promptius apertiusque, quam ut meminisse imperitantium crederes. Et lorsqu'on fut obligé de renvoyer les bouffons pour remettre la paix dans Paris, on auroit pu dire encore avec le même Tacite: ubi solitudinem fecere, pacem apellant; où ils ont fait un désert, ils croient avoir fait la paix.

XIII

Les Italiens nous ont appris à faire duos dialogués, du moins sur notre théâtre. Avant d'avoir connu leur musique, nous n'avions de duos dialogués que les duos de table; ceux de nos opéras ne l'étoient point. Pourquoi cette bizarrerie, qui rendoit nos duos d'opéra [-163-] pour la plupart si froids? On n'en peut donner d'autre cause, sinon que les duos de table étant regardés parmi nous comme un genre ignoble, et le dialogue s'en étant emparé, nous n'avons pas voulu que des duos d'un genre aussi noble que ceux de notre opéra empruntassent quelque chose des autres, ou même eussent avec eux quelque chose des commun. Si c'étoit là notre raison, il faut convenir qu'elle étoit sans réplique.

Autre sottise dans nos duos d'opéra (qu'on me permette ce terme) à les écraser d'harmonie, et c'est au contraire de la mélodie qu'il faudroit y mettre; mais l'harmonie est une affaire d'art, et la mélodie en est une de goût. On pourroit citer tel opéra plein de duos, dans lequel il n'y en a pas un seul de supportable.

(1) [cf.p.155] Ces réflexions sur l'Opéra ont été écrites bien des années avant qu'on connût en France la musique de Messieurs Duré, Grétry, Philidor, et cetera, et celle de Messieurs Gluck et Piccini, sur lesquelles nous ne portons ici aucun jugement. Au reste ce fragment et le suivant ne sont qu'un léger aperçu qu'il ne faut pas juger à la rigueur.

(1) [cf.p.156] Tragédie lyrique en cinq actes avec prologue, paroles de l'abbé Pellegrin, musique de Montéclair, représentée à l'Académie royale de musique le 28 fevrier 1732: on sait que le cardinal de Noailles fit interrompre les représentations de cet opéra, parce que le sujet était tiré de l'Ecriture sainte.

(1) [cf.p.160] Tragédie, opéra en cinq actes, précédée d'un prologue et ornée d'entrées de ballets, de machines et de changements de théâtre paroles de Quinault, représentée pour la première fois le 5 janvier 1677.

(2) [cf.p.160] Tragédie en cinq actes avec un prologue, paroles de Quinault, représentée à l'Académie royale de musique le 17 avril 1682.

(3) [cf.p.160] Tragédie lyrique en cinq actes, précédée d'un prologue, paroles de Quinault, représentée à Saint-Germain-en-Laye devant le Roi, le 3 février 1675.

(4) [cf.p.160] Tragédie, opéra avec un prologue, paroles de l'abbé Pellegrin, représentée à l'Académie royale de musique le premier octobre 1733.

(5) [cf.p.160] Opéra-ballet composé de trois entrées et d'un prologue, paroles de Fuzlier, représentée le 23 août 1735.

(6) [cf.p.160] Castor et Pollux, tragédie lyrique en cinq actes avec un prologue, poème de Gentil-Bernard, représentée le 24 octobre 1737.

(1) [cf.p.161] Opéra-ballet en quatre actes avec prologue, musique de Lalande et Destouches, paroles de Roy, représenté à l'Opéra le 29 mai 1725.


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