TFM - TRAITÉS FRANÇAIS SUR LA MUSIQUE

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Fn and Ft: GAUTRA3 TEXT
Author: Gauthier, François Louis
Title: Traité contre les danses
Source: Traité contre les danses et les mauvaises chansons (Paris: Froullé, 1785), 165-240.

[-165-] TRAITÉ CONTRE LES DANSES.

CHAPITRE PREMIER.

Réponses aux Objections qu'on fait pour affoiblir, et détruire même, s'il étoit possible, ce qui a été dit contre les Danses.

Tertullien commence son bel Ouvrage de la défense de la Religion Chrétienne contre les Payens, appellé pour cela Apologétique, par cette judicieuse ramarque: (Apol. c. 7.) "Que la vérité n'est point étonnée de sa situation en ce monde, où elle éprouve de continuelles contradictions; parce qu'elle sçait qu'elle y est étrangere, et qu'il est facile de trouver des ennemis parmi des étrangers." Ne soyons donc pas surpris de voir les Payens contredire la vérité de notre sainte Religion, et les Hérétiques la vérité de nos Dogmes. Mais ce qu'il y a de plus affligeant, s'il n'est pas surprenant, [-166-] c'est de voir des Chrétiens mêmes contredire la vérité des Régles de morale les plus incontestables, et s'efforcer de les affoiblir, en leur substituant leurs propres idées, les maximes, les préjugés et les coutumes du monde. Quoi de plus déplorable que de voir les disciples mêmes de Jesus-Christ convertis, par les pernicieuses maximes qu'ils établissent, en prédicateurs du diable! Il y en a en effet, comme Jesus-Christ a les siens, mais avec cette grande et fâcheuse différence, que les prédicateurs du diable sont en bien plus grand nombre que ceux de Jesus-Christ, et qu'ils sont ordinairement bien mieux écoutés et plus suivis, parce qu'ils parlent conformément aux desirs déréglés et aux passions, que ne le sont les Prédicateurs de Jesus-Christ, dont le ministere est d'annoncer les vérités contraires aux sentimens et aux inclinations, de la nature corrompue, et qui les combattent. En effet, s'agit-il de parler en faveur des passions? La plupart croyent en sçavoir assez pour s'ériger en Docteurs, pour décider en maîtres, et comme des gens consommés dans la science de la Religion, que ce qu'il y a de plus criminel ou de plus dangereux est permis. De-là en particulier toutes ces objections qu'on oppose à ce qui a été dit contre les danses, et auxquelles on revient sans cesse, comme si on ne pouvoit y répondre, ou [-167-] comme si on n'y avoit jamais rien répondu de raisonnable.

Le desir d'inculquer davantage les vérités qui ont déja été établies, d'ôter tout prétexte à ceux qui s'obstinent à les rejetter, et de dissiper, s'il est possible, les ténébres dans lesquelles ils aiment à s'envelopper, nous portera à les suivre dans toutes les objections qu'ils font. La plupart de ces objections ne seroient dignes que de mépris, s'il étoit permis de mépriser le péril des ames infirmes; mais comme ils éblouissent la plupart des gens du monde, toujours aisés à se tromper sur ce qui les flatte, il est à propos de les suivre dans tous leurs écarts, pour tâcher de les ramener. J'espere, avec le secours de Dieu, que les réponses que je donnerai à chacune de ces objections seront aussi solides que les objections sont frivoles.

CHAPITRE II.

Comme nous avons pris dans les saintes Ecritures les premieres preuves que nous avons alléguées pour montrer le mal ou le danger inséparable des danses; c'est aussi dans les saintes Ecritures que plusieurs vont d'abord chercher de quoi affoiblir ce que nous avons dit à ce sujet. Ils se prévalent de cet endroit du livre de l'Ecclésiaste: [-168-] (c. 3, v. 4.) Il y a un tems de s'affliger, et un tems de sauter de joie. Ensuite ils croyent trouver de quoi autoriser les danses dans ce qui est dit dans le livre de l'Exode (c. 15, v. 20,) de Marie Prophétesse, soeur d'Aaron: que célébrant avec Moyse et les enfans d'Israël, le passage miraculeux de la mer rouge, elle prit un tambour à la main, et que toutes les femmes marcherent après elle avec des tambours, formant des choeurs de musique.

On comprend bien que ceux qui cherchent et saisissent avec ardeur ce qui a la plus foible apparence de favoriser les danses, n'ont garde de manquer de citer ce qui est rapporté dans le second livre des Rois: (c. 6, v. 14.) Que David revêtu d'un éphod de lin dansoit devant l'Arche de toute sa force. L'éphod étoit un vêtement court, et différent par-là des vêtemens ordinaires des orientaux qui tomboient jusques sur les talons.

Enfin quelques-uns prétendent trouver de quoi autoriser les danses dans ces paroles de Jesus-Christ: (Matth. c. 11, v. 16 et 17;). A qui comparerai-je ce peuple? (Le peuple Juif.) Ils ressemblent à ces enfans assis dans la place qui crient à leurs compagnons; nous avons chanté des airs gais, et vous n'avez pas dansé; nous avons chanté des airs tristes, et vous n'avez pas pleuré.

Je pense que les personnes tant soit peu [-169-] éclairées et de bonne foi, sentent déjà par elles-mêmes combien ces endroits de l'Ecriture sont peu favorables aux danses; et que prétendre s'en servir pour les justifier, c'est faire de la parole de Dieu un abus manifeste et intolérable. Cependant, pour ne pas laisser le plus petit retranchement aux apologistes des danses, je répondrai à chacun de ces passages en particulier. Au tems de l'ancien Auteur du Traité sur les spectacles, dont j'ai déjà parlé, plusieurs cherchoient dans les saintes Ecritures de quoi justifier les spectacles, comme on y cherche maintenant de quoi justifier les danses. Avant que de répondre aux passages dont on abusoit, cet ancien Auteur fait cette observation, que nous avons la même raison de faire que lui: "Je dirai, dit cet Auteur, qu'il vaudroit mieux ne rien sçavoir des saintes Ecritures, que de les lire pour en abuser ainsi." Est-il en effet d'abus plus criminel que de se servir, pour autoriser les vices, des livres Saints qui n'ont été écrits que pour nous enseigner et nous porter à la vertu et à la pratique de l'Evangile, selon cette parole de saint Paul: (II. Tim. c. 3. v. 16, 17.) Toute écriture inspirée de Dieu, est utile pour instruire, pour reprendre, pour corriger et pour conduire à la piété et à la justice, afin que l'homme de Dieu soit parfait et disposé à toutes sortes de bonnes oeuvres? Combien s'éloigne-t-on [-170-] de cette intention du Saint, quand on va chercher dans les livres saints, et qu'on fait d'inutiles efforts pour y trouver de quoi justifier les danses!

Le premier passage qu'on allégue en faveur des danses, est celui de l'Ecclésiaste, où l'on lit: Il y a un tems de s'affliger, et un temps de sauter de joie. Mais je demande si, sauter de joie est la même chose que danser? Il peut arriver quelquefois que dans les sauts que la joie fait faire, il y ait quelque chose qui ne soit pas assez grave, relativement aux personnes et aux circonstances; mais dans les simples sauts, il n'y a rien de dangereux pour les moeurs; et nous avons évidemment montré les dangers qui se trouvent dans les danses que nous condamnons, parce qu'elles se font avec des personnes de différent sexe, et avec des gestes et des attitudes peu modestes.

Salomon, dans le passage de l'Ecclésiaste, n'a nullement pensé aux danses, mais il a seulement parlé d'une maniere historique de ce qui se passe continuellement dans le monde, où quelquefois on est affligé et on pleure, et d'autres fois on saute de joie; c'est pourquoi il commence le chapitre d'où sont tirées les paroles qu'on objecte, par cette sentence: Toutes choses ont leur temps. Mais dans cette remarque du Saint-Esprit, qu'il y a un temps de s'affliger et un temps [-171-] de sauter de joie; son intention principale a été de nous avertir de prendre garde à bien distinguer le temps destiné aux larmes, et celui qui est destiné à la joie; et que c'est dans cette vie qu'il faut gémir et pleurer, en attendant dans l'autre vie la consolation et la joie. Jesus-Christ lui-même nous a appris à prendre cette vie pour le temps de deuil et de pleurs, et celui de l'autre vie pour le temps de la joie, lorsqu'il a dit: (Matth. c. 5, v. 5.) Heureux ceux qu pleurent, parce qu'ils seront consolés. Marquant à ses disciples ce à quoi ils étoient destinés pour ce monde et ce qui leur étoit réservé en l'autre, il leur adresse ces paroles: (Joan. c. 16. vv. 20 et 22.) En vérité, je vous le dis: Vous pleurerez et vous gémirez, vous autres, et le monde sera dans la joie; vous serez dans la tristesse, mais votre tristesse se changera en joie.... et personne ne vous ravira cette joie; au contraire, le démon tout opposé à Jesus-Christ, porte présentement les hommes à rire et à se divertir, en se réservant, par une cruelle usure, de leur faire acheter des plaisirs si courts par une éternité de supplices.

Au lieu donc de se servir de la parole du Saint-Esprit, qu'il y a un tems de pleurer, et un tems de sauter de joie, pour autoriser les danses; servons-nous en plutôt pour nous convaincre que notre partage en ce monde doit être les gémissemens et les larmes, à la [-172-] vue de tant de péchés que nous avons commis, de tant de dangers dont nous sommes environnés, et de notre éloignement du Ciel, dans lequel seul le vrai bonheur nous est promis. Mais, hélas! presque personne ne veut pleurer saintement et utilement en ce monde, sur l'autorité de Jesus-Christ; et lorsqu'on entend cet oracle de sa bouche: Heureux ceux qui pleurent; presque tout le monde dit dans son coeur: Heureux ceux qui rient et qui se divertissent.

Si on ne pent trouver dans le passage de l'Ecclésiaste, rien qui autorise les danses, telles que sont celles que nous condamnons, trouve-t-on plus facilement rien qui y ressemble dans l'exemple de Marie, soeur de Moyse et d'Aaron, laquelle tenant un tambour à la main, étoit suivie d'un grand nombre de femmes, qui ayant aussi des tambours, formoient des choeurs de musique? Ecoutons sur cela le récit de l'Ecriture: (v. 20.) Marie conduisant le choeur des femmes, répétoit après celui des hommes: Chantons une Hymne à la gloire du Seigneur, parce qu'il a révélé sa grandeur, et qu'il a précipité dans la mer le Cheval et le Cavalier. Combien dans les danses contre lesquelles nous nous élevons, est-on éloigné de penser à chanter ainsi des Hymnes à la gloire de Dieu! Et ce qu'on y entend chanter, peut-il servir à autre chose qu'à le faire offenser? [-173-] Quel rapport entre ce mêlange indécent, sans pudeur, de personnes de différent sexe, pour se livrer à la licence d'une joie folle et criminelle, et ces choeurs de femmes qui répétoient avec une harmonie majestueuse les Hymnes sacrées, après que les choeurs d'hommes les avoient entonnées? Et combien, par conséquent, doit-on rougir d'oser comparer ces danses avec la marche si pleine de Religion de Marie, que tant de femmes ne suivirent alors que pour glorifier Dieu à son exemple, à l'envi les unes des autres!

Est-il plus raisonnable d'alléguer en faveur des danses, que l'amour du plaisir sensuel a introduites parmi nous, l'exemple de David qui a dansé de toutes ses forces devant l'Arche, avant que de répondre aux amateurs et aux défenseurs des danses, qui veulent se prévaloir de cet exemple? Je leur demanderai volontiers, s'ils ont autant remarqué tout ce qui est dit dans l'histoire de ce saint Roi pénitent, des différens caracteres si admirables de sa pénitence, qu'ils ont remarqué sa danse; et s'ils sont autant touché des gémissemens qu'il poussoit sans cesse, et des larmes qu'à la vue de ses péchés il répandoit toutes les nuits si abondamment que son lit en étoit tout trempé, qu'ils sont touchés de le voir danser devant l'Arche du Seigneur? Pourquoi, [-174-] étant si empressés à se prévaloir de la danse de David, le sont-ils si peu à imiter sa pénitence? Mais sans nous arrêter à observer que cette danse de David, se livrant seul à ces mouvemens devant l'Arche, ne ressembloit en rien aux danses que nous réprouvons, dont le mêlange de personnes de différent sexe fait le fond et le danger; est-il pardonnable de ne considérer cette danse du Prophête Roi, qu'avec des yeux tout charnels, comme s'il n'y avoit cherché que le plaisir sensuel que recherchent uniquement ceux qui vont aujourd'hui aux danses? "David, dit Saint Ambroise, (L. 5, in Lucam, Numero 5,) a dansé devant l'Arche du Seigneur, non par l'amour de la volupté, mais par un esprit de Religion. David ante Arcam Domini non pro lasciviâ, sed pro Religione saltavit. Et tout ce qui est rapporté à la Religion est bienséant, en sorte que nous ne rougissons de rien de ce qui peut servir à honorer Jesus-Christ. (Idem L. 2, de Poenit. Numero 41.) Totum decet quidquid defertur Religioni, ut nullum obsequium quod proficiat ad cultum et observantiam Christi erubescamus."

Plus les sentimens de Religion sont vifs au-dedans de l'ame, plus il est difficile qu'elle les contienne, et qu'elle les empêche de se répandre au-dehors. "Un homme [-175-] touché de Dieu jusqu'au fond du coeur, dit un célébre Interpréte sur la danse de David, (M. d'Asfeld, Concordance et Explication des Rois et des Paralipomenes, Tome 4, page 100 et suiv.), ne peut se défendre de laisser échapper des étincelles du feu qui le brûle au-dedans. Quand il se voit libre et sans témoins, il leve tantôt les yeux au ciel pour marquer son admiration et sa confiance, et tantôt il les baisse vers la terre pour confesser son indignité. Il étend ses mains pour implorer la miséricorde divine, et il se frappe la poitrine pour punir lui-même le coupable. En se prosternant en terre, il commence à exécuter l'arrêt qui le condamne à retourner en poudre. Ses gémissemens sont les interprétes de son repentir, et il verse une abondance de larmes pour effacer ses crimes par ce nouveau baptême. Si on étoit de loin spectateur de toutes ces actions et de ces gestes, on en seroit d'abord étonné; mais si en approchant de plus près, on entendoit ses paroles, et si on pouvoit lire dans le coeur qui les dicte, on seroit attendri par le spectacle d'une religion si vive, si enflammée et si pure. Il faut porter le même jugement de la danse de David. Qui s'arrêteroit à la premiere apparence que présente cette action, pourroit être tenté, comme Michol, de la [-176-] condamner comme peu séante à la majesté d'un Roi et à la gravité d'un Prophête. Mais si en pénétrant jusques dans la cause, on unit ces mouvemens extérieurs de l'ardente piété d'où ils partent, on ne trouvera dans toute sa conduite rien que de respectable et que de grand. Ce Prince religieux, emporté par les saillies de son amour pour Dieu, et devenu distrait pour tout ce qui l'environne, par une sainte ivresse, ne voit plus que son bienfaiteur qui le met en ce moment au comble de ses voeux; et afin de donner à sa reconnoissance et à sa joie tout l'effort, et d'en suivre les transports, il prend une tunique, comme le vêtement le plus propre à en seconder l'activité; et il quitte les marques de la Majeste Royale en la présence de Dieu, devant qui tout doit s'anéantir et disparoître."

Peut-on raisonnablement douter que ces grands sentimens de Religion n'aient été le principe de la danse de David devant l'Arche, lorsqu'on fait quelque attention à la réponse qu'il fit à Michol, qui le voyant danser et sauter devant le Seigneur, s'en étoit moquée en elle-même, et qui ensuite lui dit en raillant: Que le Roi d'Israël a eu de gloire aujourd'hui en paroissant devant les servantes de ses sujets comme un bouffon! Quelle fut la réponse de David à ce reproche [-177-] et à cette raillerie de Michol? Apprenons-le de l'Histoire Sacrée. (II. Reg. c. 6, vv. 21 et 22.) Oui, dit-il, devant le Seigneur qui m'a choisi plutôt que votre pere et que toute sa maison, et qui m'a commandé d'être le Chef de son Peuple d'Israël, je danserai et je paroîtrai vil encore plus que je n'ai paru; je serai méprisable, à mes propres yeux et devant les servantes dont vous parlez, et même j'en ferai gloire. Une danse où l'on est rempli de sentimens d'humilité si sinceres et si profonds, peut-elle, sans un prodigieux aveuglement, être mise en parallele avec les danses profanes contre lesquelles nous écrivons? Va-t-on à ces danses pour s'abaisser et s'anéantir devant le Seigneur à l'exemple de David? Y est-on occupé, comme lui, de l'infinie grandeur de Dieu et de l'extrême bassesse de l'homme? Quoi, au contraire, de plus capable de faire perdre Dieu de vûe que les danses, dont le moindre mal est une très-grande dissipation d'esprit et de coeur, où elles jettent? Si, pendant qu'on danse, il venoit à l'esprit qu'on est en la présence de Dieu, et si le sentiment de cette divine présence commençoit à pénétrer l'ame, pourroit-on continuer à se tenir sous ses yeux dans une situation qu'on ne pourroit alors douter lui être très-désagréable? C'est donc se faire à soi-même la plus grossiere illusion que de [-178-] prétendre autoriser des danses ou l'on ne pense nullement à Dieu, par l'exemple de David, dont la danse n'exprimoit que les sentimens de la plus vive Religion.

Il ne reste plus qu'à répondre à l'endroit de l'Evangile, où Jesus-Christ parle à des enfans qui disent à leurs compagnons: Nous vous avons chanté des airs gais, et vous n'avez point dansé. Qu'y a-t-il-là qui paroisse justifier les danses? C'est, dira-t-on, que ceux qui n'ont point dansé, en entendant des airs gais, en sont repris; mais est-ce Jesus-Christ qui les en reprend? Fait-il autre chose qu'employer une comparaison, et cette comparaison autorise-t-elle plus les danses, que la parabole de l'Econome infidèle autorise son infidélité? Cet Econome, en agissant en homme très-infidèle à son Maître, a agi en même-temps en homme très-prudent pour les affaires temporelles; et c'est uniquement à nous inspirer la même prudence dans l'affaire du salut, que cette parabole est destinée.

Les SS. Peres sachant combien les mauvais chrétiens sont disposés à se prévaloir de tout ce qui paroît dans les saintes Ecritures tant soit peu favorable à leurs passions, et prévoyant qu'il s'en pourroit trouver quelques-uns qui abuseroient de ce texte de l'Evangile pour justifier les danses, ont eu soin d'avertir les fidèles de n'en pas tirer [-179-] une conséquence si contraire aux vues de Jesus-Christ. Saint Ambroise, (l. 2, de poenit. c. 6, numero 42,) après les avoir citées, dit expressément: "Il faut bien prendre garde que quelqu'un trompé par une interprétation grossiere et trop humaine de ces paroles, ne croie pouvoir s'en servir pour autoriser ces mouvemens lubriques qui se font dans les danses, et qui ne conviennent qu'à des baladins et à des bouffons. Ces mouvemens sont vicieux et répréhensibles, même dans la jeunesse. (Numero 43.) Il ne s'agit donc point ici de cette espèce de danse, qui a pour compagne inséparable l'impudicité; mais Jesus-Christ a seulement voulu nous élever à quelque chose de spirituel, par ce qui se passe de corporel et de sensible dans les danses ordinaires. Voici donc, conclut saint Ambroise, (Numero 44,) le sens mystérieux Hoc est mysterium, des paroles du Sauveur: nous avons chanté, et ce que nous avons chanté, c'est le cantique du nouveau Testament, dont le sujet est la réconciliation des hommes avec Dieu par Jesus-Christ; et vous n'avez point dansé, c'est-à-dire, vous n'avez point élevé votre ame à cette grace spirituelle, parce qu'elle n'en a point été touchée. Nous avons chanté des airs lugubres, et vous n'avez point fait pénitence. Les airs gais qui n'ont point touché les Juifs, c'est la vie commune [-180-] de Jesus-Christ, qui sembloit plus capable de les attirer; et ces airs lugubres, c'est la vie plus austere de saint Jean-Baptiste qui ne les a point amenés à la pénitence. Jesus-Christ explique ainsi lui-même ce qu'il a voulu faire entendre par l'exemple de ce que les enfans se disent les uns aux autres; car Jean-Baptiste, dit-il, est venu ne mangeant point et ne buvant point de vin; et vous dites: Il est possédé du démon. Le fils de l'homme est venu buvant et mangeant, et vous dites: C'est un homme de bonne chere et qui aime à boire. C'est avec raison, conclut saint Ambroise, que Dieu a rejetté le peuple Juif, parce qu'il n'a point fait pénitence à la prédicacation de saint Jean-Baptiste, et qu'il a rejetté la grace qui lui a été offerte par Jesus-Christ."

Saint Augustin a cru comme saint Ambroise, devoir prévenir son peuple contre l'abus qu'il pourroit faire de ce même texte. C'est dans un Sermon sur la Fête de saint Cyprien,(Serm. 311, Numero 6.) "On ne danse plus ici, dit le saint Docteur, mais on y célèbre la solemnité des Martyrs, et cependant on y lit ces paroles de l'Evangile: Nous avons chanté, et vous n'avez point dansé. A Dieu ne plaise que ces paroles contribuent à faire renaître parmi nous cette insolence et cette effronterie [-181-] des danses qui ont été abolies." Voilà les danses caractérisées par saint Augustin d'une maniere bien propre à inspirer la plus grande horreur à toutes les personnes qui font de la modestie le cas qu'elles doivent en faire. Rien n'est plus opposé à cette vertu, que l'insolence et l'effronterie que saint Augustin reconnoît dans les danses: "Absit ut redeat adhuc illa petulantia! Ecoutez plutôt ce que la Sagesse éternelle a voulu nous faire entendre, par le chant et la danse dont elle parle. Audite quid velit intelligi Sapientia. Le chant que Jesus-Christ a eu en vue, ce sont les Commandemens de Dieu qui nous sont faits; et la danse qui doit répondre à ce chant, c'est l'accomplissement de ces divins Commandemens: Cantat qui praecipit, saltat qui facit. Celui qui commande le bien, chante. Celui qui fait le bien qui lui est commandé, se met dans un mouvement figuré par celui de la danse. En effet, qu'est-ce que danser, selon la maniere ordinaire de prendre ce mot? C'est régler les mouvemens de son corps sur le son et la cadence des voix ou des instrumens qui se font entendre pendant qu'on danse. Quid est saltare, nisi motu membrorum cantico consonare? (Numero 7.) Faites donc par la conformité de vos moeurs à la Loi de Dieu, ce que font ceux qui dansent par la conformité [-182-] des mouvemens de leurs corps, au son des voix et des instrumens. Facite vos congruentiâ morum, quod faciunt saltatores motu membrorum."

Je pense bien que beaucoup de gens, sur-tout ceux qui se piquent d'esprit, ne goûteront gueres cette pensée de saint Augustin, et pourront en faire le sujet de leur critique et même de leurs railleries. Mais peut-on douter qu'un nombre de ses auditeurs n'aient été édifiés et touchés de la réflexion que je viens de rapporter? Et si elle a édifié au temps du saint Docteur, ne puis-je pas espérer que du moins quelques personnes en seront édifiées, et l'entendront avec respect et avec plaisir dans les écrits, comme on l'a autrefois entendu parler dans ses discours?

Une remarque importante qu'il me paroît utile de faire sur l'explication toute spirituelle que saint Ambroise et saint Augustin ont faite de cet endroit de l'Evangile, c'est qu'on y voit combien l'esprit qui animoit les saints est différent de celui dont les personnes mondaines sont animées. Celles-ci n'ont que des idées toutes charnelles, et saisissent avec empressement tout ce qu'elles peuvent trouver dans les Ecritures qui paroît favorable au gout et aux maximes du monde pour s'en autoriser; et les Saints au contraire se servent, pour s'élever jusqu'à [-183-] Dieu et aux choses spirituelles, de ce qui paroît dans certains endroits des Ecritures donner des idées charnelles! Jugeons par-là de l'esprit qui nous anime. Et comme selon le grand principe de saint Augustin (L. III. De la Doctrine Chrétienne, numero 15.) "l'Écriture ne commande que la charité et ne défend que la cupidité," comprenons que nous n'entendons et ne lisons l'Ecriture avec fruit, qu'autant que cette lecture sert à enflammer en nous la charité, et y affoiblir la cupidité. Est-ce-là le fruit que retirent de la lecture des saintes Ecritures ceux et celles qui voudroient y trouver quelque chose qui autorise les danses, lesquelles ne peuvent qu'enflammer la cupidité, et par conséquent éteindre ou du moins affoiblir la charité?

Les Ministres Protestans que nous avons déjà cités plusieurs fois, ont répondu avant nous aux exemples qu'on voudroit tirer des livres Saints en faveur de la danse; ce qu'ils ont dit à ce sujet nous a paru assez lumineux et assez solide pour mériter de trouver encore ici sa place.

La premier réponse qu'il font, est que si les danses dont parle l'Ecriture étoient telles que celles d'aujourd'hui, elles ne pourroient servir à les justifier; mais à cette réponse ils y en ajoûtent une seconde, en faisant voir les différences entre les danses qu'ils combattent, et celles des femmes Israélites et de [-184-] David. La fin de ces danses dont parle l'Ecriture étoit "de se réjouir en Dieu en lui rendant graces, ce qui ne pouvoit être dans des personnes ainsi saintes, jouissant si saintement en la présence de Dieu, qu'avec une sainte modestie et gravité convenable. Ainsi s'en allerent les femmes d'Israel après Marie avec des tambours et autres instrumens, mais en donnmant gloire à Dieu de la délivrance: car cela est exprimé. Quant aux sauts de David devant l'Arche, ils ne pouvoient être autres qu'accompagnés de Pseaumes et de cantiques: car il est dit que c'étoit devant le Seigneur qu'ils jouoient des instrumens, et que David sautoit de toute sa force. Cependant ces choses se faisoient, les hommes n'étant point avec les femmes...... Or maintenant faisons comparaison de ces danses-là à celles d'aujourd'hui, pour voir si elles se rapportent. Celles-là donc avoient pour toute fin une affection véhémente de donner louange à Dieu avec tout témoignage de joie sainte, et celles-ci ne tendent ailleurs qu'à prendre et donner du plaisir. C'étoit là des mouvemens de personnes touchées et émues d'une douce joissance des bienfaits de Dieu; et ce sont ici des danses après des banquets de personnes pleines de vin et de viande, ou de coeurs vains et folâtres. Là, les sons étoient sujets [-185-] sacrés, cantiques et actions de graces, pour conduire les pas à ce qu'il n'y eût rien de profane: ici, les chansons les plus folles et les plus indécentes sont les mieux reçues. Là, les hommes n'étoient point avec les femmes, il n'y avoit point d'embrassemens, de baisers, d'entretiens: ici, tous sont pêle-mêle ensemble avec toute privauté, licence et abandon. Voilà la différence comme du jour à la nuit."

Cette différence étant si sensible, falloit-il beaucoup de pénétration pour l'appercevoir; et si l'on ne s'aveugloit pas volontairement, ne l'auroit-on pas tout d'un coup apperçue? Mais au moins, puisque par les réflections qui viennent d'être faites, le jour de la vérité luit d'une maniere si frappante, qu'on cesse d'y fermer les yeux, et que désormais on raisonne et qu'on agisse toujours en enfans de lumiere.

Mais, dit-on, en accordant qu'il n'y a rien dans les saintes Ecritures qui autorise absolument les danses, ne peut-on pas raisonnablement demander à ceux qui défendent avec tant de sévérité de chercher ce diverssement, pourquoi, si elles sont si dangereuses, Jesus-Christ et les Apôtres n'ont rien dit positivement d'un si grand péril et d'un si grand mal? Je réponds avec Monsieur Bossuet (dans ses Réfléxions sur la comédie, tome VII. de la collection de ses ouvrages, [-186-] page 630 à la fin, et 631.) "Que ceux qui voudroient tirer avantage de ce silence, n'auroient qu'à autoriser les gladiateurs, et toutes les horreurs des anciens spectacles, dont l'Ecriture ne parle pas. Les saints Peres qui ont essuyé de pareilles difficultés, nous ont ouvert le chemin pour y répondre; qu'en général tout ce qui intéresse les hommes dans des inclinations vicieuses, est proscrit avec elles dans l'Ecriture. Les immodesties des tableaux, dont l'Ecriture ne dit rien expressément, sont condamnées par tous les passages où sont rejettées en général les choses déshonnêtes." Il en est de même des danses. Saint Jean n'a rien oublié lorsqu'il a dit: (I. Ep. c. 2, v. 15 et 16.) N'aimez point le monde ni ce qui est dans le monde. Si quelqu'un aime le monde, l'amour du pere n'est point en lui; car tout ce qui est dans le monde est ou concupiscence de la chair, ou concupiscence des yeux, ou orgueil de la vie; ce qui ne vient point du pere, mais du monde. Si la concupiscence n'est pas de Dieu, tout ce qui la favorise, et plus encore tout ce qui l'excite, n'est point de lui, mais du monde; et les Chrétiens n'y doivent prendre aucune part, puisque Jesus-Christ dit d'eux: (Joan. c. 17, v. 14.) Mes disciples ne sont pas du monde, comme je ne suis pas moi-même du monde. Saint Paul a aussi tout compris [-187-] dans ces paroles de son Epître aux Philippiens. (c. 4, v. 8.) Tout ce qui est vrai, tout ce qui est honnête, tout ce qui est juste, tout ce qui est saint, tout ce qui est aimable, tout ce qui est d'édification et de bonne odeur, tout ce qui est vertueux, ce qui est louable dans les moeurs; que ce soit là qui occupe vos pensées. Tout ce qui empêche donc d'avoir ces saintes pensées, et qui en inspire de contraires, ne doit point plaire à des Chrétiens, et doit au contraire leur être suspect.

CHAPITRE III.

Après avoir pris dans les saintes Ecritures des autorités pour la condamnation des danses, j'en ai pris ensuite dans les ouvrages et les sermons des saints Docteurs de l'Eglise. Mais que ne font pas encore les personnes qui, remplies de l'esprit du monde, prennent la défense des dances, pour affoiblir l'impression de ce qu'ont dit contre elles ces saints docteurs? Ce qui a, disent-ils, animé leur zèle à ce sujet, c'est que de leur temps les danses étoient jointes à l'idolâtrie, et qu'elles se faisoient en l'honneur des fausses divinités; au lieu que les dances qui se font parmi nous, sont de simples divertissemens où il n'y entre rien, comme autrefois, d'un culte faux et superstitieux.

[-188-] Je conviens que l'idolâtrie n'ayant plus lieu parmi nous, les danses d'aujourd'hui n'en sont pas une suite; mais outre que l'origine qu'on convient qu'elles ont eu, en reconnaissant qu'elles ont été établies d'abord pour honorer les fausses divinités, devoit seule suffire pour en inspirer de l'éloignement à des Chretiens, c'est que ces danses n'étoient infectées d'idolâtrie, que parce qu'elles venoient après les sacrifices offerts aux idoles, et non pas qu'elles fussent elles-mêmes mêlées à un culte idolâtre: aussi cette raison n'entroit pour rien dans les motifs par lesquels les Peres attaquoient la danse. Quoiqu'il n'y eût point d'idolâtrie extérieure et sensible, comme dans celle que saint Augustin condamnoit de son temps, il ne laissoit pas de les appeller les jeux du démon, (Jer. 311, Numero 6.) Ludos demoniorum; parce que, soit parmi les Payens, soit parmi les Chrétiens, elles font plaisir aux démons, qui mettent leur joie dans la perte des ames, dont les danses sont une occasion très-ordinaire. Qu'on fasse attention aux raisons pour lesquelles les saints Peres les ont si fortement condamnées, on verra que la principale qu'ils ont alléguée est, qu'elles sont une école d'impureté, à cause du mêlange de jeunes personnes de différent sexe, et à cause de tout ce qui s'y dit, qui s'y fait, et qui s'y voit d'immodeste. Or [-189-] cette raison ne regarde-t-elle pas les danses qui se font maintenant, comme celles qui se faisoient autrefois et du temps des saints Docteurs? Les Chrétiens d'aujourd'hui ont-ils plus d'éloignement du vice, et sont-ils plus affermis dans la vertu, que ne l'étoient ceux à qui les anciens Peres parloient? Au contraire, nos moeurs ne sont-elles pas plus corrompues, et ne se corrompent-elles pas chaque jour de plus en plus? Que reste-t-il parmi nous de l'ancien esprit de piété? La plupart des Chrétiens ne sçavent ce que c'est que la vigilance chrétienne, et l'esprit de priere et de mortification nécessaires pour se garantir de la corruption qui se répand comme un torrent, et gagne comme une gangrene: à peine avons-nous conservé quelque extérieur de Religion. Après que l'esprit intérieur nous a presque entièrement abandonnés dans un siecle marqué à tant de traits qui le déshonorent, et qui nous rapprochent si fort du Paganisme, les danses seroientelles moins dangereures qu'elles ne l'étoient du tems des saints Peres, où un grand nombre de Chrétiens vivoient encore dans la ferveur du Christianisme; au lieu qu'il n'y en a presque plus aujourd'hui qui en connoissent et en sentent la sainteté et les devoirs? Ce que les saints Peres de l'Eglise ont dit autrefois contre les danses, a donc encore plus de force par rapport à nous, que par [-190-] rapport aux fidèles de leur tems; par conséquent les danses doivent être plus sévérerement défendues aujourd'hui qu'autrefois. L'Auteur que Monsieur Bossuet réfute dans ses Réflexions sur la Comédie, n'avoit pas eu honte, quoique Prêtre et Religieux, d'écrire en faveur des spectacles; et pour éluder l'autorité des anciens Docteurs, il prétendoit pareillement que les Saints Peres ne blâmoient dans les spectacles de leurs tems, que l'idolâtrie et les scandaleuses et manifestes impudicités. Voici la réponse du sçavant et illustre Evêque de Meaux, qui vient merveilleusement à mon sujet: (Collection des Ouvrages de Monsieur Bossuet, Tome VII. pages 623 et 624.) "C'est lire trop négligemment les Ouvrages des saints Peres, que d'assurer, comme fait l'Auteur, qu'ils ne blâment dans les spectacles de leur temps, que l'idolâtrie et les scandaleuses et manifestes impudicités. C'est être trop sourd à la vérité, de ne pas sentir que leur raison porte plus loin. Ils blâment dans les jeux et les théâtres, l'inutilité, la prodigieuse dissipation, le trouble, la commotion de l'esprit peu convenable aux Chrétiens, dont le coeur est le sanctuaire de la paix. Ils y blâment les passions excitées, la vanité, la parure, les grands ornemens qu'ils mettent au rang des pompes que nous avons abjurées par le Baptême; [-191-] le desir de voir et d'être vu; la malheureuse rencontre des yeux, qui se cherchent les uns les autres; la trop grande occupation à des choses vaines; les éclats de rire qui font oublier la présence de Dieu, et le compte qu'il faut rendre de ses moindres actions et de ses moindres paroles; et enfin tout le sérieux de la vie Chrétienne. Dites que les Peres ne blâment pas toutes ces choses et tous ces amas de périls que les théâtres réunissent: dites qu'ils n'y blâment pas les choses honnêtes qui enveloppent le mal, et lui servent d'introducteur..... Parmi ces commotions dont je parle, qui peut élever son coeur à Dieu? Qui ose lui dire qu'il est-là pour-l'amour de lui et pour lui plaire? Qui ne craint pas dans ces folles joies d'étouffer en soi l'esprit de priere, et d'interrompre cet exercice, qui selon la parole de Jesus-Christ, (Luc. 18, 1,) doit être perpétuel dans un Chrétien, du moins en desir et dans la préparation du coeur? On trouvera dans les Peres toutes ces raisons et beaucoup d'autres. Que si on veut pénétrer les principes de leur morale, quelle sévere condamnation n'y trouvera-t-on pas de l'esprit qui mene aux spectacles, où, pour ne pas reconnoître tous les autres maux qui les accompagnent, l'on ne cherche qu'à s'étourdir soi-même, pour calmer la persécution [-192-] de cet inexorable ennui qui fait le fond de la vie humaine, depuis que l'homme a perdu le goût de Dieu!

"Quelle que soit la sévérité qu'on verra dans les saints Docteurs, dit encore (Ibid. page 745.) ce grand Evêque; elle sera toujours au-dessous de celle de Jesus-Christ, qui soumet à un jugement si rigoureux, non pas les paroles mauvaises, mais les paroles inutiles, lorsqu'il dit: (Marc. c. 12, v. 36.) Je vous declare qu'au jour du jugement les hommes rendront compte de toutes les paroles inutiles qu'ils auront dites."

J'ai démontré que les dangers et les maux que Monsieur Bossuet fait remarquer ici dans les spectacles, se trouvent également dans les danses. Sa réponse frappe donc autant contre les danses que contre les spectacles; et elle trouve par conséquent très-bien sa place dans ce petit Traité.

Envain s'efforceroit-on de mettre ici les Saints en contradiction avec les Saints, en opposant à ce qu'ont dit contre elles les saints Peres, ce qu'on lit dans l'Introduction à la vie dévote de saint François de Sales: (C. 23 et 24.) "Que les danses et les bals sont des choses indifférentes de leur nature; et qu'ainsi on peut y aller pourvu que ce soit rarement, avec beaucoup de circonspecton, et par une sorte de nécessité." [-193-] Je sçais le respect qui est dû à saint François de Sales à cause de son éminente sainteté, et du don qu'il avoit particulièrement reçu pour attirer les ames à Dieu. Mais je sçais qu'il peut arriver qu'un homme très-saint ait quelques sentimens, et donne des décisions qui ne sont pas toujours assez conformes à la vérité à laquelle seule l'hommage de notre soumission est dû: Dieu le permet ainsi, afin qu'on comprenne qu'un homme, si saint et si éclairé qu'il soit, n'est pas lui-même la lumière d'un autre homme; qu'il n'a de son fond que les ténèbres, et qu'il ne peut rien dire ni écrire de vrai, de bon et d'édifiant, qu'autant qu'il le reçoit de Dieu qui est seul la lumière des esprits, et à qui il faut sans cesse avoir recours pour éviter toute erreur, connoître toutes les vérités dont la connoissance nous est nécessaire. Notre connoissance et nos sentimens ne doivent pas être formés sur la maniere de penser d'un seul homme, quelque grandes que soient d'ailleurs ses lumières et sa sainteté, mais sur le consentement unanime des Docteurs de l'Eglise. Or nous avons vu que les plus anciens Peres et ceux qui ont dans l'Eglise une plus grande autorité, se sont accordés à interdire les danses; c'est donc à leur sentiment que nous devons nous en tenir, plutôt qu'à l'opinion d'un Auteur particulier quel qu'il soit, qui [-194-] tendroit à faire croire permis un divertissement qu'ils ont tous jugé être si dangereux et la source de tant de maux.

Au reste, dans le lieu même où saint François de Sales dit des danses, des bals, que ce sont des choses indifférentes de leur nature, il paroît qu'il envisageoit la danse comme simple mouvement du corps, abstraction faite de toutes les circonstances qui les accompagnent, comme la réunion des deux sexes. Car aussi-tôt, considérant les danses de la maniere dont elles se font aujourd'hui, il ajoute: "Que ces divertissemens penchent fort du côté du mal, et sont très-dangereux." (Ce sont ses termes.) Et un des grands dangers qu'il y trouve; c'est que l'amour profane et impur s'y engendre fort aisément:" c'est pourquoi il croit pouvoir dire des danses ce que tous les Médecins disent des champignons. "Ils assurent, dit-il, que les meilleurs ne valent rien. Je vous en dis autant des bals et des danses. Ces sortes de divertissemens ridicules sont ordinairement dangereux, ils dissipent l'esprit de dévotion, diminuent les forces de l'ame, refroidissent la charité, réveillent dans l'ame mille sortes d'affections." N'est-ce pas là en dire assez pour en éloigner? Si après cela saint François de Sales donne les danses comme une chose indifférente de leur nature, [-195-] ce ne peut être qu'en les considerant en général comme un simple exercice corporel, et séparément de tout ce qui les rend si dangereuses, eu égard à la maniere dont elles se sont.

Aussi ce Saint a-t-il cru devoir prescrire différentes considérations bonnes et fort saintes, auxquelles il dit "qu'il faut avoir recours après les danses, pour empêcher les impressions dangereuses que le vain plaisir qu'on a reçu seroit capable de faire." Et quelles sont ces considérations? "C'est, par exemple, dit-il, de penser lorsqu'on étoit à prendre ce plaisir de la danse, que plusieurs réprouvés brûloient dans l'enfer pour les péchés commis à la danse, et à cause des danses; que plusieurs Religieux et personnes de piété étoient à la même heure devant Dieu, chantant ses louanges, et comptant ses divines perfections; et que leur temps a été par-là bien mieux employé que celui qu'on a mis à danser; qu'on a fait pitié à la sainte Vierge, aux Anges et aux Saints, lorsqu'ils ont vu que le coeur s'arrêtoit à ce plaisir si ridicule; qu'enfin à mesure qu'on y a donné plus de temps, on s'est aussi plus approché de la mort qui mettra fin à tous ces plaisirs."

Je demande maintenant s'il est bien facile et bien ordinaire de s'appliquer au retour de [-196-] la danse, à toutes ces considérations, que saint François de Sales croit néanmoins nécessaires pour empêcher les funestes impressions du plaisir qu'on y a cherché et goûté? Et si l'on convient que le conseil de ce Saint n'est ni pratiqué, ni même praticable, ce qu'il paroît dire de favorable aux danses ne tombe-t-il pas de lui-même? et n'est-il pas évident que c'est bien réellement défendre les danses, que de ne les permettre qu'à des conditions qu'on sent bien ne pouvoir gueres être remplies? Voilà pourtant tout ce qu'on peut alléguer d'un Saint en faveur de la danse; n'en doit-on pas conclure qu'il faut que ce divertissement soit bien dangereux, pour qu'en semblant le permettre, on se croie obligé de prendre tant de précautions pour empêcher les suites funestes qui en peuvent naître?

Vossius, Théologien Protestant, que j'ai déjà cité, établit à ce sujet un principe fondé sur le bon sens, comme sur la bonne morale. (Voss. supra, page 338.) Il dit: "Qu'il faut juger des choses moins parce qu'elles sont selon quelques idées spéculatives, que par ce qu'elles sont dans l'usage ordinaire. "Quand donc en considérant les danses speculativement, et dans une généralité métaphysique, on trouveroit par le raisonnement, qu'il peut y avoir quelques danses innocentes, il n'en est pas moins vrai [-197-] que, par une suite de la corruption naturelle à tous les hommes, elles sont presque toujours une occasion de tentation et de chûte pour plusieurs, et sur-tout pour les jeunes personnes de l'un et de l'autre sexe qui s'y trouvent. Cette raison n'est-elle pas suffisante pour engager à retrancher absolument une source si abondante de péchés? Qu'importe qu'on puisse absolument danser sans péché, si presque toujours on y péche soit pendant la danse ou après; ou si n'y péchant pas, on s'expose visiblement au danger de pécher? Le péché est un si grand mal, qu'on ne sçauroit mettre entre soi et le danger de le commettre une trop grande distance. Vouloir aller précisément jusqu'à la derniere ligne, pour ainsi dire, et jusqu'au dernier point qui sépare le bien du mal, c'est risquer trop visiblement de tomber dans le mal qu'on semble vouloir éviter. Aussi saint Paul écrit-il aux Thessaloniciens: (I. c. 5, v. 22.) Abstenez-vous de tout ce qui a l'apparence du mal. Et Tertullien nous avertit: "Qu'on ne sçauroit trop prendre de sûretés, lorsqu'il s'agit de l'éternité. "Nulla satis magna securitas, ubi periclitatur aeternitas.

[-198-] CHAPITRE IV.

On objecte en troisieme lieu contre ce qui a été dit pour condamner les danses, que se faisant en public, il ne peut s'y rien passer de bien criminel; la cupidité, si elle s'éleve, étant retenue par la présence des assistans devant qui on craindroit de faire quelque chose d'immodeste qui les choqueroit.

Je réponds à cette objection: premier. que le monde est aujourd'hui si corrompu, que souvent on ne rougit pas de prendre ou de souffir en public des libertés très-criminelles, dont plusieurs de ceux qui en sont témoins ne font que rire et plaisanter, au lieu qu'ils devroient en témoigner leur indignation et les condamner hautement. Je réponds en second lieu: que si la présence des hommes peut arrêter les actions extérieures dont on sent qu'ils seroient choqués, elle ne peut certainement arrêter les mauvaises pensées, les mauvais desirs, et le consentement intérieur qu'on leur donne; parce qu'on sçait que les hommes ne voient pas ce qui se passe au-dedans. Et de quoi peut servir d'être pur aux yeux des hommes, si on ne l'est pas aux yeux de Dieu qui sonde les reins et les coeurs, (Ps. 7, v. 10,) et devant qui l'on n'est rien réellement que [-199-] ce qu'on est par le coeur? Je réponds en troisieme lieu, qu'on ne sera pas toujours en présence des hommes: et n'est-il pas à craindre que les passions ayant été excitées par la danse, ne portent, après qu'on en sera sorti, à faire dans le sccret des actions propres à les satisfaire? Et combien tout Chrétien doit-il être touché de cette parole de JesusChrist: (Matth. 10, v. 26.) Il n'y a rien de caché qui ne doive être découvert, ni rien de secret qui ne doive être connu! C'est ce qui arrivera au jour du jugement.

CHAPITRE V.

On a, dit-on, assisté à des danses, sans avoir été attaqué des tentations auxquelles on dit qu'elles exposent, et sans rien éprouver des mauvais effets qu'on leur attribue. Mais je demande: veille-t-on assez sur son coeur pour s'appercevoir de tout le mal qui s'y passe? Craint-on assez le péché pour être alarmé des funestes impressions que fait sur l'ame ce qui y porte? Que de fautes, surtout intérieures, bien des gens commettent sans presque y penser en les commettant, ou après les avoir commises!

Cependant je suppose pour un moment, ce que j'ai bien de la peine à croire, que jamais on n'a souffert aucun préjudice ni aucun dommage spirituel de la fréquentation [-200-] des danses. Dans cette supposition, je réponds avec saint Jean-Chrysostôme: (Hom. 37, in Matth. tome 7, page 424.) N'est-ce pas certainement un grand dommage et un grand préjudice pour votre ame et pour votre salut, d'employer si mal un temps dont tous les momens doivent vous être infiniment précieux, et d'être aux autres un sujet de scandale? Car quand vous sortiriez de ces divertissemens sans qu'ils aient produit en vous aucun mauvais effet, pouvez-vous n'être pas coupable en inspirant aux autres, par votre exemple, une plus grande ardeur pour ces plaisirs si dangereux? Par-là tous les désordres qui en naissent, à l'égard de tant de personnes, si vous voulez, plus foibles que vous, retombent sur votre tête: car comme il n'y auroit personne qui s'empressât de préparer les lieux et les assemblées destinés à ces divertissemens si personne n'y étoit présent, il s'ensuit qu'il est certain qu'il suffit d'en être spectateur et d'y prendre part, pour être condamné au feu de l'enfer aussi-bien que ceux pour qui ils aurout été une occasion de péché. Quand donc vous pourriez prendre part à ces divertissemens sans que votre chasteté en souffrît, ce que je ne crois pas possible, vous ne laisseriez pas d'être séverement puni pour avoir [-201-] contribué par votre mauvais exemple à la perte des autres. Certainement quelque chaste que vous puissiez être, vous le seriez encore davantage en fuyant ces plaisirs si dangereux. Ne contestons donc pas inutilement, et n'imaginons pas de vaines excuses ni des défenses qui ne peuvent nous servir devant Dieu. Notre grande défense consiste à nous éloigner de cette fournaise de Babylone, et à fuir, comme le chaste Joseph, cette Egyptienne séductrice, quand pour nous sauver de ses piéges et de ses mains il faudroit abandonner tout et nos habits même. Par-là nous nous procurerons les vrais et solides plaisirs; par la paix de la conscience qui ne sera point troublée par des remords, nous menerons en ce monde une vie pure et chaste, et nous obtiendrons en l'autre la vie éternelle, par la grace et la bonté de Notre-Seigneur Jesus-Christ."

CHAPITRE VI.

Une cinquieme objection, c'est qu'on a quelquefois besoin de délassement après le travail, pour le reprendre ensuite avec une nouvelle ardeur, et en soutenir mieux les fatigues; et la danse est un délassement: si on l'interdit aux gens de travail, et particulièrement aux gens de campague les jours [-102 <recte 202>-]de Dimanches et de Fêtes, où, interrompant leurs travaux ordinaires, ils n'ont rien à faire; l'oisiveté dans laquelle ils seront, pourra les porter à quelque mal plus grand que celui de danser qu'on veut empêcher. Réponse: Je conviens qu'après le travail quelques délassemens sont nécessaires, surtout à la jeunesse; mais il faut bien distinguer les délassemems permis, et qui n'ont rien de dangereux pour la conscience, de ceux dont de pareils dangers ne peuvent gueres être séparés. Or par tout ce qui a été dit jusqu'à présent, n'avons-nous pas comme fait toucher au doigt les dangers auxquels la pureté est exposée dans les danses? Saint Paul écrivant aux Philippiens, (C. 4, v. 4,) leur dit: Réjouissezvous dans le Seigneur, c'est-à-dire, sans qu'il y ait rien dans votre maniere de vous réjouir qui puisse l'offenser. Et que demande Saint Paul pour qu'on se réjouisse ainsi dans le Seigneur? Suivons ce qu'il ajoute: (v.5,) que votre modestie soit connue de tout le monde. Et voit-on regner dans les danses cette modestie que demande le Saint Apôtre? Mais, dit-on, si on ne permet pas aux jeunes personnes de danser, elles pourront faire pire. Malheur à elles, si cela arrive! Un grand mal en excuse-t-il un moindre? On parle dans l'objection comme s'il y avoit à choisir entre deux maux, en laissant celui [-203-] qui est plus grand, pour se porter à celui qui l'est moins; mais n'est-ce pas un principe de conduite incontestable, qu'il faut éviter tout mal, et n'en approuver aucun quelque petit qu'il soit?

On nous demande à quoi, en interdisant les danses, nous voulons que les gens de travail, et sur-tout ceux de campagne, s'occupent les jours de Dimanches et de Fêtes? On nous dit que le mal de l'oisiveté est en ces jours-là plus à craindre pour eux que celui des danses. Je réponds encore une fois, qu'il ne s'agit pas de choisir entre un mal et un mal, c'est un principe dont il ne faut jamais se départir. J'ajoute que si l'oisiveté a ses dangers, les danses ont aussi les leurs: et l'affaire du salut est une affaire si importante, qu'il n'est pas permis de l'exposer volontairement à aucuns dangers, de quelque nature qu'ils soient.

Mais que feront donc ceux à qui, l'on interdira les Dimanches et Fêtes les danses aussi-bien que le travail? D'abord s'ils ont de la piété, (et tous en doivent avoir) ils seront ravis que l'interruption de leurs travaux ordinaires leur donne le loisir, nonseulement d'assister (non par routine, mais avec Religion et recueillement) à la sainte Messe et aux Offices publics, mais encore de faire en particulier des prieres et des lectures, par lesquelles ils se dédommagent [-204-] de celles qu'ils ne peuvent faire, comme ils le souhaiteroient, les jours de travail; et qui les rappellent de la dissipation où les affaires inévitables de leur état les ont jettés pendant la semaine, comme malgré eux. Après cela, s'il leur reste du tems, et qu'ils aient besoin de délassement, ne peuvent-ils pas s'en procurer de permis, soit par des promenades et des conversations où la gaieté soit jointe à la modestie, soit en petits jeux innocents?

Qu'on nous donne des chrétiens vraiment dignes de ce nom, et on verra qu'ils sauront bien trouver le moyen de passer les Dimanches et Fêtes sans s'ennuyer, et cependant sans rien faire ni se rien permettre qui offense Dieu. Monsieur Bossuet viendra encore ici à l'appui de cette réponse, par celle qu'il a faite au misérable Auteur apologiste des spectacles. (Tome 7, page 626.) "On dit qu'il faut bien trouver un relâchement à l'esprit humain. Saint-Chrysostôme répond que sans courir au théâtre, nous trouverons la nature, si riche en spectacles divertissans; et que d'ailleurs la Religion, et même notre domestique, sont capables de nous fournir tant d'occupations où l'esprit se peut relâcher, qu'il ne faut pas se tourmenter pour en chercher davantage: enfin que le Chrétien n'a pas tant besoin de plaisir qu'il lui en faille procurer de si fréquens [-205-] et avec un si grand appareil. Mais si notre goût corrompu ne peut s'accommoder des choses si simples, et qu'il faille réveiller les hommes gâtés par quelques objets d'un mouvement plus extraordinaire, en laissant à d'autres la discussion du particulier qui n'est point de ce sujet, je ne craindrai point de prononcer, qu'en tous cas il faudroit trouver des relâchemens plus modestes, et des divertissemens moins emportés."

Le Prélat rapporte à ce sujet l'exemple du Peuple Juif. (Supra, page 631.) "Les Juifs, dit-il n'avoient de spectacles pour se réjouir que leurs Fêtes, leurs Sacrifices, leurs Saintes Cérémonies. Gens simples et naturels par leur institution primitive, ils n'avoient jamais connu ces inventions de la Grèce...... Le peuple innocent et simple trouvoit un assez agréable divertissement dans sa famille, parmi ses enfans: c'est où il venoit se délasser, à l'exemple de ses Patriarches, après avoir cultivé ses terres ou ramené ses troupeaux, et après les autres soins domestiques qui ont succédé à ces travaux; et il n'avoit pas besoin de tant de dépenses, ni de si grands efforts pour se relâcher."

L'endroit de saint Chrysostôme que Monsieur Bossuet a eu en vue dans la réponse qu'on vient d'entendre, est de 'l'Homélie 37 sur saint Matthieu. Le saint Docteur y parle en [-206-] ces termes contre les spectacles. (Tom 7, page 424) "Si vous voulez donner à votre esprit quelque relâche, et vous procurer quelque délassement permis, allez vous promener dans quelque campagne et sur les bords d'une riviere et d'un étang; considérez avec attention et admiration la beauté des fleurs et des fruits qui sont dans les jardins; écoutez le chant et le ramage si varié des oiseaux; allez visiter les tombeaux des Martyrs, où non-seulement vous ne trouverez rien qui puisse vous nuire, mais où vous trouverez encore des avantages spirituels pour votre ame, et la santé de votre corps que les malades ont souvent recouvrée par la vertu des reliques des Martyrs, et par l'efficacité de leurs prieres. Après avoir cherché de pareils délassemens, vous n'aurez point sujet de vous repentir, comme quand vous allez chercher les divertissemens des spectacles. De plus, vous avez une femme et des enfans; si vous les aimez comme vous le devez, pourrez-vous trouver de plus grand plaisir que d'être avec eux? Vous avez une maison et des amis, n'y a-t-il pas du plaisir et même du profit à se trouver avec eux? Et lorque ce sont des amis sages et fidèles, que le commerce que l'on a avec de tels amis est accompagné de tempérance et de retenue, qu'y a-t-il de plus agréable [-207-] que des enfans pour un pere qui les aime? Et quoi de plus doux pour un mari qui veut mener une vie honnête et chaste, que la compagnie de sa femme? Quid enim, quaero, filiis jucundius? Quid uxore dulcius iis qui continere volunt? On rapporte, continue saint Chrysostôme, une parole des Barbares, qui est remplie de la plus grande sagesse. Voyant les Romains passionnés pour les spectacles, et entendant parler des plaisirs qu'ils y alloient chercher, les Barbares disoient: On croiroit que les Romains qui ont inventé ces plaisirs, n'ont ni femmes, ni ensans; faisant entendre par-là que pour quiconque veut vivre honnêtement, il n'y a rien de plus doux que la compagnie de sa femme et de ses enfans, et qu'elle peut tenir lieu de beaucoup d'autres divertissemens. Imitons du moins, dit toujours le même Pere, (un peu auparavant) les <>arbares chez qui il n'y a pas ces divertissemens si honteux du théâtre et des danses, dont nous imaginons pouvoir nous passer. Barbaros saltem imitamini, qui hujusmodi spectaculi turpitudine carent. Comment pouvons-nous être excusables, nous qui, comme chrétiens, sommes citoyens du ciel par notre vocation, qui sommes associés au choeur des Chérubins, et qui entrons en société avec les saints, d'être néanmoins pires en ce point que les [-208-] Barbares? Quae nobis igitur deinceps excusatio erit, cùm nos coelorum cives, Cherubinorum choro adscripti, Angelorum consortes, barbaris hâc in re pejores simus?"

A la fin de ses Réflexions sur la Comédie, Monsieur Bossuet propose un moyen qui seroit bien propre à dégoûter des dangereux ou criminels plaisirs de ce monde, quels qu'ils soient, des Chrétiens sur qui les grands objets de la Religion feroient les impressions qu'ils doivent y faire. Ce moyen, si on en faisoit usage, auroit la même vertu pour éloigner des danses, que pour éloigner des spectacles. C'est pourquoi je les propose d'après ce grand Evêque, et en employant ses propres paroles. (Tome VII. page 654, 655.) "Pour déraciner, dit ce grand homme, tout à-la-fois le goût de la comédie, il faudroit inspirer celui de l'Evangile et celui de la priere. Attachons-nous comme saint Paul, à considérer Jesus, l'auteur et le consommateur de notre foi; (Hebr. c. 12, v. 2,) ce Jesus qui ayant voulu prendre toutes nos foiblesses à cause de sa ressemblance, à la réserve du péché, a bien pris nos larmes, nos tristesses, nos douleurs, et jusqu'à nos frayeurs; mais il n'a pas pris nos joies, ni nos ris, et n'a pas voulu que ses lévres, où la grace étoit répandue, (Ps. 44, v. 3,) fussent [-209-] dilatées une seule fois par un mouvement qui lui paroissoit indigne d'un Dieu fait homme. Je ne m'en étonne pas: car nos douleurs et nos tristesses sont très-véritables, puisqu'elles sont de justes peines de notre péché. Mais nous n'avons point sur la terre, depuis le péché, de vrai sujet de nous réjouir. Ce qui fait dire au sage: (Eccl. c. 2, v. 2.) J'ai estimé les ris une erreur; et j'ai dit à la joie: Pourquoi me trompes-tu? (Ou comme porte l'original: J'ai dit aux ris: Tu es un fou, et à la joie: Pourquoi fais-tu ainsi?) Pourquoi me transportes-tu comme un insensé, et pourquoi me viens-tu persuader que j'ai sujet de me réjouir, quand je suis accablé de maux de tous côtés? Ainsi le Verbe fait chair, la vérité éternelle manifestée dans notre nature, en a pu prendre les peines qui sont réelles, mais n'en a point voulu prendre les ris et les joies qui ont trop d'affinité avec la déception et l'erreur."

Jesus-Christ n'est pas pour cela demeuré sans agrément: Tout le monde étoit en admiration des paroles de grace qui sortoient de sa bouche. (Joan. c. 6, v. 6.) "Et non-seulement ses Apôtres lui disoient: Maître, à qui irons-nous? Vous avez les paroles de la vie éternelle; mais encore ceux qui étoient venus pour se saisir de sa personne, répondoient aux Pharisiens, qui leur en [-210-] avoient donné l'ordre: Jamais homme n'a parlé comme cet homme. Il parle néanmoins avec une toute autre douceur, lorsqu'il se fait entendre dans le coeur, et qu'il y fait sentir ce feu céleste dont David étoit transporté en prononçant ces paroles: (Ps. 38, v. 4. (Le feu s'allumera dans ma méditation. C'est de-là que naît dans les ames pieuses, par la consolation du Saint-Esprit, l'effusion d'une joie divine, un plaisir sublime, que le monde ne peut entendre, par le mépris de celui qui flatte les sens, un inaltérable repos dans la joie de la conscience, et dans la douce espérance de posséder Dieu. Nul récit, nulle musique, nul chant, (j'ajoute nulle danse) ne tient devant ce plaisir. S'il faut pour nous émouvoir, des spectacles, du sang répandu, de l'amour; que peut-on voir de plus beau ni de plus touchant que la mort sanglante de Jesus-Christ et de ses Martyrs; que ses conquêtes par toute la terre, et le regne de la vérité dans les coeurs, que les fléches dont il les perce, et que les chastes soupirs de son Eglise, et des ames qu'il a gagnées et qui courent après ses parfums? Il ne faudroit donc que goûter ces douceurs célestes et cette manne cachée, pour fermer à jamais le théâtre, (et toute maison de danse), et faire dire à toute ame vraiment chrétienne: (Ps. 118, [-211-] v. 85.) Les pécheurs (ceux qui aiment le monde) me racontent des fables, des mensonges et des inventions de leur esprit; ou comme disent les Septante: ils me racontent, ils me proposent des plaisirs, mais il n'y a rien là qui ressemble à votre loi; elle seule remplit les coeurs d'une joie, qui fondée sur la vérité, dure toujours."

Je prie que l'on considere que ce n'est point ici une pure mysticité destituée de fondement, puisqu'elle est toute appuyée sur les saintes Ecritures.D'ailleurs le grand Bossuet avoit l'esprit trop élevé et trop solide pour se repaître de vaines idées, et en vouloir repaître les autres. Lui refuser cette louange, ce seroit se faire tort à soi-même, parce que ce seroit ne pas connoître ce qui fait les sublimes génies, les rares talens et la solide science.

CHAPITRE VII.

On objecte en sixieme lieu en faveur des danses, que dans tous les temps et dans tous les lieux, elles ont été en usage, surtout dans les occasions de réjouissances publiques. Est-il croyable, dit-on, que s'il y avoit tant de mal ou tant de danger, l'usage en fût si ancien et si répandu? Ne devroiton pas être arrêté par la considération de cette multitude innombrable de personnes [-212-] qui se permettent ce plaisir, ou qui l'approuvent dans les autres, et contre lesquelles il faut nécessairement prononcer un jugement de condamnation si l'on condamne les danses?

Réponse. Combien de péchés et même de désordres pourra-t-on excuser, si la coutume qui les rend très-ordinaires et très-communes, est une excuse légitime? "Comme les hommes, dit Saint Augustin, (Liv. III. de la Doctrine Chrétienne, C. 10, Numero 15,) sont portés à juger de la nature du péché par leurs usages et par leurs coutumes, plutôt que par la malice de la convoitise; il arrive souvent qu'on croit ne devoir blâmer que ce que les gens de son pays et de son temps ont coutume de condamner; et pareillement ne rien louer et approuver que ce qui est communément approuvé par ceux avec qui l'on est en commerce."

Mais est-ce là une régle bien sûre pour juger sainement des choses et pour se bien conduire? Et que deviendra en beaucoup d'occasions l'observation de la loi de Dieu, si la coutume (qui est très-souvent contraire) est une régle de conduite? Qu'est-ce qui fait la coutume? C'est la multitude qui se porte à des actions qui passent ainsi en coutume. Or Dieu disoit à son ancien peuple dans le Livre de l'Exode: (c. 23, v. 2.) Vous ne suivrez point la multitude pour faire [-213-] le mal. C'est la multitude qui marche par le chemin large et spacieux, dont Jesus-Christ dit, qu'il mene à la perdition, comme il dit au contraire du chemin qui mene à la vie, qu'il est étroit, et qu'il y en a peu qui le trouvent. (Matth. c. 7, vv. 13 et 14.) Laisser donc le chemin étroit pour marcher par la voie large en suivant les mauvaises coutumes, et par elles la multitude; c'est renoncer à la vie éternelle, et courir à l'enfer où la multitude se précipite sans cesse. Lorsque saint Paul écrit aux Romains, (C. 12, v. 2.) Ne vous conformez pas au siécle présent, n'est-ce pas comme s'il disoit: ne suivez pas les mauvaises coutumes du monde, non plus que ses mauvaises maximes et ses mauvais exemples?

Tertullien, exhortant ses Chrétiens à ne pas suivre les coutumes contraires à la loi de Die<u>, établit ce grand principe qu'il ne faudroit jamais perdre de vue: (Traité du voile des Vierges, C. 1.) "Que ni le temps, ni la dignité des personnes, ni les privileges des pays ne peuvent prescrire contre la loi de Dieu; car c'est quelqu'une de ces trois choses qui donne ordinairement lieu à la coutume, qui ne subsistant d'abord que par l'ignorance ou la simplicité des hommes, se fortifie ensuite par l'usage, et s'éleve contre la vérité. Mais notre Seigneur Jesus-Christ s'est appellé la [-214-] vérité et non par la coutume;" par conséquent en nous ordonnant de suivre la vérité, il nous défend de nous régler par la coutume.

Saint Cyprien dans sa Lettre à Pompée, Evêque de Sabra, (c'est la 74e de l'Edition d'Oxdord, page 317,) établit le même principe. "La mauvaise coutume, dit-il, ne doit point prévaloir sur la vérité: car une coutume qui n'a point la vérité pour fondement, est une vieille erreur. Laissons donc l'erreur, et suivons la vérité qui est toujours victorieuse. C'est ce que Jesus-Christ nous présente dans l'Evangile lorsqu'il dit: Je suis la vérité. (Joan. c. 14, v. 6.) C'est pourquoi si nous sommes en Jesus-Christ, et si nous avons en nous Jesus-Christ, si nous demeurons dans la vérité, et si la vérité demeure en nous, tenons-nous attachés à ce qui est vrai plutôt qu'à ce qui est selon la coutume".

Saint Jean Chrysostôme expliquant à son peuple l'endroit de la Genese, où il est parlé du mariage de Jacob avec Rachel, (C. 29,) en prend occasion de parler contre les danses et les autres désordres qui avoient lieu de son tems aux noces, et qui étoient autorisées par la coutume. (Hom. 56, sur la Génes. tome 4, page 139.) "Vous voyez, dit-il, dans le mariage dont vous venez de lire l'histoire, avec quelle modestie les [-215-] anciens Patriarches célébroient leurs noces. Y entendoit-on le son des flutes et des autres instrumens de musique? Y voyoit-on ces danses diaboliques qu'on voit parmi nous? Num tunc choreoe diabolicae?" Et comme on prétendoit justifier cet abus par la coutume, ce Saint Docteur Saint Jean Chrysostôme détruit ainsi cette vaine excuse: "Je sçais bien qu'il y en a plusieurs à qui la coutume sert de prétexte; mais nous sommes obligés de dire ce qui doit servir à leur salut, et ce qui peut les délivrer des supplices de l'autre vie. Où il s'agit de la perte des ames, comment osez-vous m'alléguer la coutume? J'en ai une bieu meilleure à vous opposer: c'est celle des anciens Patriarches, quoiqu'ils aient vécu dans un tems où la lumiere de notre Sainte Religion ne brilloit pas avec <>éclat où elle a paru depuis la prédication de l'Evangile..... Si ce que vous faites est honnête et utile, il faut toujours le faire; quand ce ne seroit pas la coutume: mais s'il est mauvais et pernicieux, il faut vous en abstenir, quand même la coutume en seroit établie. Si ce qui est passé en coutume est par-là légitime, les voleurs, les adulteres et toute autre espèce de méchans pourront, selon la coutume, être jugés innocens, puisque depuis longtems il y a dans le monde des adulteres [-216-] et des voleurs. Mais bien loin qu'en faisant mal on puisse tirer de la coutume aucun avantage, ni aucune excuse, on est au contraire d'autant plus condamnable, qu'on n'a pas eu la force de surmonter une mauvaise coutume. Ne violons donc pas les loix divines pour suivre les usages du monde, et ne préférons pas à ces loix saintes les pernicieuses coutumes qui sont les loix de celui qui trouve son plaisir dans notre perte, je veux dire du démon: Illius enim lex sunt haec qui gaudet de interitu nostro." Ce Saint ne pouvoit se lasser de faire éclater son zèle contre le mépris très-réel qu'on fait de Dieu, quoiqu'on ne se l'avoue pas à soi-même, en prétendant justifier par la coutume ce qui est mauvais à ses yeux. Parlant encore dans une de ses Homélies sur la premiere Epître aux Corinthiens, (Hom. 12, tome 10, page 104, et suiv.) contre ce qui dans les noces déshonoroit la sainteté du mariage, et en particulier contre la coutume des danses, il fait d'abord observer à ses auditeurs que le mariage étoit regardé comme une chose très-honorable, non-seulement chez les étrangers, c'est-à-dire, chez les Payens: "Cependant, ajoute-t-il, le mariage étant fait, il se passe aux noces les choses les plus ridicules et les plus indécentes, dont beaucoup n'apperçoivent pas le ridicule et [-217-] l'indécence, trompés qu'ils sont par la coutume, et n'ayant qu'elle dans l'esprit." Et quelles sont ces choses indécentes autorisées par la coutume, qui, selon saint Jean Chrysostôme, déshonorent le mariage? "Ce sont, ditil, les danses, les paroles et les chansons déshonnêtes, les excès de viande et de vin; en un mot, tout ce que le diable y introduit de mauvais. Je sçais qu'en reprenant ces désordres, je paroîtrai ridicule à plusieurs, et qu'on m'accusera de manquer d'esprit et de sens en voulant abolir ces anciennes loix: cependant je ne puis garder sur cela le silence. Peut-être que si tous ne reçoivent pas bien ce que je me crois obligé de dire contre ces abus, au moins quelquesuns, quoiqu'en petit nombre, en profiteront; et qu'ils aimeront mieux être raillés avec nous, que de se moquer et de rire de nous, mais d'un ris digne de larmes et des plus grands supplices.... Je souffrirai donc de devenir l'objet des railleries de plusieurs, pourvu que mon discours puisse porter quelque fruit: et en effet, ne me rendrois-je pas moi-même ridicule et répréhensible, si pendant que je vous exhorte à ne vous point mettre en peine de la gloire qui vient des hommes, j'étois moi-même attaqué de la maladie qui la fait rechercher, comme on [-218-] la recherche quand on craint leurs railleries et leurs mépris?"

J'ai cité plusieurs Lettres de saint Augustin à Alipe, où il lui raconte comment il étoit venu à bout de faire cesser parmi les Cathotiques d'Hypponne certains festins pleins d'exces et de désordres, qu'on avoit coutume de faire en Afrique dans les Eglises les jours des Fêtes des Saints, et particulièrement des Martyrs. Nous avons vu quelle vive impression le discours du saint Docteur à ce sujet fit sur ses Auditeurs. Cependant le lendemain on vint lui dire que quelques-uns de ceux même qui l'avoient écouté, murmuroient encore, et que la coutume avoit tant d'empire sur eux, qu'ils disoient entr'eux: pourquoi nous ôter présentement ce qu'on nous a souffert depuis si long-temps? Ceux qui nous ont laissé faire ce qu'on veut nous retrancher aujourd'hui, n'étoient-ils pas Chrétiens aussibien que ceux-ci? Que répondit Saint Augustin à cela? Il le marque à Alipe en ces termes: (Lett. 29, Numero 8.) "Je leur dis que la meilleure et la plus courte réponse que je pourrois faire à ceux qui parloient ainsi, étoit de leur dire: ôtons au moins présentement ce qu'il y a si long-temps qu'on auroit dû ôter."

Ce Saint repassant sous les yeux de Dieu ses égaremens passés, gémit en particulier [-219-] sur ceux dans lesquels les mauvaises coutumes l'avoient entraîné; et en déplorant son propre malheur, il déplore en même-temps celui de tant de mauvais Chrétiens qui croient pouvoir faire innocemment ce qui paroît autorisé par la coutume, et qui par là se perdent sans y penser. (Confess. l. 1, c. 13, Numero 25.) "Malheureux torrent de la coutume, s'écrie ce saint Pénitent dans ses Confessions, où sont ceux qui te résistent? Ne te verrons-nous jamais à sec? Et jusqu'à quand entraîneras-tu les malheureux enfans d'Adam dans cette mer si profonde et si orageuse, dont ceux même qui se tiennent au bois de la Croix du Sauveur ont tant de peine à se sauv<>r." Qu'est-ce que se tenir au bois de la Croix du Sauveur, pour n'être pas entraîné par le torrent de la coutume? C'est opposer les loix de l'Evangile et les exemples de Jesus-Christ, à toutes les mauvaises coutumes et à tous les mauvais exemples. Et n'est-ce pas évidemment pour nous faire sentir que c'est ce que doit faire tout Chrétien, que Tertullien a dit ce que j'ai rapporté, que Jesus Christ ne s'est pas appellé la coutume, mais la vérité?

On a vu plus haut le Canon 22 du troisieme Concile de Tolède, où les Pasteurs et les Magistrats sont exhortés à employer toute leur autorité pour abolir [-220-] la coutume, pleine d'irréligion qui s'étoit introduite parmi le peuple, de déshonorer par des danses, les Fêtes des Saints. Le Concile ne pensoit donc point que des abus et des désordres fussent plus tolérables pour être passés en coutume.

Le Pape Nicolas I, dans une de ses Lettres à l'Empereur Michel, parlant d'une coutume très-pernicieuse au Clergé et au peuple, qui s'étoit introduite, lui dit: "Qu'il veut d'autant plus s'appliquer à la déraciner de l'Eglise, qu'il a appris par les saints Canons qu'une mauvaise coutume ne doit pas être moins évitée qu'une pernicieuse corruption", (Labbe 8e. tome des Conciles, page 292.)

C'étoit une coutume presque universelle parmi les Israëlites des dix Tribus, d'aller adorer le Veau d'or que Jeroboam, Roi d'Israël, avoit fait faire. Mais l'Ecriture apporte que Tobie fuyoit seul l'exemple de tous les autres, et qu'il alloit à Jérusalem au Temple du Seigneur, où il adoroit le Seigneur son Dieu, en lui offrant fidèlement les prémices et les dixmes de tous ses biens. (Tobie C. 1, vv. 2 et suiv.) Cette coutume si contraire à la Loi de Dieu, ne faisoit donc aucune impression sur l'esprit et le coeur du jeune Tobie: pourquoi en feroit-elle sur nous? Ne devons-nous pas à Dieu la même fidelité que ce saint homme? [-221-] Et nous est-il plus permis qu'à lui de nous écarter de la vérité, en suivant les coutumes qu'elle condamne?

Dans l'objection à laquelle je réponds, on prétend que, dans les réjouissances publiques, le bal et les danses, qui y sont ordinaires, et qui font partie de ces réjouissances, sont permis. Mais nous avons entendu Saint Paul nous dire: Que c'est dans le Seigneur, c'est-à-dire, sans l'offenser, et en conservant toujours une exacte modestie, qu'il se faut réjouir. Cette maxime de Saint Paul ne doit-elle pas être suivie dans les réjouissances publiques comme dans les particulieres? Et n'avons-nous pas montré que, dans les danses, il ne peut y avoir de modestie, et qu'il s'y commet au contraire ordinairement beaucoup de péchés?

Après quelque grand événement favorable à un Etat et au Roi qui le gouverne, comme la naissance d'un Prince, une grande victoire remportée, la Religion porte à aller au Temple du Seigneur pour lui rendre des actions de graces publiques; mais lorsqu'aux cantiques d'actions de graces on fait succéder les bals, les danses et d'autres divertissemens profanes, ne peut-on pas alors demander avec Saint Paul: Quelle union il peut y avoir entre la justice et l'iniquité? Quel commerce entre la lumiere et les ténébres? Quel accord entre Jesus-Christ [-222-] et Belial? (II. Cor. c. 6, vv. 14, 15.)

Personne ne s'intéresse plus sincérement au bien des Rois et des Etats que les bons Chrétiens; ils se font un devoir de Religion de prier souvent pour la santé et la vie des Rois, pour la prospérité de leurs armes, pour éviter les fléaux dont l'Etat peut être menacé, pour faire cesser ceux dont il est affligé: par une suite nécessaire de ce sentiment, tout ce qui est favorable au Prince et à l'Etat fait le sujet de leur joie; mais alors leur joie et les témoignages publics qu'ils en donnent, prenant leur source dans la piété, sont dignes de la sainteté du Christianisme, parce qu'ils ne les font jamais sortir des bornes étroites de la tempérance, de la modestie et de toutes les autres vertus qui sont le vrai Chrétien.

C'est sous ce caractere que Tertullien représentoit antrefois les Chrétiens dans son Apologétique, ou Défense des premiers Chrétiens contre les calomnies des Payens. On accusoit les Chrétiens de ne pas célébrer, comme ils devoient, la naissance des Empereurs, ou les victoires qu'ils avoient remportées sur leurs ennemis. Cette injuste accusation étoit fondée sur ce qu'en ces fêtes publiques ils ne se livroient pas aux mêmes excès et aux mêmes désordres que les Payens. C'est un des points sur lesquels Tertullien [-223-] prend leur défense. (c. 75.) "Vous traitez, dit-il, les Chrétiens en ennemis publics, parce qu'ils ne rendent pas aux Empereurs des honneurs vains, faux et téméraires; et que professant la vraie Religion, ils célébrent la fête de leur naissance ou de leurs triomphes, plutôt par les mouvemens d'une conscience pure, que par les désordres d'une honteuse débauche. Ne peuton témoigner son affection pour l'Empereur, qu'en dressant des tables au milieu des rues, en mangeant dans les places, en changeant la ville en une grande taverne, en répandant sur le pavé tant de vin qu'il se change en boue, en courant par bandes dans les rues comme des insensés, en cherchant par-tout à satisfaire ses desirs impudiques? Ne peut-on donc prendre part à la joie publique qu'en se déshonorant publiquement? Et convientil de faire aux fêtes des Empereurs, des choses qu'on regarderoit comme indécentes les autres jours? Quoi! ceux qui vivent dans les régles d'une exacte discipline, afin que leurs prieres obtiennent le salut de l'Empereur, changerout de conduite pour honorer l'Empereur? et la licence et la corruption passeront pour piété? Ce qui sert à allumer la concupiscence, sera réputé un acte de Religion? Oh! que nous méritons bien d'être condamnés! [-224-] Pourquoi en effet par notre chasteté, notre sobrieté et la régularité de notre conduite, paroissons-nous vouloir abolir les fêtes et les réjouissances qui se font pour les Empereurs, en ne prenant point de part aux désordres qui s'y commettent?" Et pour montrer que les Empereurs n'avoient pas de sujets plus fidèles et plus remplis de respect et d'amour pour eux que les Chrétiens, Tertullien ajoute peu après: (c. 39.) "Nous prions pour les Empereurs, pour leurs Ministres, pour les Puissances, pour le bon état des affaires, et pour la tranquillité publique."

N'est-ce pas-là donner des preuves plus réelles de l'amour qu'on a pour le Prince et pour le bien de l'Etat, que de se livrer dans les réjouissances publiques à toutes sortes de folies et d'exces?

Salvien, Prêtre de Marseille, (L. 5, de Providentiâ), se plaignoit de ce que de son tems, après avoir reçu de Dieu quelque faveur publique, on alloit en signe de réjouissance et avec plus d'ardeur en foule aux spectacles qui étoient alors en usage. Appliquons aux danses ce que Salvien dit des spectacles usités de son tems: ses raisonnement, tous puisés dans le fond de la Religion, nous apprendront si l'occasion d'une réjouissance publique peut rendre les bals et les danses plus légitimes qu'en tout autre [-225-] tems. "Extravagance monstrueuse, s'écrie ce saint homme! Vouloir honorer Jesus-Christ pas des spectacles (ou par des danses) lorsque nous avons reçu de lui quelque bienfait, après une victoire, et lorsqu'il a donné un heureux succès à quelqu'une de nos entreprises! Par une telle conduite, faisons-nous autre chose qu'imiter la conduite d'un homme qui accableroit d'injures son bienfaiteur, qui l'outrageroit dans le tems même qu'il lui marqueroit plus d'amitié, et qui pendant qu'il l'embrasse, lui plongeroit le poignard dans le sein? Qui peut douter que celui-là ne se rende coupable d'un grand crime qui rend le mal pour le bien, pendant qu'il ne lui est pas permis de rendre le mal pour le mal?..... O extrême folie! Nous offrons à Jesus-Christ pour ses bienfaits, les impuretés du theatre, (ou des danses) et nous lui immolons pour victimes des divertissemens très-honteux! Et-ce là ce qu'il est venu nous apprendre quand il est né dans le monde, revêtu d'un chair comme la nôtre?.... Voilà sans doute une belle maniere de lui rendre tout ce qu'il a fait et souffert pour nous, qu'après avoir été rachetés par sa mort, nous lui offrions une vie si criminelle! Jesus-Christ, dit Saint Pierre, (Ep. 1, c. 2, v. 21,) a souffert pour nous, vous laissant un exemple, afin [-226-] que vous marchiez sur ses pas. Est-ce en allant aux spectacles (et aux dances) que nous suivons Jesus-Christ? Est-ce là l'exemple qu'il nous a donné, lui dont il étoit dit dans l'Evangile, qu'il a pleuré, mais dont on ne lit pas qu'il ait jamais ri? Quant à nous, nous ne nous contentons pas de rire et de nous réjouir, si nous ne le faisons follement et en nous abandonnant au péché, et si les impuretés et les crimes ne se trouvent mêlés dans nos ris. Quelle erreur et quelle folie est-ce là, qu'une joie toute simple ne nous paroisse pas en être une, et que nous ne croyons nous bien divertir, que quand le péché accompagne nos divertissemens! L'Apôtre Saint Pierre, (C. 1, v. 15,) nous exhorte à être saints dans toute la conduite de notre vie, comme celui qui nous a appellés est Saint. Qu'on voye donc la sainteté éclater en nous, non-seulement quand nous nous acquittons des devoirs de la Religion, et dans ce qui y a un rapport plus direct, mais dans nos actions même les plus communes; et par conséquent dans nos divertissemens et nos réjouissances."

CHAPITRE VIII.

Une Septieme objection qu'on fait pour soutenir les danses, c'est que si elles étoient [-227-] aussi dangereuses que nous le disons, il n'y auroit pas tant de Confesseurs qui permettent à leurs Pénitens et Pénitentes cette sorte de divertissement, ou qui ne s'y opposent que foiblement.

Réponse. Je demande si l'autorité de ces Confesseurs si indulgens, est préférable à celle des Docteurs dont j'ai rapporté les decisions contre les danses. Dira-t-on qu'ils ont plus de lumières et de piété, et qu'ils sont plus habiles dans l'art de conduire les ames, que ces anciens Peres? On ne donne à la conduite de ces Confesseurs si faciles et si complaisans au sujet des danses, la préférence sur la doctrine de ceux que l'Eglise révère comme ses docteurs, que parce que leur facilité est plus conforme aux desirs déréglés du coeur. Mais n'est-ce pas-là plutôt une raison de ne s'en pas rapporter à leur jugement, puisque tout ce qui s'écarte de la voie étroite, et tout ce qui appartient à la voie large, est réprouvé par Jesus-Christ?

On veut se prévaloir de la multitude des Confesseurs indulgens pour les danses; mais ne sommes-nous pas avertis par Jesus-Christ, de nous garder des faux Prophétes; (Matth. C. 7, v. 15,) et que, si un aveugle conduit un autre aveugle, ils tomberont tous deux dans la fosse. (Ibid. C. 15, v. 14.)

On lit au III. Livre des Rois, (C. 22.) [-228-] que pour un seul véritable Prophête, nommé Michée qui eut le courage de dire la vérité à Achab, il se trouva quatre cens faux Prophêtes qui ne chercherent qu'à le flatter, et qui en l'assurant qu'ils lui parloient de la part de Dieu, qui ne les avoit pas envoyés, l'engagerent dans une entreprise qui lui coûta la vie. Après un tel exemple, est-il permis de se rassurer sur la multitude des Confesseurs qui trompent les ames, ou par ignorance, ou par une lâche complaisance; pendant qu'un très-petit nombre, plus-occupé du soin de plaire à Dieu et de sauver ceux dont ils sont chargés, que de plaire aux hommes, enseignent, à l'exemple de leur divin Maître, la voie de Dieu dans la vérité, sans avoir égard à la condition des personnes. (Matth. C. 22, v. 16.) Dieu a permis par un très-juste jugement qu'Achab fût trompé par quatre cens faux Prophêtes, parce qu'il desiroit de l'être. En effet, quand le Roi Josaphat lui demanda s'il n'y avoit pas quelque Prophête du Seigneur par qui ils pussent consulter le Seigneur, Achab lui répondit qu'il y en avoit un par qui ils pouvoient consulter le Seigneur, mais qu'il haïssoit cet homme-là parce qu'il ne lui prophétisoit jamais rien de bon, et qu'il ne lui annonçoit que du mal (III. Reg. c. 22, v. 8.) N'étoit-ce pas faire entendre clairement qu'il ne consultoit pas dans une intention sincere de [-229-] connoître la volonté de Dieu et de la suivre, mais avec un secret desir qu'on lui dît ce qui lui plaisoit et ce qu'il vouloit? C'est pour le punir de cette mauvaise disposition que Dieu permit au démon d'être esprit menteur dans la bouche de ces quatre cens Prophêtes, pour qu'ils le trompassent en lui cachant la vérité qu'il craignoit de voir. N'est ce pas là encore aujourd'hui la disposition de beaucoup de mauvais Chrétiens qui aimant leurs vices et les erreurs qui les favorisent, sont secrêtement ennemis de la vérité, et ne peuvent souffrir ceux qui la leur représentent? S'ils paroissent consulter sur ce qui regarde leur conscience, c'est de mauvaise foi, comme les Juifs dont le Prophête Isaïe se plaint, en ces termes: (C. 30, vv. 9, 10 et 11.) Ce peuple est toujours rébelle: ce sont des enfans menteurs, des enfans qui ne veulent pas écouter la Loi de Dieu; qui disent aux voyans: ne voyez point, et à ceux qui ont des visions: n'ayez point de visions d'une justice si sévere. Dites-nous des choses qui nous agréent; n'ayez que des visons pleines de mensonge: éloignez-nous de la voie droite; détournez-nous du sentier étroit.

Avec une telle disposition par laquelle on ne consulte que pour trouver une réponse favorable à ses passions, ne mérite-t-on pas, comme Achab, d'être trompé par ceux que [-230-] l'on consulte? C'est ce que l'Apôtre saint Paul fait craindre aux Chrétiens, lorsqu'après avoir averti les Thessaloniciens, que l'Ante-christ doit venir avec toutes les illusions qui peuvent porter à l'iniquité, il en rend aussi-tôt cette raison: (II. Thess. c. 2, vv. 10 et 11.) Parce qu'ils n'ont pas reçu et aimé la vérité pour être sauvés, c'est pour cela que Dieu leur enverra un esprit d'erreur si efficace qu'ils croiront au mensonge; afin que tous ceux qui n'ont pas cru à la vérité, et qui ont consenti à l'iniquité, soient condamnés. En effet, la vérité éternelle qui doit un jour nous juger, pourra-t-elle ne pas condamner ceux qui s'en seront déclarés les ennemis; qui craignent de la connoître; qui aiment ceux qui, pour les flatter et leur plaire, la leur cachent; qui ont une opposition secrète, et quelquefois même marquée pour ceux qui leur présentent sans déguisement la vérité à la lumiere de laquelle ils doivent marcher? Ces gens, disent-ils, sont trop séveres; ils mettent le ciel à trop haut prix: ils sont plus capables de rebuter que d'attirer à Dieu. N'est-ce pas là un langage à peu-près semblable à celui d'Achab par rapport au Prophête Michée?

[-231-] CHAPITRE IX.

Si les confesseurs, dit-on, sont aussi fermes contre les danses, qu'on dit dans ce Traité qu'ils doivent l'être, et s'ils refusent l'absolution aux personnes qui ne veulent pas y renoncer, il arrivera que plusieurs de ces personnes abandonneront les Sacremens. N'est-ce pas là un inconvénient qui doit porter les Confesseurs à user de condescendance à l'égard de ceux et de celles qui sont tellement attachés à la danse?

Réponse. Il est évident que des Chrétiens qui sont tellement attachés aux danses, qu'ils aiment mieux renoncer aux Sacremens que de renoncer à un si dangereux divertissement, sont pour cela seul tout-à-fait indignes d'en approcher, et que s'ils en approchent dans cette disposition, ils ne peuvent s'en approcher que par routine, par bienséance, et à leur condamnation. Le mal de s'éloigner des Sacremens par une attache excessive à son plaisir, est très grand; mais celui de les profaner, n'est-il pas encore plus grand? Quiconque aime mieux se priver des Sacremens que de céder à ce qu'un Confesseur éclairé et exact lui prescrit, s'excommunie lui-même; et on peut justement lui appliquer cette parole du Prophête Osée: Votre perte, ô Israël, ne vient que de vous. (Osée. c. 13, v. 9.)

[-232-] Au reste le vrai moyen d'attirer les ames à Dieu n'est pas de violer les règles selon lesquelles les ames doivent être conduites, mais de les porter à les observer fidèlement; parce que c'est à cette observation que Dieu attache sa bénédiction sur le ministere. Et en effet, dans le petit nombre des conversions qui se font aujourd'hui, il est aisé de remarquer que pour l'ordinaire c'est par le ministere des Confesseurs les plus instruits des règles et les plus attentifs à les suivre, que Dieu les opere: ils ont à la vérité la douleur de se voir souvent abandonnés de ceux à qui la sainte sévérité de l'Evangile déplaît, et qui veulent être conduits par la voie large; mais quand à l'exactitude et à la fermeté, les Confesseurs joignent une grande charité et une grande douceur pour ceux qui leur résistent, et que leurs exhortations sont soutenues par des prieres fréquentes et ferventes, Dieu leur donne aussi de temps en temps la consolation de voir quelques-unes de ces personnes se repentir de leur résistance, céder enfin à la force de la vérité les remercier de ce qu'ils ne la leur ont pas cachée, et de ce qu'ils n'ont pas eu pour elles une indulgence qu'ils reconnoissent qui auroit été cruelle, parce qu'elle les auroit perdus.

[-233-] CHAPITRE X.

Neuvieme et derniere Objection.

On a beau écrire et parler fortement contre les danses, on ne viendra jamais à bout de les abolir: pourqnoi donc entreprendre de le faire?

Réponse. Où conduit un pareil raisonnement? Si on le suit, il ne faudra pas plus écrire ni parler contre les juremens, les ivrogneries, les impudicités, les injustices et les autres désordres, que contre les danses. Voit-on beaucoup de pécheurs convertis par les meilleurs sermons? En pourroit-on conclure qu'il est inutile de parler fortement contre les vices, et qu'il faudroit se contenter de faire des Catéchismes pour apprendre aux bonnes gens ce qu'ils doivent croire? Le fruit qui se peut tirer des meilleurs choses dépend de la grace de Dieu dont les jugemens sont impénétrables; et la dépendance où nous sommes de la grace pour faire le bien, doit-elle nous empêcher de prendre tous les moyens extérieurs qu'il est dans l'ordre de Dieu que l'on prenne pour le pratiquer ou pour le procurer? C'est ordinairement à l'usage de ces moyens qu'il attache sa grace, sans laquelle Jesus-Christ nous dit que nous ne pouvons rien. (Joan. c. 15, [-234-] v. 5.) C'est donc une conséquence très-fausse que de conclure qu'il est inutile décrire ou de parler contre les danses, parce que quelque chose qu'on dise ou qu'on écrive contre elles on ne les abolira certainement pas, et qu'on n'empêchera pas une infinité de personnes de s'y livrer comme elles ont fait jusqu'à présent. Mais si cette conséquence est fausse, dès-lors le raisonnement d'où on l'a tirée n'est-il pas évideminent faux? Raisonne-t-on si mal par rapport à la santé du corps, et aux remèdes qui peuvent la conservér, ou la rétablir lorsqu'elle a été altérée par la maladie? dit-on qu'il ne faut pas les employer, parce qu'ils n'operent pas toujours la guérison des malades pour qui on les emploie? On sçait qu'ils sont utiles à plusieurs, et c'en est assez pour en faire usage dans tous les cas où l'état des malades semble les exiger. En écrivant et en parlant contre les danses, on est bien éloigné de penser que toutes les personnes qui y sont attachées y renonceront; et qu'on réussira, comme on le souhaiteroit, à les abolir: on est au contraire persuadé que le nombre de ceux et de celles qui céderont à la force de la vérité, sera toujours infiniment plus petit que le nombre de ceux qui y résisteront. Mais on regarde comme un très-grand gain celui d'une seule ame rachetée par le sang de Jesus-Christ; et dût-on ne retirer [-235-] pour fruit de son travail que le gain de cette ame, on s'en croiroit bien récompensé.

Mais pourquoi vouloir mettre des bornes à la bonté et à la miséricorde de Dieu, et ne pas espérer que par le secours de sa grace la lumiere de la vérité pénétrera dans un plus grand nombre d'esprits et de coeurs? Nous avons entendu saint Jean-Chrysostôme déclarer, en déclamant contre les danses, que si plusieurs le trouvoient en cela ridicule, il espéroit que du moins son discours seroit utile à quelques-uns. C'est cette même espérance qui nous anime. D'ailleurs nous sçavons que Dieu nous demande notre travail, et non le fruit de ce travail dont nous ne sommes pas les maîtres. Ceux qui doivent parler sont coupables quand ils se taisent; mais ils ne le sont pas lorqu'ils parlent à des morts. Le Ministre chargé de planter et d'arroser ne sçait pas si son travail réussira, parce que c'est Dieu qui donne l'accroissement à ce qui est planté et arrosé: mais il n'est pas douteux que si le Ministre ne travaille pas, il ne pourra pas recueillir ce qu'il n'aura pas semé.

Aussi, quoique le peuple Juif résistât opiniâtrément à la voix des Prophêtes, Dieu ne laisse pas de dire à Isaïe: Criez sans cesse, faites retenir votre voix comme une trompette; annocez à mon peuple les crimes qu'il a faits, et à la maison de Jacob les péchés qu'elle a commis. (Is. c. 58, v. 1.)

[-236-] Saint Paul écrivant à l'Evêque Timothée son disciple, lui dit: Pressez les hommes à temps et à contre temps; reprenez, suppliez, menacez, sans vous lasser jamais de les tolérer et de les instruire. (Tim. II, c. 4, v. 2.)

Saint Grégoire le Grand montre par l'exemple de Jesus Christ, que ceux qui ont la charge d'instruire ne doivent pus se lasser de le faire, quoiqu'ils ne voyent pas de fruits de leurs instructions ou qu'ils en voyent peu. (Hom. 18, sur les Evang. numero 3.) "Quoiqu'on voit, dit-il, la perversité des méchans croître, non seulement il ne faut pas cesser de prêcher et d'instruire, mais il faut encore le faire avec plus d'ardeur et plus souvent. C'est ce dont le Seigneur nous avertit par son exemple, puisqu'après que les Juifs, résistant à sa parole, l'eurent appellé possédé du démon, il ne laissa pas de répandre avec plus de profusion les graces de ses instructions, en disant à ces Juifs qui venoient de l'outrager d'une maniere si indigne: En vérité, en vérité je vous le dis: si quelqu'un garde ma parole il ne mourra jamais. (Joan. c. 8, v. 51.)"

Quels motifs n'avons-nous pas de croire plutôt à la parole de Jesus-Christ qu'à celle du monde? Les maximes du monde sont des maximes meurtrieres, parce qu'elles donnent la mort aux ames qui ont le malheur de les suivre, et qui en les suivant perdent la vie de la grace, et se rendent dignes de la mort éternelle de l'enfer. Les maximes de Jesus-Christ [-237-] sont au contraire salutaires et vivifiantes,parce qu'en y conformant sa vie on vit de son esprit; et qu'on mérite par-là de vivre un ' jour éternellement avec lui dans sa gloire. Ce que le monde dit, tend à rendre ici-bas la vie plus agréable et plus commode; mais c'est pour la lui rendre éternellement malheureuse après la mort. Ce que dit Jesus-Christ, demande qu'on mene sur la terre une vie plus resserrée et plus gênante, mais c'est pour conduire à la jouissance des biens incompréhensibles et immuables qui sont réservés dans le ciel pour ceux qui aiment Dieu. Si nous sçavons nous aimer nous-mêmes, ne nous mettrons nous pas plutôt en peine de ce qui peut nous être utile pour la vie future qui ne doit jamais finir, que de ce qui peut nous faire plaisire en cette vie qui est si courte? N'est-ce pas être véritablement sage que de sçavoir nous priver de plaisirs qui pourroient nous exposer au danger de nous perdre pour l'éternité? Et n'est-ce pas au contraire une insigne folie que de sacrifier son salut éternel pour quelques satisfactions d'un moment? Ecoutons en tremblant, et méditons souvent cette parole de Job. (Job. c. 21, v. 11, 12, 13.) Leurs enfans sortent de leurs maisons comme des troupeaux de brebis : ils sautent et dansent en se jouant, ils battent le tambour et jouent de la harpe: ils se divertissent au son des instrumens de musique, ils passent jusqu'à la vieillesse leurs jours dans les plaisirs; en un moment [-238-] ils descendent dans l'enfer, (ou dans le tombeau.) Que deviennent à la mort les plaisirs dont on a joui pendant sa vie? Et si ces plaisirs ont engagé l'ame dans le péché, de quoi sont-ils suivis dans les enfers? Voyez ce qu'en dit le mauvais riche, qui étant sur la terre avoit été vêtu de pourpre et de lin, et avoit fait tous les jours bonne chere: (Luc. c. 16, v. 24.) Je souffre cruellement dans cette flamme. Et pourquoi y souffre-t-il ainsi? Abraham, dont il implore le secours dans ses tourmens pour qu'il lui procure quelque soulagement, le lui dit: (v. 25.) Mon fils, souvenez-vous que vous avez reçu vos biens pendant votre vie. C'est àdire, vous n'avez pensé qu'à y vivre à votre aise et dans les plaisirs. Vous deviez regarder les biens et les plaisirs de ce monde comme des biens étrangers pour vous, parce que vous deviez tendre à d'autres biens et à d'autres plaisirs. De ces biens et de ces plaisirs que vous deviez regarder comme n'étant pas vos biens, parce que vous n'étiez pas fait pour eux, vous en avez fait vos biens et vos satisfactions en y attachant votre coeur: vous n'avez donc rien à prétendre à des biens que vous avez méprises; et vous devez reconnoître que les tourmens que vous souffrez, sont la juste punition du mépris que vous avez fait des vrais biens que la foi devoit vous faire appercevoir, et que vous deviez seuls rechercher.

Ah! si nous avions assez de foi pour nous transporter en esprit dans l'autre vie, et y [-239-] voir les funestes suites des plaisirs défendus qu'on aura recherchés, et les heureuses suites des mortifications qu'on aura pratiquées et des maux qu'on aura soufferts patiemment pour l'amour de Dieu; faudroit-il faire tant d'efforts pour nous persuader de renoncer à des plaisirs qu'on ne peut gueres se procurer sans offenser Dieu, et en particulier à celui des danses; et ne nous rendrions-nous pas plus facilement à des vérités pour lesquelles le monde n'a tant d'opposition que parce qu'elles contredisent les désirs déréglés de la concupiscence?

CONCLUSION. Je crois avoir montré par des preuves convaincantes que les danses ne sont pas des divertissemens Chrétiens, et doivent par conséquent être évitées par toutes les personnes qui font une profession sincere du Christianisme. Je crois encore avoir fait aux objections par lesquelles on s'efforce d'affoiblir ces preuves, des réponses sans replique, du moins pour ceux qui ne proposent des difficultés que pour l'éclaircissement de la vérité, et non dans le dessein de lui résister opiniâtrément dans quelque jour qu'on la mette. Ne faut-il plus rien afin que les vérités connues dans ce petit écrit, soient favorablement reçues et suivies? Elles demeureront toujours stériles et le coeur y demeurera toujours fermé, si cette onction dont l'Apôtre saint Jean dit, (Epist. 1, v. 27.) Qu'elle enseigne toutes choses, [-240-] et qu'elle est la vérité, ne vient se joindre à l'instruction extérieure. Cette onction est celle du Saint-Esprit qui enseigne par la grace et par la charité qu'il répand dans le coeur d'une maniere qui n'est propre qu'à lui. Les hommes frappent l'oreille du corps, mais le Saint-Esprit ouvre celle du coeur, lui parle, et s'en fait obéir; parce qu'il fait aimer ce qu'il enseigne, et qu'il donne la force de le pratiquer. C'est donc cette onction sainte que toutes les personnes qui liront ce Traité doivent demander, et que je dois aussi prier Dieu de leur accorder afin qu'il leur profite.

Esprit de vérité, placez-vous dans nos coeurs pour nous instruire et nous toucher! Dissipez par votre divine lumiere les ténébres et les erreurs dans lesquelles les maximes, les exemples et les préjugés du monde ont pu nous retenir jusqu'à présent. En faisant luire à notre esprit la lumiere de la vérité, faites la aussi pénétrer dans nos coeurs, en sorte que nous ayons un éloignement fini et persévérant pour tout ce qui peut vous offenser et vous déplaire; et que tout ce qui est vrai, tout ce qui est honnête, tout ce qui est juste, tout ce qui est saint, tout ce qui est aimable, tout ce qui est d'édification et de bonne odeur, tout ce qui est vertueux, et tout ce qui est louable dans les moeurs, occupe désormais uniquement nos pensées, et éclate dans toutes nos oeuvres. (Philip. c. 4, v. 8.)

Fin de la seconde Partie.


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