TFM - TRAITÉS FRANÇAIS SUR LA MUSIQUE

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Fn and Ft: GOUBRI TEXT
Author: Goudar, Ange (Jean-Jacques Sonnette)
Title: Le Brigandage de la musique italienne
Source: Le Brigandage de la musique italienne (Paris, 1777; reprint ed. New York: AMS Press, 1978).
Graphics: GOUBRI 01GF

[-f.a1r-] LE BRIGANDAGE DE LA MUSIQUE ITALIENNE.

Magnum sine viribus ignis incassum furit. Virgilius Georgica III. 99. 100.

C'est un grand feu qui n'a point de force, et qui s'irrite en vain.

M. DCC. LXX VII.

[-i-] ÉPITRE AUX AMATEURS DE LA MUSIQUE ITALIENNE

Du parterre de l'opéra de Paris.

COURAGE, Messieurs, vous applaudissez à merveille. Il est impossible d'exprimer votre goût pour les ariettes d'un ton plus sonore. Quand vous assisteriez en personnes aux fêtes [-ij-] des Bacchanales, vous ne feriez pas plus de bacchanal que vous en faites dans le parterre du théatre de l'opéra. Vous prononcez le mot de bravo comme si vous étiez des Italiens, et lorsque vous aurez appris par coeur son superlatif bravissimo, vous pourrez passer pour des romains. Cependant comme vous n'êtes pas tout-à-fait instruits des hurlemens et des criailleries des théatres de Milan, de Venise, de Gènes, de Bergame, de Padoue, et cetera je vais vous en instruire, afin que vous vous mettiez à l'unisson avec ces spectacles bruyans. Par exemple, lorsqu'une ariette vous plaira, vous attendrez que l'acteur se retire de la scène, et au moment qu'il sera prêt d'entrer [-iij-] dans la coulisse, vous crierez de toute votre force volta. Cela veut dire qu'il doit faire demi-tour à droite, présenter le derriere au fond du théatre, et son visage au parterre, et dans cette attitude il recommencera l'ariette: si elle vous plaît encore, vous crierez de nouveau, una altra volta: et vous irez ainsi de volta en volta jusqu'à ce que l'acteur soit entiérement essoufflé et qu'il n'en puisse plus. Chaque volta doit être accompagnée d'un battement de mains universel; et afin qu'il soit bruyant, voici comment vous devez vous y prendre. Il faut former un creux dans la paume de la main gauche, et serrer bien les doigts de la droite; alors vous frapperez avec force sur [-iv-] cette concavité, de maniere que l'air pressé et comprimé en s'échappant forme un bruit semblable à celui d'un petard. Tous ces petards doivent partir à la fois du parterre et ne former qu'un coup, ainsi que l'exercice à feu du roi de Prusse. Or imaginez-vous comme Monsieur le baron Allemand (*) sera petardé, le bruit en sera si grand qu'il descendra jusqu'aux enfers, ce qui rendra l'opéra d'Orphée un des plus bruyans spectacles de l'univers.

Voici encore un autre moyen pour rendre les accens de la musique italienne plus touchans: prenez une huître, partagez son écaille en deux; [-v-] mettez-en une moitié dans une main et l'autre moitié dans l'autre, et lorsque quelque morceau de musique vous plaira, frappez l'une contre l'autre, vous entendrez quel beau charivari cela fera.

Si ces tintamarres ne suffisent pas pour exprimer l'admiration où vous êtes de cette musique, je vous donne avis que j'ai inventé une sonnette dont les sons réunis feront autant de bruit que celui de la grande cloche de Notre-Dame de Paris. Je vous en enverrai l'invention aussitôt que j'en aurai eu l'agrément de Mr. le lieutenant général de police; car je ne voudrais pas faire un établissement si bruyant au théatre [-vj-] royal sans sa permission, crainte qu'il ne m'envoyât sans bruit au fort-l'évêque.

Je suis,

Messieurs les amateurs de la musique italienne,

Votre très-humble et très-obéissant serviteur,

Jean-Jacques Sonnette.

[-vij-] PREFACE.

EN publiant le brigandage de la musique italienne, mon dessein a été d'exposer ses vices, pour savoir si nous devons les adopter, et par là juger un grand procès; mais mon livre arrive trop tard: il lui manque quarante ans d'ancienneté, c'està-dire, lorsque les Français pensaient que leur musique était adaptée au génie et au caractere de la nation, et celle des Italiens à leurs moeurs et à leurs manieres. Il est vrai qu'il y eut quelques petites escarmouches sur le goût du chant; mais après les premieres hostilités, chaque parti chantant se retira dans son camp volant, et l'affaire musicale resta suspendue jusques à la premiere action décisive. Mais aujourd'hui que les cromes et les sémicromes sont rangées en bataillons, que le corps d'ariettes est formé, et que le général Glouck [-viij-] et son lieutenant général Piccini, ont établi leur quartier général au théatre du Palais Royal, d'où ils battent la musique française en breche; en un mot, depuis que ces deux compositeurs ont été faits maréchaux de France en chansons, et qu'on a attaché de bonnes pensions à leur bâton de commandement, ce n'est peut-être pas le moment de donner la chasse à cette musique.

Cependant, comme j'aime beaucoup la guerre notée, et à me battre en mesure réglée; en attendant un renfort d'opéra français, et d'autres petites troupes légeres chantantes, pour donner une bataille rangée aux ariettes italiennes, je prends le parti que prit le célebre don Quichotte de la Manche, qui pour se tenir en haleine se battait contre des moulins à vent.

[-1-] LE BRIGANDAGE DE LA MUSIQUE ITALIENNE.

APRÈS que les Romains eurent perdu l'empire du monde, et que cette vaste domination, qui avait été le fruit de tant de politique et de sagesse, fut anéantie, ils se livrerent aux jeux et aux spectacles. Il faut aux hommes des vertus ou des vices: n'importe de quelle maniere les passions les agitent, pourvu qu'ils soient agités. Les bleus et les verds corrompirent ce que l'ambition de Sylla et de César n'avait pas achevé [-2-] de corrompre. Ces deux factions tiraient leur origine du goût qu'on prend au theatre pour certains acteurs plutôt que pour d'autres, et cela allait jusqu'à la fureur. La même manie vient de paraître de nouveau en Europe. Elle n'intéresse pas moins notre monde chantant, que celle qui troubla l'empire de l'univers. Elle a ses accès et ses redoublemens; car d'abord qu'un prince loue cinq ou six musiciens, un autre établit un spectacle de musique dans les formes. Il ouvre ses trésors à cet art, et les richesses publiques sont à sa disposition.

Le feu roi de Pologne payait cent mille écus de la représentation de chaque opéra nouveau. L'Espagne a étalé un luxe à musique dont on ne trouve aucun exemple dans l'histoire. La postérité la plus reculée saura que le roi de Portugal a payé un million d'écus à cinq ou six hommes mutilés, pour lui chanter quelques ariettes; et si la terre ne se fût entr'ouverte pour engloutir la musique et les musiciens, l'or du Portugal prenant une nouvelle pente, aurait causé une révolution dans notre monde; car la politique est aux gages du numéraire. La Russie qui n'entonnait pas une note au commencement du siecle, a pris un tel goût pour [-3-] les ariettes, qu'elle paye plus un chanteur d'opéra qu'un général d'armée. Les Anglais sont plus modestes en musique; ils ne donnent que trente mille livres tournois à un musicien pour chanter cinquante ariettes l'année: c'est un prixfait aujourd'hui à Londres. L'opéra de Paris établi pour divertir les gens oisifs, coûte chaque année sept cens mille livres à l'état, ce qui est tout juste la somme qu'il faudrait pour donner à vivre à deux mille citoyens qui meurent de faim. Ce spectacle a son administration, ses directeurs, ses gentilshommes, ses loix, sa police, et est aussi bien gouverné que peut l'être une société composée de malhonnêtes gens. Passe pour l'argent; car que les finances deviennent la proie des musiciens, ou de ceux qui n'entendent pas la musique, cela revient au même pour l'harmonie de l'état. Nos bleus et nos verds allumerent une guerre en musique. Il fut question de savoir si on devait chanter à la Lulli ou à la Rameau. Les Lullistes étaient tous de vieilles perruques qui aimaient les grands élancemens de voix, et ces hurlemens harmonieux qui au lieu d'aller au coeur portent à la tête. Les Rameaux étaient des petits-maîtres, ou de jeunes gens qui aimaient les airs gais, et qui, à l'exemple de ce grand homme, leur fondateur, [-4-] enfilaient toujours le rigodon du premier coup. Il y eut plusieurs batailles rangées entre les deux partis, dans le parterre de l'opéra de Paris, où les Lullistes s'emparerent de quelques postes avantageux dans la musique fondamentale; tandis que les troupes légeres des Rameaux ne firent que quelques petites sorties gaies et enjouées dans l'harmonie. Mais comme les Lullistes étaient nés dans le siecle passé, ils moururent presque tous; il n'en resta que quelques-uns extrêmement vieux, qui se trouvant sans dents ne purent plus mordre sur la musique de Rameau; ainsi la bataille finit faute de combattans.

Mais à peine les deux partis furent-ils anéantis, qu'il s'en éleva deux autres. Il est question aujourd'hui de savoir si nous devons chanter à l'italienne ou à la française: la chose pourrait être décidée du premier coup; nous n'aurions qu'à nous demander des quelle nation nous sommes; mais il faudra bien de disputes avant que de décider. Nous avons déja perdu plusieurs batailles rangées, car les italiens ont des arsenaux remplis, comme on l'a vu dans la préface, de roulades, de volades, et peuvent nous lâcher des bordées et des fougues très-fougueuses.

[-5-] Si cette grande question n'occupait que ceux qui n'ont rien à faire que d'agiter l'air par des discours inutiles, elle serait peu intéressante; mais elle est devenue une maladie épidémique qui a attaqué le corps de la nation, et aprês avoir parcouru toutes les classes, a percé jusques dans les collgese.

Un jeune écolier qui apprenait le rudiment dans un village près de Paris, ayant commis une de ces fautes qui méritent le châtiment dont on punit les enfans dans les écoles, le maître lui dit avant d'en venir à l'exécution de la sentence: comment voulez-vous être fouetté? A l'italienne, ou à la française? Hélas! Monseigneur, répondit-il, (car les pédans à la campagne ont titre d'évêque), je voudrais bien éviter l'une et l'autre des cérémonies, mais puisque c'est un faire le faut, je veux être fessé à la française. Pourquoi cela? reprit le pédant, qui s'étant un soir échappé à Paris pour assister à l'opéra d'Orphée de Glouck, s'était pris de passion pour ce grand homme. C'est, lui répondit le jeune écolier, que comme vous n'entendez pas la musique italienne, vous me donneriez peut-être le fouet à l'octave haute, ce qui est un ton des plus dissonnans pour mon derriere, au lieu qu'à la française, je serai fessé en Ce sol fa ut, [-6-] qui est le ton ordinaire de la férule française.

L'enfant a raison: dans les châtimens comme dans les récompenses, il ne faut jamais sortir de l'harmonie usitée; on doit rire sur le ton qu'on a ri, et pleurer sur celui qu'on a pleuré; sans quoi on ne rit, ni on ne pleure sur le ton national qui est le maître de musique de chaque société. Voici un autre conte qui le prouve mieux que celui du pédant.

Du temps des fables, lorsque les bêtes parlaient, les oiseaux voulurent faire une réforme dans le chant. Un Rossignol qui nichait sur la montagne de Naples, ayant rassemblé dans la plaine tous les volatiles de différentes especes, leur parla ainsi: il est étonnant que nous qui sommes les premiers maîtres de musique de l'univers, (car de qui les hommes auraient-ils appris à chanter, si ce n'est de nous?) que nous ayons nous-mêmes fait si peu de progrès dans cet art; il en est parmi nous qui croassent au lieu de chanter. Il serait temps de réformer cette triste mélodie, et de nous mettre tous à l'unisson. La nature en deviendrait plus gaie, et notre société en serait plus aimable. L'assemblée volatile applaudit de commune voix à ce discours, et on convint que l'oiseau Napolitain avait raison. On lui donna la direction [-7-] générale de cette réforme, aidé d'un Canari qui devait travailler avec lui en sous-ordre.

Après dix mille ans de leçons, car on peut s'imaginer quel travail cela peut être de rendre musiciens tant de bêtes, et de les faire chanter toutes à l'unisson; comme le Gril, la Cigale, la Caille, la Bécasse, la Perdrix, la Tourde, l'Alouette, l'Ortolan, le Chardonneret, le Moineau, la Pie, le Corbeau, et cetera, et cetera.

Il fallut trois siecles avant que le Hibou pût prendre l'E la mi. L'école fut d'autant plus longue, que le maître Napolitain qui savait son métier, et qui voulait l'enseigner par principes à ses écoliers, mit toutes les bêtes à la gamme; de-là il passa aux Solfeggi, puis aux volades, et ensuite aux ariettes. Lorsqu'il crut que tous ces musiciens pouvaient faire honneur à son art, il les assembla dans la même plaine pour faire la répétition générale, en attendant la grande piece de musique qu'ils s'étaient proposés de donner à l'univers; mais, quel fut son étonnement, lorsque des accords de tous ces différens oiseaux unis ensemble, il en résulta un plain rempli de dissonnances qui rendait un son affreux! Il en fut picqué; et comme il parlait fort bon Napolitain, il s'écria: Oh mall'ora, chi st'è la casa dello diavolo! Un oiseau [-8-] des treize Cantons rempli de bon sens, qui n'avait pas voulu entrer dans ce concert, disant pour raison que le Suisse n'aime pas la musique, entendant ce charivari, dit aux concertans: Vous n'êtes que des bêtes; ne voyez-vous pas que chaque oiseau a sa musique particuliere, et que la mélodie de l'un n'est pas celle de l'autre? Sachez donc pour votre regle, que de toutes les sottises en musique, la plus grande est celle de vouloir faire chanter une Hirondelle comme un Rossignol. Si vous aviez laissé chanter toutes ces bêtes dans leur ton naturel, votre concert universel eût été au mieux; la différence des voix en eût formé les nuances. Le Moineau chante à l'octave basse de l'Oie et du Canard, ce qui fait le contre-point de la musique des bêtes. Si on y fait bien attention, on trouvera que ce qu'on croit une dissonnance, est un accord. Par exemple, voilà le Coucou qui est le chanteur à la mode, parce que la plupart des femmes le prennent pour leur maître de musique, ce qui pour l'ordinaire cause une dissonnance pour le mariage; mais d'un autre côté, il rentre dans les vues de la nature qui est le premier maître de musique du monde. Dans le grand concert de la musique universelle, les dissonnances particulieres forment l'accord du [-9-] total. Si cette bête a raison, il suit de là que nous avons tort de chanter dans des accords qui nous sont étrangers.

Nous nous étions servis pendant près de mille ans d'une musique qui est dans le caractere de la nation, et le génie de notre langue, lorsque les Sacchini, les Piccini, et tous les autres noms en ini nous sont venus dire dans leur barragouin: Signori, non sapete cantare. Comment! nous ne savons pas chanter? Hé! nous ne faisons autre chose d'un bout de l'année à l'autre. Nous avons tant de goût pour la musique, que nous mettons en rondeaux toutes les affaires de la politique et celles de la vie civile. Si la France perd une bataille, elle en est d'abord consolée lorsqu'elle en a chanté le général: toute l'armée fait chorus, et célebre sa défaite le verre à la main. Si le gouvernement fait une sottise qui expose la monarchie à quelque grand malheur, on s'en console lorsqu'on a noté le ministere. Chaque impôt, chaque taxe, a sa musique particuliere; on les paye gaiement en faisant un refrain au bout de la somme. Lorsque le roi fait une maîtresse, n'importe quelque dépense qu'elle coûte à l'état, pourvu qu'on la chansonne: témoin la Bourbonnaise qui a été exécutée par la monarchie entiere. Les dames [-10-] de la cour l'aimaient tant, qu'elles la chantaient tous les matins avant de dire leurs prieres. Le clergé n'échappe point au goût que nous avons pour la belle musique. Si on fait un cardinal, son éminence ne manque jamais d'être chansonnée. Il y a aussi toujours quelques petits airs pour les évêques. Si quelque femme est surprise en flagrant délit, elle en est quitte pour un vaudeville; si une demoiselle fait un faux pas, on la relève par deux couplets. Le grand opéra tient notre voix en haleine trois fois la semaine, car l'acteur n'a pas plutôt entonné les premieres notes de son rôle, que le parterre lui fait chorus, et l'accompagne jusqu'à ce qu'il ait fini. A l'égard de l'opéra comique, il nous donne à chanter les douze mois de l'année. Si à ce corps immense de musique nous joignons les petites chansons de l'abbé Latagnan, et celles que le célebre Monnet a fait imprimer, nous et notre postérité avons de quoi chanter jusqu'à la fin du monde. Eppure, nous disent les Sacchini et les Piccini, non sapete cantare, perchè altro è cantare, è altro è sgridare. Sentite la dolcezza della nostra musica, nella prima parte di quest' arietta: si tratta d'un amante che si lagna della crudeltà, della sua innamorata: basta della prima riga se pictà da te non trovo al ti-i ran-no [-11-] affanno mio: ob quanto è dolce! ti i ranno affanno mio. Cosa dite di quel ti i ranno affanno mio? Je dis que c'est ti i rer le diable par la queue de la musique. Mais, si nous ne savons pas chanter, qui nous l'apprendra? Noi altri che siamo maestri Italiani. Mais, Messieurs les maestri Italiani, entendez-vous notre langue? Connaissez-vous nos expressions, nos accens, notre maniere fine et délicate de rendre nos idées? Signor nò. Comment diable voulez-vous donc nous apprendre une chose que vous ignorez? Questo è il gran talento di noi altri italiani; non ci vuole molto per insegnare quello che si sa, il difficile è d'insegnare quel o che non si sa. Véritablement la chose n'est pas bien aisée; mais, Messieurs n'y a-t-il pas un peu d'imposture dans votre fait? Au lieu de venir nous enrichir de votre art, n'êtes-vous pas venu nous dépouiller de nos écus? Car on dit que vous autres italiens avez une dévotion particuliere pour nos louis d'or.

On a dit qu'une des raisons qui ont déterminé les directeurs de l'opéra du Palais Royal à avoir recours aux professeurs italiens, c'est que nos idées en musique sont surannées. Rameau a vieilli, Mondonville avant sa mort avait donné dans le plain-chant. Il ne composait plus que des opéra d'église. Jean-Jacques, ce grand sorcier en musique, qui aurait pu faire de la musique, [-12-] ne fait que la copier; d'ailleurs il y a quarante ans qu'il est sorti de tutelle. Et comme il faut à l'opéra de Paris des imaginations neuves qui ne se ressentent point du froid de la vieillesse, on a choisi Glouck, Piccini et Sacchini, dont l'un est un jeune homme de soixante et dix ans, l'autre un petit garçon de cinquante-cinq, et l'autre un enfant de cinquante-deux; âges qui joints ensemble ne font que cent soixante dix-sept ans; de maniere qu'en mettant ensemble ces trois vies, elles arrivent à la musique d'Henri IV, dont la mélodie n'était pas des plus douces; car ce brave prince ne connaissait pas d'autres concerts que ceux de la mousquetterie. Cependant, malgré la fable des oiseaux, dont la morale est que chaque nation doit aimer son ramage, et non pas celui d'une autre, nous aimons la musique italienne. Quelle raison peut-on donner de cela? aucune, parce qu'on ne peut pas dire pourquoi on s'attache à une foule de choses bizarres et extravagantes, peut-être par la raison qu'elles devraient déplaire.

Il faudrait être bien versé dans la chronologie des goûts, pour expliquer par quel caprice les coiffes qui rendent les femmes laides à faire peur, ont plu si longtems, et que la parure qui est le grand code de la législation française, [-13-] change à chaque lune, et toujours suivant le hazard et le caprice. Le valet de chambre de Louis XIV lui ayant donné un jour par mégarde un justaucorps que ce monarque avait porté autrefois aux campagnes de Flandre, qui lui était trop long, tout Paris le lendemain fut habillé en soutanelle. On trouva qu'un habit qui descend jusqu'à la cheville du pied, dégage la taille. Mais deux jours après, le monarque ayant mis un habit moins long, toute la ville fut en habit court. On dit alors qu'un justaucorps qui ressemble à une veste, rend la taille fine. Une grande capitale est remplie de gens oisifs qui n'ont rien autre à faire que de bâiller, et qui s'ennuyent de tout. Il leur faut du nouveau; n'importe quel, pourvu que ce soit du nouveau. La mode est un tyran en France qui exerce un empire despotique sur la nation; cependant il lui faut quelquefois de grands exemples pour mettre à la mode les plus petites choses.

Lorsque madame la premiere Dauphine arriva en France, le goût pour les Pantins n'était pas encore bien décidé; mais cette princesse en ayant voulu avoir un, le génie de la nation tourna entiérement de ce côté-là. Dieu garde qu'une dame de qualité eût paru alors à la cour ou à la ville, sans avoir son Pantin dans sa [-14-] poche; elle aurait passé pour une personne qui venait de l'autre monde où il n'y a point de Pantins. Le même caprice s'exerce sur les arts; leur réussite dépend presque toujours d'une parole, d'un geste, d'un mouvement.

Orphée allait être enseveli pour toujours dans les enfers, lorsqu'à une de ses réprésentations, deux belles mains battirent et applaudirent à ses accens. Il n'en fallut pas davantage pour l'en faire sortir glorieux et triomphant. Tout Paris en a été enchanté. Il avait pourtant été enseveli dans les coulisses d'Allemagne et d'Italie; Orphée est ressuscité treize ans après sa mort. La Buona Figliuola a eu à peu près le même sort. Il y avait presque deux lustres qu'on l'avait représentée avec assez peu de succès; mais l'auteur étant venu à Paris, la Figliuola qui n'était que buona, est devenue excellente. Il a fallu que l'Italien présentât sa tête au public qui la couronnait de la gloire immortelle des ariettes. Il y a apparence que l'enthousiasme des Français n'en demeurera pas là, et qu'on élevera des statues à ces deux grands législateurs qui font chanter tout Paris à l'italienne. Il est vrai que cette fievre ardente des applaudisemens aura peut-être ses momens de calme, qui bientôt passera au refroidissement. Alors on renversera l'autel [-15-] et l'idole des ariettes, et la musique italienne repassera le Mont-Cénis pour aller habiter le pays de sa naissance.

On a beau donner la préférence à une combinaison de notes étrangeres sur la nôtre; la musique proprement dite, n'est autre chose qu'une expression vocale mise en notes. Si on n'avait jamais parlé, on n'eût jamais chanté. Les muets n'ont point de modulation; on ne saurait ouvrir la bouche sans former un ton, c'est-à-dire, prononcer la premiere note d'une chanson. Ce ton lié à un autre, et ceux-ci à d'autres, forment ensemble une ariette parlante plus ou moins composée suivant l'action et le mouvement qu'on y met. Voilà déja la musique créée dans chaque individu: c'est l'ouvrage de la nature. Dire qu'il n'y avait point de musique avant qu'on eût établi le contre-point, c'est dire qu'avant qu'on eût tracé des cercles, tous les rayons n'étaient pas égaux. Qu'on mette huit à dix personnes à discourir dans une chambre, qu'on note leurs accens, on trouvera la représentation d'un opéra, à qui il ne manquera que l'ordre et la mesure. S'il fallait une expérience là-dessus, un physicien en fit une il y a quelque temps. Ce curieux en musique parlante fit cacher un maître de musique à côté de l'appartement [-16-] où il recevait compagnie, d'où il pouvait entendre distinctement la voix d'un chacun, avec ordre de noter tous les tons, les accens, les soupirs, les intervalles, les pauses, les expressions vocales qu'il entendrait. Pour tirer tout le parti qu'il méditait de son plan, il fit des reproches très-vifs et très-amers à un homme de la compagnie, sur certaine inconduite qu'il disait avoir eue avec lui. L'accusé se sentant innocent, ne put s'empêcher et se fâcher contre lui. Dans la fureur de son emportement, il employa des tons très-sonores. Il obligea ensuite un petit-maître de la compagnie qui s'était brouillé avec sa maîtresse qui était présente, de se raccommoder avec elle; l'amoureux transi se jeta à ses pieds, et en lui demandant pardon, il employa des expressions si tendres, qu'elles formaient autant de bémols. Il s'adressa ensuite à un plaideur qui venait de perdre un procès dont il avait le coeur gros; celui-ci se plaignit de ses juges d'un ton si haut, qu'il arriva jusqu'à E fa ut majeure. Il adressa ensuite la parole à un militaire qui s'était trouvé à plusieurs batailles rangées, qu'il racontait avec autant de bruit que le canon qui les avait fait gagner.

Après que la compagnie se fut retirée, le physicien et le maître de musique réunirent tous [-17-] ces tons notés, et il se trouva qu'ils formaient ensemble l'octave entiere, c'est-à-dire tous les tons de la musique. Avec ces premiers élémens de cet art, on aurait pu faire un opéra complet. Des accens du premier, un musicien italien aurait pu faire l'aria cantabile. Du discours du petit-maître, l'aria amorosa e patetica. De celui du plaideur, l'aria acuta; et de celui du militaire, l'aria furiosa: tout le reste eût pu servir de récitatif. Je fais bien que je dis ici des choses nouvelles, mais si elles sont vraies, elles sont très-anciennes.

Toutes les nations en parlant ne chantent pas également; c'est ce que nous expliquerons mieux à l'endroit des accens. Le peuple napolitain fait toutes les affaires de la vie civile à l'octave haute. Les étrangers qui ont assisté au grand opéra de la rue de Tolede (*) peuvent certifier que c'est le plus bruyant spectacle de l'univers. Il suffit d'entendre un concert d'ariettes exécutées verbalement par cinq ou six Lazzaroni (**), pour avoir le mal de tête pendant huit jours; et ainsi des autres nations plus ou moins bruyantes dans leur maniere de s'exprimer.

[-18-] Comme on découvre au nombre des bravo qui augmentent tous les jours dans les parterres des deux théatres de Paris, que la musique italienne va prendre le dessus sur la française, il est bon d'examiner un peu ses avantages; car lorsqu'on reçoit un art étranger au préjudice du national, on doit savoir ce qu'on y gagne; or pour le savoir il faut en faire l'analyse, c'est-àdire remonter à sa naissance, et le suivre dans ses différens périodes ou progrès; c'est ce que je vais faire. Je ne serai pas long quoique je prenne la chose de loin.

L'origine de la musique est très-obscure: les savans prétendent que ce mot vient de celui de Musa; car on veut que tous les arts soient descendus du Parnasse; mais comme le Parnasse n'a jamais existé que dans l'imagination des poëtes, il y a apparence que ce qu'on dit du chant n'est qu'une chanson. Théodore prétend que la musique a pris naissance en Egypte, qu'elle est venue du son que rendaient les roseaux qui croissaient au bord du Nil, quand le vent soufflait dans leurs tuyaux. Il faut l'avoir fait exprès pour donner une si mauvaise origine à la musique, tandis qu'on en a tant d'autres meilleures à lui supposer. Quoi qu'il en soit, si elle est née de ce sifflement, on peut dire que [-19-] les Anglais l'exécutent d'après ses vrais principes, car ils sifflent en chantant.

Les philosophes anciens divisaient la musique en six branches, savoir: la musique céleste, la musique terrestre, la musique de Dieu, la musique des hommes, la musique active et la musique contemplative. Cette division se trouve dans notre musique moderne. Si j'en devais faire l'analyse, je dirais que la céleste est celle de Saint Grégoire, parce qu'elle éleve l'ame au ciel: la terrestre, celle de Lulli, parce qu'elle va terre à terre: la musique de Dieu, celle de Mondonville, à cause de ses messes et de ses motets: celle des hommes, la musique de Rameau, parce qu'elle est humaine et harmonieuse. La musique active est celle de Piccini, à cause du grand bruit qu'elle fait: la contemplative est celle de Glouck, à cause de l'extase où tout le monde est à la représentation de ses opéra. Ces philosophes donnent tant d'influence sur l'ame à la musique, que cela paraîincroyable. Le mode Phrygien excitait Alexandre jusqu'à la fureur, mais le mode Lydien le calmait, ce qui tenait son impétuosité en équilibre; et il est heureux pour le genre humain que ce dernier mode se trouvât dans la musique, [-20-] sans quoi ce conquérant eût réduit l'univers en cendres.

Un roi de Danemarck était si agité par la musique, qu'il tuait tout ce qu'il rencontrait; ce qui a fait dire plaisamment à quelqu'un, qu'il fallait faire mourir la musique de ce tems-là, comme coupable de haute trahison. Boyle parle d'un chevalier gascon qui, au son de la cornemuse, ne pouvait retenir son urine. Si notre musique produisait le même effet, cela serait fort commode pour notre faculté de médecine, qui n'aurait qu'à ordonner à ceux qui sont attaqués de la rétention d'urine, une décoction de son de cornemuse, infusée dans deux dragmes d'ariettes. On cite un certain Peter hollandais qui brisait un verre au son de sa voix, c'est tout ce que peut faire le grand Jupiter en soufflant sur la terre. Kirper parle d'une certaine pierre qui frémissait au son d'un tuyau d'orgue, chose que ne fait pas le tonnerre qui ébranle les corps, mais qui ne les fait pas frémir. On sait que la morsure de la Tarente fait danser les gens; il y a apparence que cette araignée a plus de rigodons dans le ventre que le célebre Rameau n'en mit dans les danses de ses opéra. Mr. Jean-Jacques Rousseau dit qu'il connaît une femme à Paris qui ne peut entendre la musique [-21-] sans rire: on parle d'une autre qui ne peut l'écouter sans pleurer. Il en est qui font quelque chose de mieux que de répandre des larmes, sur-tout lorsque la musique est tendre et voluptueuse. On ne saurait douter de l'influence qu'elle a sur les hommes, lorsqu'on voit celle qu'elle a sur les bêtes. Les chiens s'animent au son du cor-de-chasse et en sont plus avides à la curée; les chevaux bondissent au bruit de guerre, et deviennent fiers et audacieux; les soldats les plus timides, au bruit des instrumens, deviennent braves et courageux. Madame Sara G...... anglaise, qui a écrit à Naples des lettres sur la musique, dit qu'un général, la veille d'une bataille, ayant des troupes faibles, se recommanda à la musique de chaque régiment, surtout à celle de la cavalerie. Elle ajoute que les trompettes et les tymbales sonnerent si bien le lendemain, que ces troupes animées remporterent une victoire complete. En ce cas, il faut que Marlboroug, à l'affaire de Malplaquet, eût bien embouché ses trompettes, et que celles du général français sonnassent bien mal la charge, car il fut diablement chargé. Vice versâ, s'il y a une musique qui excite le courage, il y en a une autre qui rend lâche et poltron, témoin le célebre Rans des vaches, qui en faisant [-22-] ressouvenir les Suisses de la société agréable de leurs dieux pénates, les portait à s'enfuir dans leur pays pour jouir de la gloire immortelle de traire leurs vaches, boire et fumer du tabac, ce qui fit que les treize cantons défendirent aux Suisses d'être musiciens sous peine de la vie. C'est depuis ce temps que les Suisses se battent toujours et ne chantent jamais.

Je reviens à l'origine de la musique ancienne. Après la destruction des grandes républiques, on ne chanta plus; car les barbares qui conquirent l'empire romain n'étaient pas de grands musiciens. Ce peuple ne chercha qu'à détruire. Il ne pouvait même subsister qu'en détruisant. Voilà la cause premiere de ces ténebres épaisses qui se répandirent sur la terre. Ce ne fut point le hasard qui changea le systême de l'univers; il y a toujours une cause premiere qui dirige les événemens de ce monde.

On ne parle point ici de la musique hébräique, grecque et romaine, dont on trouve l'histoire dans un livre fait par un moine italien; car du chant des anciens au nôtre, il y a la même différence que de nous aux anciens. D'où est donc venue la musique moderne, sur-tout l'italienne qui fait aujourd'hui tant de bruit? Elle tire son origine du sacerdoce qui tient toujours [-23-] aux moeurs, aux manieres et aux usages de chaque peuple. Lorsqu'une religion s'établit, il faut en adorer la divinité, sans quoi son culte finirait d'abord. Cette adoration forme une espece de chant plus ou moins composé, selon le génie du peuple qui établit la croyance. La religion chrétienne s'étant élevée sur les ruines de la payenne, ses sectateurs chanterent, ou pour mieux dire, psalmodierent les louanges du Seigneur; car c'est toujours la premiere musique d'un dogme nouveau; cette musique s'appella plain-chant.

On ne sait point si le clergé chrétien, au moment de son établissement, éleva la voix vers le Ciel par des cantiques, ou s'il attendit jusqu'au troisieme siecle. Quoi qu'il en soit, s'il chanta, ce fut tout bas, crainte que les Empereurs ne l'entendissent. On sait les persécutions qu'éprouva cette église naissante. Les fideles se retirerent dans des souterreins, ou se cachaient dans des caves pour prier Dieu. Or si elle eut une musique, elle resta ensevelie dans ces antres sombres et obscurs où elle fut chantée. Les arts sont détruits tout d'un coup, et ne se rétablissent que par degré. Cependant le plainchant vient de plus loin que la naissance du fils de Dieu. Les premiers chrétiens le tenaient des [-24-] grecs comme nous le tenons des premiers chrétiens. C'est un reste précieux de la meilleure musique qui, ait été chantée par les hommes, et qui toute défigurée qu'elle est, a des endroits très-touchans pour ceux qui ont conservé quelque goût pour la belle nature.

Comme l'église grecque était différente de la romaine, cette différence en a mis dans le plainchant moderne; car on chante toujours comme l'on prie Dieu. Il était impossible que ce chant ne dégénérât lorsqu'on l'employa à un idiome qui n'était pas celui pour lequel on l'avait créé. Regle générale, toutes les fois qu'on fera passer une musique dans une langue étrangere, on affaiblira la musique et la langue.

Le chant ayant été gâté, toute l'église romaine psalmodia à peu près comme nos capucins chantent vêpres et complies. Ce mauvais goût ne fut pas universel; les prêtres prirent soin que tout ce qui restait de ce chant ne périt pas entiérement. C'est à eux à qui nous devons ces fragmens précieux qui nous restent de cette mélodie.

On croit qu'Ambroise archevêque de Milan, en fut le premier restaurateur. Il est étonnant que l'histoire ecclésiastique qui a ramassé tant de petites choses, ne nous ait pas conservé une des [-25-] plus grandes. Il ne serait pas indifférent pour les annales catholiques, de savoir qui est celui qui le premier a appris à toutes les nations chrétiennes à prier Dieu à l'unisson. Le pape Grégoire a achevé ce qu'Ambroise n'avait fait que commencer. Il n'éleva point l'édifice, il ne fit que mettre chaque pierre à sa place. Ce chant d'église prit son nom: c'est qu'il y a des restaurateurs plus utiles que les fondateurs. Lorsqu'un art reste dans sa premiere simplicité, on n'en parle point; dès qu'il se perfectionne, les disputes commencent. Les français ne voulurent pas chanter comme les italiens; car ce n'est pas la premiere fois que les deux nations se querellerent pour savoir celle qui chante le mieux. Les choses étaient fort irritées, lorsque Charlemagne parut: ce prince décida la question, et jugea un grand procès. L'acte qui contient la sentence se trouve dans une lettre latine dont je vais donner quelques fragmens, en m'attachant plus au sens qu'à la lettre.

Il est dit dans celle-ci que le seigneur Charles étant venu à Rome pour faire ses pâques avec monseigneur l'Apostolique, il s'était élevé une guerre entre les Italiens et les Français, pour savoir qui chantait le mieux: ceux-là prétendaient, comme ils le prétendent encore aujour-d'hui, [-26-] avoir la voix plus claire et le gozier plus délié que les Français.

Ceux-ci soutenaient, comme ils le soutiennent encore, que leur chant avait plus de génie et de bon sens. Les Italiens disaient pour leur raison, qu'ils avaient eu pour maître de musique St. Grégoire qui était des plus propres à former la voix. Les Français ne purent pas alléguer une source si pure de leur chant. Il y eut de grosses paroles de part et d'autre. Les Français traitaient les Italiens de pédans, les accusant de chanter comme de vrais chantres; ceux-ci traitaient les Français d'ignorans et de sots, de grosses bêtes. L'affaire fut portée pardevant le seigneur Charles, qui les ayant fait assembler, leur parla ainsi: Dites moi, quelle est l'eau la plus claire et la plus pure? Est-ce celle que l'on prend à la source d'une fontaine, ou celle des rigoles qui n'en découle que de loin? Ils déclarerent tous que l'eau de source était plus pure que celle des rigoles, d'autant plus qu'elle venait de plus loin. Remontez donc, dit le seigneur Charles, à la fontaine de St. Grégoire dont vous avez altéré le chant. La sentence ayant été prononcée, les Français furent déclarés en plein consistoire de grosses bêtes en musique. Le seigneur Charles voulant remédier à cette [-27-] bêtise, demanda à monseigneur le Pape, des maîtres de musique pour corriger le chant français et faire de bons éleves à musique en France.

Monseigneur le Pape lui donna Théodore et Benoit qui étaient sans doute les Farinelli et Caffarelli de ces tems-là. Ils avaient appris à chanter d'après l'école de St. Grégoire qui était le meilleur professeur d'Italie. Ces maîtres partirent nantis de toutes les pieces en musique; ils firent une bonne pacotille, sur-tout d'antiphonaires que St. Grégoire avait pris la peine de noter lui-même. Or lorsqu'un saint compose de la musique, ce n'est pas pour rien.

Le seigneur Charles arrivé en France, envoya un de ces maîtres à Metz et l'autre à Soissons. Il n'est pas aisé de dire pourquoi il n'en envoya pas un à Paris; apparemment que ses habitans n'avaient pas un goût décidé pour la musique itatienne comme ils l'ont aujourd'hui. Sans doute que le seigneur Charles, en faisant des établissemens de chant, se réglait sur le génie de chaque ville.

Cependant, malgré de si bons maîtres, les Français ne firent pas de grands progrès dans la musique italienne. Il fallait qu'alors nous eussions les mêmes défauts que les étrangers nous reprochent encore aujourd'hui; car la lettre [-28-] latine dit que nous chevrottions en chantant, ce qui est tout juste le vice que les anglais nous reprochent lorsqu'ils assistent à nos grands opéra.

Outre le plain-chant, il est une autre musique d'église, antérieure, qui fut celle des cantiques. Le premier qu'on chanta et qu'on dansa, tout ensemble, fut le cantique des cantiques. On dit que les paroles et la musique sont de Salomon, divertissement qu'il avait composé pour le jour de ses noces avec la fille du roi d'Egypte. Mais les théologiens qui voient toujours de plus loin que les historiens, prétendent que cette piece en musique contient l'union de Jésus-Christ avec l'Eglise. Mr. de Causac mettait celle-ci au rang des meilleurs opéra de l'antiquité. Il y admirait le récitatif, les scenes, les ariettes, les duo et les choeurs. Mais son autorité n'est d'aucun poids, car lorsqu'il était persuadé que le mariage de Salomon est un spectacle à musique semblable à celui du Palais-Royal, il commençait déjà à sentir les premieres atteintes de la maladie qui le rendit fou.

Cependant les peuples et les nations ne chantaient encore que des chansons d'église. Du tems du renouvellement des arts, on porte chez soi ce qu'on trouve établi dans les temples.

[-29-] Le plain-chant fournit quelques idées pour la musique mondaine, comme on l'appellait alors; mais cette musique ne fit pas de grands progrès, et resta dans l'obscurité. Il régnait donc un profond silence dans la nature, lorsque l'europe vit paraître tout d'un coup une société entiere de nouveaux musiciens dont on n'avait jamais entendu parler, c'étaient les Provençaux qui se trouverent à la fois poëtes et musiciens. Il est d'abord étonnant qu'un peuple esclave qui avait croupi pendant une longue suite de générations sous le despotisme romain, montrât des talens qui ne naissent que chez les hommes libres; mais ils tenaient ces qualités du physique. L'empire du climat est le premier empire. Les Provençaux parcoururent l'europe avec leur musique et leur poésie qu'ils chanterent partout. Leur rime et leur chant étaient si féconds, que le pere Martin de Bologne qui a le plus grand magasin de musique ancienne, a six mille ariettes provençales. Il y a apparence que dans celles-ci, on ne trouve pas tant de roulades que dans celles qu'a chanté depuis le célebre Farinelli; car elles auraient écorché le gozier de tous les Provençaux.

Ces nouveaux maîtres de musique firent partout des éleves, et ces éleves devinrent plus [-30-] ou moins professeurs dans la proportion de la douceur du ciel sous lequel ils chantaient. Les Siciliens sur-tout se distinguerent, soit qu'ils tirassent leur mélodie de ces nouveaux chanteurs, ou qu'ils en créassent une eux-mêmes. Les Anglais noterent les accens de cette premiere musique, et établirent ce que nous avons appellé depuis le contre-point; science qui a retardé plus qu'on ne pense les progrès de cet art, et qui en le soumettant à des regles, lui a mis des entraves que la nature n'avait pas connues avant lui; ainsi nous devons à la nation la moins chantante de l'europe tous tes principes du chant européen.

Cet art ayant été transplanté, les nations se le communiquerent de l'une à l'autre. On ne croirait pas que les Flamands, peuple froid comme les Hollandais, eussent été les premiers maîtres de musique des Italiens, nation vive, active et remuante, quoiqu'elle n'en convienne pas, car chaque peuple ne veut devoir qu'à lui-même le progrès de ses arts. Cependant les Provençaux ne firent pas en Italie de grands éleves. Dans le quinzieme et seizieme siecle on trouve cette musique plus reculée que la plupart des autres de l'europe; l'Italie ne paraissait pas même disposée à jouer un grand rôle en musique. [-31-] Le premier opéra qui se donna dans le monde chantant après la décadence de l'empire romain, fut à Florence. J'ai pris la peine de faire chercher cette piece musicale dont l'original est très rare, et qu'on ne trouve guere que dans les archives de la Toscane. Rien de plus absurde que cette composition. Si les Tartares faisaient de la musique, ils en feraient de meilleure. Le contre-point, la partie instrumentale, la vocale, les récitatifs, tout y est mauvais. C'était cependant le regne des Médicis, c'est-à-dire le siecle le plus éclairé après ceux d'Alexandre et d'Auguste. Il est étonnant que ces souverains qui jetaient leurs regards sur tous les arts, aient négligé celui-ci, au point qu'il portait l'empreinte des âges barbares. L'esprit philosophique avait pourtant éclairé le genre humain. Galilée avait enseigné aux hommes le chemin du ciel; son génie l'avait élevé jusqu'au firmament où il traçait la marche des astres. Raphaël avait perfectionné le dessein, il avait déployé un art dans la peinture qui laissait derriere lui toute l'antiquité. Les autres sciences avaient suivi cette émulation. La musique seule se ressentait de la rouille des tems d'ignorance. C'est que les plus grands princes qui font beaucoup de choses, en laissent toujours plus à faire après eux. Peut-être [-32-] que Louis XIV fut le seul qui en commençant un grand nombre d'établissemens, en finit davantage. C'est qu'il avait le secours de trois siecles éclairés qui lui avaient laissé des monumens dont il se saisit, et qu'il mit à leur place. Les ténebres qui obscurcissaient le génie musical, ne se dissiperent pas encore. On continua à faire de la mauvaise musique théatrale en Italie. Le génie de Lulli parut, et on commença à composer sur des principes. Le contre-point n'était que des points, on en fit des notes. Cette musique acquit assez de crédit pour exciter l'émulation des étrangers.

Toute mauvaise qu'était la musique italienne, il fallait que celle des Français le fût davantage. La reine Médicis appella cet artiste à Paris, qu'on regarda comme le dieu de la musique. Dans les tems d'ignorance, les professeurs les moins mauvais passent pour les meilleurs; c'est qu'on n'a aucune idée accessoire qui puisse persuader que l'art qu'on perfectionne soit susceptible de plus grande perfection que celle qu'on lui donne. Lulli prit le parti que les artistes devraient toujours prendre, lorsqu'ils sont appellés dans un état étranger. Celui-ci ne changea pas entiérement la musique française, il fondit quelques endroits faibles qui étaient susceptibles de réforme, [-33-] et il laissa les autres comme il les avait trouvés. Par-là, il concilia le génie des nations française et italienne, et au lieu de ne faire qu'une musique, il chercha à en perfectionner deux. Mais ce grand ouvrage était bien loin d'être consommé. Lulli laissa des vuides immenses à remplir.

Cependant l'on voit par les établissemens publics, qu'il faut que les gouvernemens d'Italie eussent découvert de loin quelques lueurs de la révolution que cet art allait causer. Naples éleva des hôpitaux qu'on appella conservatoires, où l'on apprit aux pauvres citoyens à chanter pour l'amour de Dieu. C'est de ces écoles de chant, que sont sortis ces fameux mendians qui font aujourd'hui tant de bruit en Europe. Les fondations de ces hôpitaux étaient des oeuvres pies, établies afin que ces musiciens chantassent la gloire du ciel; mais ils exalterent bientôt celle de la terre.

Venise fit le même établissement; on peut regarder ces hôpitaux comme les piliers de la musique italienne; cependant elle ne fit pas de grands progrès. Sa barbarie dura encore. Ce ne fut guere qu'au commencement de ce siecle qu'elle sortit de ce cahos où l'ignorance des âges précédens l'avait laissée. On peut regarder Corelli, [-34-] Perez, Rinaldo, Jumelli, Pulli, Hasse, Teradelias, Galuppi, Durante (le plus grand musicien de tous, et qui aurait fait lui seul une musique s'il n'en avait point trouvé de faite), Vinci, Leonardo Leo, Porpora et quelques autres maîtres qui les avaient précédés, comme ses créateurs.

Comme la composition n'avait pas corrompu les compositeurs, et que l'art n'avait pas forcé la nature, ces professeurs entrerent aisément dans la carriere de la musique, et la dirigerent sur de vrais principes. C'est pour la premiere fois qu'on vit un art se perfectionner en quelque façon au moment de sa naissance, et dégénerer ensuite à force d'étude et de combinaisons.

Il y avait près de cent ans qu'on avait ouvert le théatre d'opéra en Italie, mais on y chantait sans musique, et on y représentait sans représentation. C'étaient de mauvaises pieces, exécutées par de mauvais acteurs.

Ces nouveaux fondateurs changerent tout le plan du théatre lyrique. Ce fut un spectacle nouveau de voir des professeurs sans guide entrer dans une carriere qu'ils créaient en même tems qu'ils en jetaient les premiers fondemens; et c'est peut-être parce qu'ils n'avaient pas de guide, qu'ils ne s'égarerent pas; car dans les arts d'imagination, [-35-] plus on imagine, et moins on approche de la perfection, parce que la nature est simple, et que ce qui est très-composé s'éloigne de ses principes.

Ces premiers maîtres, dans leurs opéra, s'attacherent aux récitatifs; c'était là le fort de leur travail, parce que c'était là la piece. Comme l'opéra n'est qu'une tragédie notée, chaque partie du récitatif a une expression analogue au sujet; il a varié selon les accidens. Chacun de ses endroits était lent, vif, gai, pathétique, selon que les événemens de l'intrigue le portaient, de même qu'on le voit aujourd'hui dans la tragédie parlante. Quand il était question d'une catastrophe, l'acteur ou l'actrice, par le secours d'une musique simple et peu composée, agitait les spectateurs, les touchait, les émouvait et leur faisait sentir la même passion dont il étoit lui-même agité. En un mot, le récitatif était l'opéra; de-là vient cette expression dont les gens de théatre se servent encore aujourd'hui: hò recitato a Milano, vado a recitare a Torino. Ils ne se servent point du terme chanter, parce qu'on ne chantait presque point, et qu'on ne faisait que réciter. L'ariette ne vint qu'après. Je parle de la grande ariette, telle qu'on la chante aujourd'hui. L'acteur employait tout son talent à dire bien le [-36-] récitatif. Le silence qui regnait alors au théatre l'y invitait. La musique qui suivait le récitatif était simple, dépouillée de notes; l'expression directe se fait toujours mieux sentir que la réfléchie. L'acteur n'était point distrait par des sons étrangers. La partie instrumentale de l'ariette était composée d'une petite ritournelle qui en annonçait le motif, et qui finissait au moment que le chanteur commençait. L'accompagnement ordinaire était avec le clavessin, le violoncelle, un ou deux violons; presque jamais avec le corps de l'orchestre, à moins que ce fût avec les sourdines. Il résultait de ce silence que l'acteur qui sentait qu'on l'écoutait, s'écoutait lui-même et s'observait de près. Comme le compositeur ne sortait point de la nature, et qu'il faisait la musique pour des hommes, il les faisait chanter en hommes, et non en oiseaux. Il n'empruntait pas leur gazouillement pour exprimer les passions humaines: les tons aigus étaient bannis de la scène. Il suivait de cette mélodie simple et naturelle que l'acteur chantant commodément et sans effort, tirait des sons très-harmonieux. Ces sons se répandaient par tout le théatre; chaque spectateur entendait l'opéra. L'acteur n'étant pas obligé de courir après les notes, il en était plus le maître de son sujet, ce qui lui [-37-] donnait la facilité d'y mettre toute l'expression qu'il voulait.

Les compositeurs qui n'avaient d'autre musique à faire que celle du chant, travaillaient les airs dans leur sujet. Ils modulaient chacun par le caractere qui lui était propre. La musique de celui ou de celle qu'on a appellé depuis il primo uomo, la prima donna, n'était ni plus composée, ni plus difficile que celle des autres. Le maître ne faisait point la musique pour des noms, mais pour la piece. Si dans les derniers rôles il y avait des endroits qui demandassent une grande expression, il l'y mettait, car l'opéra était pour tous les représentans, et non pas pour deux ou trois acteurs. Cette émulation d'un chacun faisait que la tragédie mise en musique était chantée par tous ceux qui la composaient. Bernacchi fut encore donné à cet âge pour le rendre illustre. Celui-ci était de Bologne, ville autrefois le magasin de la musique, et devenue aujourd'hui son tripot. Il fit pleurer toute l'Italie par un chant qui était à lui; mais ce qui le rendit plus célebre encore, fut l'école de musique qu'il ouvrit pour former des éleves. L'imagination est effrayée en considérant le nombre des moyens qu'il mit en usage pour faire chanter. Cette école fut un vrai modele de perfection. Ce fut de celle-ci que sortirent [-38-] ces fameux musiciens qui firent tant de bruit dans le monde chantant; mais qui dégénererent bientôt pour avoir poussé cet art au delà des bornes que la nature lui a prescrit.

Comme dans les professions tout dépend d'un premier mouvement, et qu'un seul homme suffit pour exciter l'émulation, on trouva alors au delà de cent professeurs des deux sexes qui se distinguerent dans cet art, comme Farinelli, Egiptielli, Monticelli, Reggianelli, Cassarelli, Salimbelli, Appianini, Caristini, Elisi, Amorevole, Raff, Balini, Babi, et cetera et cetera chacun avait sa maniere de chanter qui lui était particuliere.

Les femmes qui donnent le ton par-tout, le donnerent à cette nouvelle musique.

La Fecustina fut peut-être la premiere qui enfila huit notes d'un seul trait, et fit ce qu'on appella depuis una volata: cette volade fut comme l'avant-coureur de la décadence de la musique.

La Cozzoni tira des sons qui surprirent, mais qui ne toucherent pas; cependant elle acquit une haute réputation, car elle enfilait aussi la volade.

La Tesi rendit la scène intéressante: elle donna de l'expression à la musique en faisant passer dans l'ame des spectateurs ce qu'elle sentait elle-même; avec une voix ingrate, elle se rendit agréable; c'est la premiere actrice qui a récité bien, en [-39-] chantant mal: quoique la nature l'eût privée de la beauté, elle forma de grandes passions. Ceux qui l'aimerent furent attachés à elle invinciblement. Lorsqu'une femme laide se fait aimer, qu'on l'aime long-tems, c'est qu'elle a des qualités indépendantes de celles de la beauté. Plus de vingt autres chanteuses du même tems, qui se surpasserent l'une l'autre, donnerent une grande réputation à la musique italienne par l'endroit même qui la défigurait. Mais ces talens des deux sexes gâterent les talens: tout le monde voulut chanter comme Farinelli, mais personne ne chanta: chaque femme voulut imiter la Faustina, et personne ne l'imita. Il n'y a eu qu'un seul Egiptielli.

Un grand poëte qui parut alors, fit peut-être plus pour cet art, sans être musicien, que les maîtres mêmes qui le perfectionnerent.

Ce poëte était Pierre Metastasio. Il est impossible de mettre plus de douceur, plus d'harmonie qu'il en a mis dans ses vers. Un chacun peut juger de leur beauté, parce que chacun a une ame, et que cette ame est sensible. Cette poésie a cet avantage, qu'elle est si harmonieuse, qu'on pourrait la chanter sans musique, et former un opéra sans note; mais elle est combinée de maniere que le mode italien seul lui convient.

[-40-] Lasciami, o ciel pietoso

Se non ti vuoi placar

Lasciami respirar

Qual che momento.

Rendasi col riposo

Almeno il mio pensier

Abile a sostener

Nuovo tormento. (a)

Pensa che figlia sei,

Pensa che padre io sono;

Che i giorni miei, che il trono;

Che tutto io fido a te.

Della funesta impresa

L'idea non ti spaventi;

E se pietà ti senti,

Sai che la devi a me. (b)

Se pietà da voi non trovo

Al tiranno affanno mio,

Dove mai cercar possio,

Dachi mai sperar pietà?

Ah! per me dell'empie sfere

Al tenor barbaro e nuovo!

Ogni tenero dovere

Si converte in crudeltà.(c)

[-41-] Tu m'involasti un regno,

Hai d'un trionfo il vanto;

Mà tu mi cedi in tanto

L'impero di quel cuor;

Ci esamini il sembiante,

Dica ogni fido amante

Chi più d'invidià è degno;

Se il vinto ò il vincitor. (a)

Oh Dio! non sdegnarti:

Lo vedi, lo senti,

Non trovo gli accenti,

Non posso parlar.

Il cenno rispetto;

Mà come spiegarmi;

Se l'alma nel petto

Mi sento gelar. (b)

Ah! se in ciel benigne stelle;

La pietà non è smarrita,

O toglietemi la vita,

O lasciatemi il mio ben.

Voi che ardete ognor sì belle;

[-42-] Del mio ben nel dolce aspetto

Protegete il puro affetto

Che ispirate aquesto sen. (a)

Qu'on mette de la musique sous ces paroles, on trouvera des ariettes italiennes: c'est que l'ariette est faite avant les notes. Qu'on traduise ces mêmes paroles en français, qu'on y mette des nottes, et on y trouvera une musique qui n'est ni l'une ni l'autre, mais un mêlange confus qui ne rend ni l'expression française, ni l'italienne.

Ce qui empêche qu'une nation chante comme une autre, est la différence de l'accent ou dialecte que la nature a donné différent à chacune. La recherche de l'accent de chaque peuple serait un morceau bien intéressant dans l'histoire parlante de l'humanité. On y découvrirait la cause qui fait que dans un certain pays de la terre, on s'exprime sur un ton plus haut ou plus bas, que dans un autre. Il n'est pas question ici de l'accent grammatical, c'est-à-dire des regles de parler, qui sont les principes de chaque langue, mais de cette chanson que chaque [-43-] nation chante en parlant. Vouloir réduire tous les peuples à la même harmonie, ce serait prétendre que tous les peuples parlassent la même langue. Il ne serait pas impossible de réduire toutes les nations au même idiome, ainsi qu'on voit aujourd'hui la française être devenue la langue universelle, c'est une affaire de convention; mais il le serait de faire exprimer tous les hommes avec le même dialecte, parce que c'est une affaire de climat, et qu'on ne change pas la nature. C'est sur-tout dans la douleur, la colere et la joie qui sont les trois grandes ariettes de l'accent, que sa différence est sensible. La douleur parlante d'un Français n'a presque rien de triste, celle d'un Allemand est flegmatique, celle de l'Anglais est sombre, et celle de l'italien est furieuse. Il en est de même des premiers mouvemens de colere qui excitent le jurement. Le Tastitastondo d'un Allemand est ronflant et ressemble au bruit du tonnerre. Le god denn de l'Anglais, est monotone. Quand le Français a dit, le Diable m'emporte, il a fini l'oraison funebre de sa colere. Celle d'un Italien est plus forte, et plus chancelante. Son Cospetto di Dio, Cospetto di Bacco, forment toujours un dieze très-aigu.

Quoique le pleurer et le rire soient deux accens les plus généraux dans la nature, ils ne sont [-44-] pas les mêmes dans les différentes nations. Qu'on y fasse bien attention, et on trouvera qu'un Polonais ne pleure pas à l'accord d'un Russe, et qu'un Suisse ne rit pas à l'unisson d'un Italien, et ainsi des autres qui ont chacun leur accent, pleurant et riant. C'est sur ces accens nationaux que le dialecte des théatres s'est formé. La tragédie, qui est la grande scène de notre monde héroïque, en est une preuve convaincante. Garik sur le théatre de Londres ne chante pas Richard comme Lequint chante Oreste sur celui de Paris. La tragédie italienne a aussi un dialecte différent de l'allemande. Si un nouveau législateur dialectique voulait mettre toutes les tragédies de l'Europe à l'unisson, on ne s'entendrait plus au théatre. Il faudrait alors un interprete aux spectateurs pour leur apprendre ce qui se passe sur la scène.

Mais c'est sur-tout dans cette même musique, qu'on cherche à rendre uniforme, qu'est le grand obstacle de l'uniformité. Qu'un Français chante en italien, son accent le trahira. Il chantera dans le goût français avec des notes italiennes. L'Anglais qui exécute l'ariette, la siffle, l'Allemand la jure, le Tartare la renie, il n'y a que l'Italien qui la chante; c'est que son dialecte s'accorde avec cette musique.

[-45-] Mais indépendamment de l'accent vocal qui n'est autre chose que l'inflexion de la voix plus ou moins forte, n'y a-t-il pas une expression musicale propre à émouvoir le coeur de toutes les nations? Non, il n'y en a point: chacune a besoin d'une musique particuliere qui soit analogue à son ciel, parce que c'est de lui que dépend le degré de sensibilité des hommes qui habitent les différens climats de la terre. On a besoin d'une musique bruyante pour exciter les habitans du Nord, comme des cors-de-chasse, des trompettes, des tambours, des tymbales. Il faut lancer la foudre pour remuer le Russe. Je ne parle pas de ces Russes aimables et charmans qui se trouvent, ou se sont trouvés au milieu de nous à Paris, comme les Chevalow, Arlow, et autres voyageurs de cette nation qui ont le coeur si sensible, que non seulement une ariette tendre, mais qu'un coup d'oeil d'une jolie femme met tout en feu; il est question du corps de la nation que le climat rend presque insensible. Les Suédois et les Polonois demandent une musique forte et sonore. Il suffit de vaudevilles aux Français pour les exciter. J'ai assisté aux opéra d'Angleterre et à ceux d'Italie; ce sont les mêmes pieces, et les mêmes acteurs, mais dans l'un la musique est si calme, et dans l'autre si [-46-] agitée, que cela tiént de l'incroyable. C'est que le degré de sensibilité des deux nations est très-différent. Au milieu de tant de dissonnances nationales, vouloir établir un accord parfait en musique chez toutes les nations, c'est vouloir que le soleil ait par-tout la même influence, c'est-à-dire que tous les hommes aient la même sensibilité. Les plus célebres rimeurs du siecle ne manquerent pas de critiquer sa version. Calzabiggi qui de financier est devenu poëte, est descendu exprès dans les Enfers (*) pour s'élever au dessus de ce grand homme, mais cet effort d'imagination n'eut d'autre effet que d'ensevelir sa poésie au milieu des ombres des Champs Elysées.

C'était peut-être là le moment qu'il fallait choisir pour s'emparer de la musique italienne, et achever le systême de Lulli, mais c'est à quoi on ne pensa point. Voilà les hommes: ils ne saisissent jamais l'instant où ils pourraient tirer parti des arts; c'est toujours le hasard qui les décide, et comme le hasard n'a point de regle, ils ne sauraient donner la raison pourquoi ils exercent un talent plutôt qu'un autre. On était si éloigné de prendre du goût pour elle, qu'on la regardait comme [-47-] un art ridicule, et on a attendu que ce même art fût bien gâté pour l'adopter.

La musique d'église se perfectionna: vice versâ, jusques là on avait chanté d'après le clergé, le clergé chanta d'après la musique théatrale: c'est qu'elle était simple et naturelle, et approchait beaucoup de ces plains-chants à qui elle devait tous ses progrès. Le Stabat mater de Pargolesi frappa par son harmonie et la douceur de ses accords. Marcello Vénitien fit verser des larmes par la mélodie qu'il mit dans les pseaumes de David. Tout tendait à perfectionner la musique, parce qu'elle avait pour guide la nature, lorsqu'un nouvel art la gâta. On voulut la rendre plus composée, plus sonore, plus gaie, plus brillante; à force de vouloir élever l'édifice, on le renversa: on y ajouta des passages de roulades, de volades; on fit beaucoup de cromes, de semi-cromes; après qu'on eut bien coupé les notes, il fallut couper les hommes pour les faire chanter. On eut recours à l'art pour faire chanter la nature. C'était la gâter dans son principe et vouloir arriver à la perfection par un défaut. Les Italiens furent les seuls qui imaginerent d'exercer la musique aux dépens de la postérité. Les autres nations chantantes aimerent mieux avoir moins de voix et plus d'hommes. Les Français [-48-] ne voulurent pas se séparer d'eux-mêmes. A l'égard des Espagnols et des Portugais, on leur aurait plutôt ôté la vie, que ce qu'ils regardaient comme le seul bien de la vie. La grande tuerie s'établit dans les Etats du Pape, Prince qui n'a jamais fait un grand cas de la population. Sa monarchie était déja remplie d'eunuques célibataires qui faisaient voeu de 'être point hommes, et qui le rompaient souvent. Les chirurgiens devinrent des bourreaux d'autant plus cruels, qu'ils tuaient d'un seul coup des générations entieres. L'anatomie dévança la chirurgie, on disséqua les hommes avant qu'ils fussent cadavres.

Comme il fallait désigner les lieux où étaient ces nouveaux théatres d'anatomie, les professeurs mirent des enseignes, et ces enseignes donnerent souvent lieu à des équivoques plaisans. Un Français qui venait de St. Jacques de Gallice et qui allait à Saint Pierre de Rome, passant dans une petite ville de Romagne, avait besoin de se faire raser. Tandis qu'il cherche des yeux un lieu propre à cela, il lit ces mots sur une boutique qui avait tout l'air de celle d'un barbier: Qui si castra ad un prezzo ragionevole.

Il entendait assez l'Italien pour savoir ce que voulait dire prezzo ragionevole, c'est une expression que tout le monde qui n'a pas beaucoup [-49-] d'argent, entend, et le pélerin était dans ce cas; mais pour ce qui est de la parole si castra, il ne la comprenait pas: cependant il crut qu'elle signifiait arracher le poil, raser, ou en un mot faire la barbe. Il entre: et comme il y avait une chaise à bras au milieu de la boutique, il s'y établit, et s'adressant ensuite au maître, il lui dit: Signore, castratemi. Le maître, après l'avoir examiné quelque tems, lui répondit: Signor pellegrino, lo servo subito. Il passe dans une arriereboutique, et revient un moment après avec un instrument fait non pas pour raser, mais pour couper, et dit au pélerin: Sì volti se vuole ch'io gli faccia l'operazione. Come! si volti, répondit le Français étonné, est-ce que tu prends mon derriere pour mon visage? Mà, signore, se lei vuole ch'io gli cava i testicoli; bisogna che si metta in quella posizione. Au mot de testicoli et de posizione, le pélerin s'élance sur son sac et son bourdon, et ne fait qu'un saut de la chaise à la porte, en apostrophant ainsi le chirurgien, étant dans la rue: come, birbante, tu vuoi cavarmi i testicoli, non tengo altri che questi due, e tu portarmeli via? Ces hommes ainsi mutilés, tout exprès pour chanter, s'appellaient les soprani. Leur premiere apparition dans la société, y causa une révolution en Angleterre, en Hollande, et autres pays du [-50-] Nord où ils se rendirent pour exercer leur art. On eut d'abord de la peine à se faire à leur figure, ils avaient en général la taille gigantesque, leur visage était blême, sans poil au menton, avec des jambes longues et les genoux gros.

La société Européenne n'était pas accoutumée de trouver parmi elle des individus amphibies qui n'étaient ni hommes ni femmes; on les regarda d'abord comme des êtres d'un autre monde, puisqu'ils n'avaient rien à laisser après eux dans celui-ci. Ils avaient la voix fort claire, ce qui fit que les femmes s'en approcherent les premieres. Comme ils tenaient aux deux genres, on ne sut d'abord si on devait leur faire l'amour ou le leur laisser faire.Il fallut en venir aux expériences physiques. Les eunuques s'en tirerent le mieux qu'ils purent. Lorsqu'on sut à peu près ce qu'ils valaient, on s'arrangea en conséquence. Les femmes vertueuses s'accoutumerent avec des hommes à qui il ne manquait qu'un juppon pour passer pour femmes. Le beau sexe se fit à un amour invisible qui ne laissait aucune trace. Les jeunes demoiselles sur-tout qui craignaient le voisinage des hommes, se laisserent approcher des eunuques; elles trouvaient cet avantage avec eux qu'elles pouvaient s'oublier un moment sans s'en repentir pour toujours. Lorsqu'on eut fait cette découverte, [-51-] les soprani devinrent fort à la mode, et comme chacune en voulut avoir un, il n'y en eut pas pour toutes. Dans leur premier établissement en Asie, on s'en était servi pour garder les femmes; dans ce second en Europe, les femmes les garderent. On les habillait quelquefois en filles, asin d'oublier qu'ils étaient des garçons, et on l'oubliait si bien, qu'on leur laissait prendre certaines libertés dont on ne se méfie pas entre personnes du même sexe.

La nation des eunuques ainsi fêtée ne manqua pas de se méconnaître; elle oublia sa bassesse, et porta de l'orgueil jusques dans son humiliation même.

Le premier coup que la corruption porta fut sur le récitatif théatral; celui-ci devint monotone, sans goût, sans génie; l'acteur ne chanta plus, il parla, et parla mal. Cette premiere partie de la représentation de l'opéra, devint neutre. Elle ne tint ni à la tragédie par l'expression, ni à la musique par ses accens. Ce chant amphibie ne tenant ni de l'un ni de l'autre. La musique des ariettes fut encore plus vicieuse. On quitta cette heureuse simplicité qui en faisait tout le mérite, on corrompit la nature à force d'art; il ne fut plus question de chanter, mais de gazouiller; l'expression théatrale se perdit dans [-52-] une mer de notes. Chaque ariette devint une sonade de violon que l'acteur exécuta sur l'instrument de son gozier. La volade à l'octave prit le dessus; elle dirigea l'empire de l'opéra. La partie instrumentale étouffa la vocale. Un opéra fut formé de seize sonades et de deux grands concerto exécutés par le premier homme et la premiere femme. Le tambour, les tymbales, les trompettes, les cors-de-chasse furent substitués au clavessin; chaque ariette annonça un bruit de guerre semblable à celui qui se fait entendre le jour d'une bataille. Au milieu de ce tintamarre militaire, l'acteur put détonner tant qu'il voulut. Il ne fut plus question de mélodie, mais de faire du bruit. Le compositeur qui sut agiter l'air avec plus de force, passa pour grand professeur. La scene fut changée en un bosquet de rossignols où chacun fit son ramage. Les tons aigus prévalurent; celui qui ne sut pas détonner, ne sut pas chanter. L'acteur ne fut occupé que de courir après la note qui lui échappait, et de la prendre pour ainsi dire à la volée. Il n'y eut plus d'expression théatrale: toute l'action fut réduite en roulades, et cetera et cetera.

Le même brigandage s'introduisit dans la musique d'église. Les quatre hôpitaux ou conservatoires de Venise firent chorus à cette corruption. [-53-] L'Emilia et la Polonia (*) firent autant de bruit dans leurs cloîtres que la Faustina en faisait sur le théatre d'Angleterre, ou de Pologne. Le Salve Regina, le Tantum ergò furent sur le ton des ariettes. La répétition de ces spectacles se faisait le samedi, et le dimanche était le grand jour de l'opéra. L'église changée en parterre était remplie de spectateurs la plupart étrangers. Le billet qu'on prenait à la porte ne coûtait que due soldetti, ce qui faisait que la salle était toujours pleine. Le violon, la flûte, le hautbois, le tympanon, l'orgue, le chalumeau, etaient tous du genre féminin; on y priait Dieu avec beaucoup de gaieté, car c'etait toujours sur le ton d'un rigodon ou d'un menuet. Les actrices de ce spectacle spirituel ne se voyaient qu'au travers d'une grille. Il fallait cependant que les nobles Vénitiens qui étaient leurs gouverneurs, les vissent de plus près, puisque l'orssaniste de ces conservatoires qui dirigeait l'orchestre, se trouva enceinte au grand scandale de celles qui ne l'avaient pas encore été. La musique des églises ordinaires ne manqua pas de participer à cette nouvelle corruption. Une messe chantée devint un spectacle [-54-] pour les fideles; on y trouva toutes les ariettes à la mode. Le Kyrie fut composé d'une Kyrielle de notes, et rien de plus gai qu'une élévation. Le plain-chant n'osa plus se montrer devant cette musique brillante; il se réfugia dans quelques cloîtres, il y fut comme enseveli. Les tymbales, les tambours, les trompettes, se firent encore entendre dans les temples où on se rendit avec autant de gaieté qu'au théatre, parce qu'on y exécutait la même musique.

Malgré ce premier brigandage, Hasse, Jumelli, Polli, Galuppi et plusieurs autres maîtres de même génie, soutinrent un peu l'ancien goût, mais entrainés eux-mêmes dans les volades et les passages, les opéra se trouverent ensevelis dans des millions de notes. David Perez ne se laissa point aller à ce mauvais goût, toute sa musique tient à celle de Vinci; mais il était le seul de son parti, ce qui l'anéantit entiérement.

Voilà la musique. Voici les musiciens. Commençons par les femmes. Au théatre, elles ont droit de preséance; c'est leur empire. La scene est leur lit de justice où elles font valoir leurs loix.

Il n'y a point de pays sur la terre où les femmes s'adonnent plus à la musique théatrale, qu'en Italie; et il n'y en a aucun où elles la [-55-] possedent moins. Sur trois ou quatre cents actrices qui exercent aujourd'hui la musique, chose incroyable! il n'y en a que cinq ou six qui sachent la musique; Mademoiselle Gabrielli, Mademoiselle Deamici, Mademoiselle Taiber, et cetera et cetera celles-ci lisent la musique à livre ouvert; les autres la lisent à livre fermé, c'est-à-dire sans livre. Les premieres chantent à l'impromptu; les secondes chantent à loisir.

Mais, dira-t-on, comment une actrice peut-elle jouer son rôle sans le moindre principe de son art? Le voici: un animal musical monté sur deux pieds qu'en Italie on appelle il signor maestro, se rend chez la chanteuse. Il frappe un morceau de bois qu'on appelle clavessin; ce clavessin rend des sons, ces sons forment des tons, et ces tons se trouvent dans ses ariettes qu'elle apprend par coeur, et lorsqu'elle les sait, elle va les chanter sur le théatre d'un air aussi suffisant que si elle les tenoit de son talent; car Dieu garde à tous mortels qui oseraient lui disputer le titre de virtuosa: elle arracherait les yeux d'un homme qui serait assez osé pour lui dire qu'elle ne fait pas la musique.

Ces actrices ont une autre qualité distinctive, c'est que la plupart ne savent pas lire: il est vrai que la lecture ne leur est pas absolument nécessaire, [-56-] car lorsqu'on apprend la musique par coeur, on peut apprendre aussi les paroles. Cette ignorance donne souvent occasion à des qui-pro-quo assez plaisans. Une chanteuse qui donnait un concert à Padoue,à mit sur le clavessin un air dont les paroles commençaient ainsi: misero pargoletto, il tuo destin non sai, et chanta celles-ci: sono in mare, non vedo sponde, mi confonde il mio periglio. Cependant comme il en coûterait trop de peine pour avoir à chaque opéra il signor maestro, la virtuosa pour s'affranchir de ce soin, apprend par coeur une douzaine d'ariettes qui lui servent pour tous les opéra, moyennant quoi, la voilà musicienne pour toute sa vie; elle va de théatre en théatre étaler son talent. Ce magasin postiche de musique, s'appelle en terme de l'art il quaresimale, nom qui a du rapport aux sermons des prédicateurs qui vont prêcher dans une ville les mêmes sermons qu'ils ont prêchés dans une autre, et qui sont toujours nouveaux parce que l'assemblée est toujours nouvelle. Les plus grandes virtuoses ont aussi leur quaresimale; Mademoiselle Deamici a chanté cette ariette dans presque toutes les villes de l'Europe:

Si smarisce in tanto affanno

Agitata in cor quest'alma,

Quando mai destin tiranno

Pace calma il core avrà?

[-57-] Ce sermon aujourd'hui est un peu suranné, car il y a vingt ans qu'elle le prêche. Mademoiselle Gabrielli n'est pas si sermonaire: elle se contente de répéter quelques textes de la musique qu'elle chanta jadis; ce qu'elle a fait à Petersbourg avec beaucoup de succès; car cette nation qui est toute neuve en musique n'entend pas les peres des ariettes. Pour s'accommoder à cette musique, les maîtres sont souvent obligés de donner des opéra à fragmens, où chacun met ses airs; ce qui est fort commode pour le compositeur qui n'a rien à faire, ainsi que pour la chanteuse qui n'a rien à apprendre. Cela s'appelle aussi un pot-pourri, mais il est quelquefois si pourri, que l'opéra sent mauvais.

Autrefois celles qui se destinaient au théatre solfiaient pendant trois ans pour se former la voix, se faire à la modulation et à la mesure; mais on a trouvé que cette voie était trop longue. On prend aujourd'hui le chemin le plus court, qui est de chanter sans le savoir, et d'exercer la musique sans l'apprendre.

On sent bien que lorsqu'on ne sait pas lire, on sait encore moins parler, ou ce qui est le même, on ne sait pas bien parler, par consequent prononcer; aussi tous les opéra d'Italie se représentent en langue morte. Pour remédier à [-58-] cet inconvénient, on achete à la porte le maître de langue de l'opéra; c'est un petit livre qui dit ce que les acteurs chantent.

Dans tous les pays chantans, il faut une voix pour chanter; en Italie on n'en a pas besoin, il suffit d'avoir le gozier flexible, et d'imiter le chant de quelque oiseau, fût-ce celui du coucou, pour être admis au théatre et y jouer un rôle. Aussi on peut dire de la plupart des opéra ce que l'oiseau napolitain dit le jour de la répétition générale des bêtes: oh mall'ora chisto è la casa dello Diavolo! Il est aisé de juger de la naissance de ces virtuoses par leur éducation et leurs talens. En général elles peuvent prouver les quatre quartiers de roture.

Les eunuques sont les plus grands musiciens; condamnés en naissant à une profession d'où ils doivent tirer leur subsistance, ils s'y livrent tout entiers, et y réussissent. Cependant quoique la république des eunuques soit aujourd'hui très-considérable, on n'y compte qu'un très-petit nombre de bons chanteurs. Il y a encore moins de bonnes basses-tailles; leur nombre est moindre que celui des eunuques.

Cependant l'Italie est remplie de théatres; chaque capitale, chaque ville, chaque village a presque le sien: on entend aujourd'hui des [-59-] ariettes là où jadis on n'entendit que le chant des oiseaux. L'Angleterre qui est aussi grande que l'Italie, n'a qu'un opéra. La France qui l'est beaucoup plus, n'en a pas davantage. Toutes les villes d'Italie sont aujourd'hui à l'unisson. Alexandrie, Bergame, Bologne, Bresse, Come, Cremes, Ferrare, Florence, Gênes, Livourne, Lodi, Mantoue, Milan, Modêne, Naples, Novarre, Parme, Pavie, Plaisance, Pise, Rome, Sienne, Turin, Trieste, Venise, Vérone, Forli, Rimini, Ancone, Pesaro, Saint Jean, Regio, et cetera et cetera ont leur théatre.

On sera peut-être bien aise de voir le code législatif de toutes ces républiques à ariettes, d'autant plus que le célebre Montesquieu, qui a parlé de tous les gouvernemens de l'univers, n'a rien dit de celui-ci. Lorsque l'Italie fut déclarée nation chantante, il se forma au milieu d'elle un commerce inconnu aux Syriens, aux Arabes, et aux Chaldéens. L'air fut mis en parti, et l'harmonie devint une industrie publique. On vit paraître des marchands d'ariettes, on appella ceux-ci entrepreneurs. Ils allaient de ville en ville faire chanter les musiciens qu'ils avaient loués.

Comme dans tous les pays il s'établit une nouvelle branche de commerce, il s'y forme des [-60-] magasins d'entrepôt: Bologne fut celui des chanteurs et des chanteuses. On ne saurait trop dire pourquoi cette ville qui appartient aux successeurs de Saint Pierre, fut choisie par la bande joyeuse, préférablement à celles des autres états temporels, si ce n'est que le Pape en qualité de pere de miséricorde, embrassant tout, cette ville devint par-là le refuge des plus grands pécheurs.

Les chanteuses se vendirent assez bien dans le commencement de leur établissement, mais insensiblement le commerce diminua, et les actions baisserent. Leurs véritables entrepreneurs aujourd'hui sont le public. Ceux de théatre ne leur donnent gueres que pour acheter des rubans, des mouches et des gants. Elles ne se vendent plus au théatre pour chanter, mais pour y faire chanter les financiers, et elles font d'assez bons éleves dans ce genre de chant; les Anglais sur-tout sont leurs meilleurs écoliers.

Dans les grandes villes où le luxe est toujours en proportion de la richesse publique, leurs honoraires leur sont payés en diamans, boîtes, montres d'or et bijoux à brillans; mais dans les petites, et celles qui sont pauvres, comme dans la Romagne, ils leur sont comptés en chapons, canards, oyes et faisans. Ces denrées suivent [-61-] toujours le cours de la place. Lorsque les années sont abondantes, on leur donne une bête par tête, mais quand elles sont un peu stériles, on divise une bête en deux têtes. Cette division me fait souvenir d'une histoire arrivée à Cesena, petite ville du Pape, qui est fort pauvre par la raison qu'elle appartient au Pape. Un seigneur du lieu ayant assisté à l'opéra un dimanche qui est le grand jour des spectacles dans la Romagne, fut si enchanté du talent de la premiere et seconde actrice, qu'il leur envoya le lendemain un chapon pour les deux. Le domestique qui fut chargé de cette distribution du présent, fit très-bien sa commission, leur déclarant l'intention du donateur. Les deux chanteuses qui logeaient ensemble avaient la cuisine en commun, mais les ménages étaient séparés. Comme le présent était à moitié, les frais de la caisson devaient être de même; chacune mit son fagot au feu, et quand le chapon fut rôti, on ne s'accorda pas sur la division. Ce partage fit plus de bruit que celui de la Pologne qui s'est fait sans faire crier la poule. La premiere actrice prétendit qu'il lui revenait les deux ailes, une cuisse, et le croupion. La seconde actrice qui était napolitaine voyant ces prétentions, s'écria avec l'emportement de ceux de sa nation: Managgio dell'anima [-62-] del Capone, e che cosa mangierò io ? un C..... La premiere actrice ne voulut pas démordre de ses prétentions; la seconde prétendit son droit: des paroles on en vint aux injures, et des injures on passa aux gourmades; et elles eurent le tems de s'arracher quelques poignées de cheveux avant que la maîtresse du logis vînt les séparer. L'affaire fut portée devant l'auditeur fiscal, car en Italie, lorsqu'il est question de coups, cela regarde le fisc. Comme le chapon formait le corps du délit, on le porta tout rôti chez le juge pour conviction du débat. On le posa en entrant sur une table de l'antichambre, en attendant que le juge prononçât sur le partage. L'affaire fut débattue juridiquement, et dans toutes les regles du barreau; les parties furent entendues tour à tour séparément, ensuite recolées et confrontées légalement, le tout sans avocat ni rapporteur pour éviter les frais des mangeurs. La premiere actrice qui parla la premiere prétendit que les deux ailes du chapon lui revenaient de droit à cause d'une ariette de Mr. Glouck qui avait beaucoup plu; et qu'à l'égard de la cuisse et du croupion, ils lui revenaient de droit pour sa quote-part. La seconde prétendait que le partage devait être égal à cause d'un petit menuet del sassone qui était dans [-63-] son rôle, et qui valait mieux que l'ariette du baron Allemand. (*)

Le cas était embarrassant pour le juge. Un auditeur fiscal ne sait guere la musique. Le tour du gosier et les volades ne sont pas son fait: il sait voler, mais c'est dans un autre genre. tandis que le fiscal avait prononcé en faveur de celle qui devait manger le chapon, le chapon était déja mangé. Deux procureurs affamés, comme ils le sont tous, étant venus ce matin à l'audience, appercevant la bête rôtie sur une table, n'en firent pas deux, ils la dépécerent et la mangerent toute entiere, de maniere que quand les deux virtuoses vinrent pour jouir du chapon selon l'ordonnance du juge, elles ne trouverent plus que des os. Cesana est pourtant la ville du pontife regnant, ce qui prouve que les plus grands princes chrétiens ne naissent pas toujours dans les villes les plus riches de la chrétienté.

Les théatres ayant augmenté en Italie, les moeurs dégénérerent avec eux; le vice descendit de la scene et se répandit dans la société générale. Les passions suivirent le génie de la [-64-] musique: on peut dire qu'elles furent toutes à l'unisson.

Lorsqu'on fait un établissement vicieux dans une ville, la corruption n'est qu'en proportion rélative de cette ville; mais lorsqu'on fait le même établissement dans chaque ville, la corruption est en proportion rélative de toutes les villes.

Le pays du Pape ouvrit lui seul vingt-quatre théatres; c'était ouvrir une porte bien large à la débauche. Nos docteurs de morale qui se récrient tant sur les spectacles, nous font assez sentir le danger qu'il y a de les fréquenter.

Voici un autre inconvénient de la musique italienne, c'est-à-dire le peu de tems qu'on donne aux maîtres. L'entrepreneur leur envoie le sujet quinze jours avant l'ouverture du théatre pour composer la musique, ce qui est tout juste le tems qu'il faut pour l'estropier. Il est vrai que les professeurs ont imaginé un moyen très-court pour composer l'opéra le plus long. Ils ont des maîtres croupiers sous eux à qui ils font faire toute la partie du récitatif; reste quinze ou seize ariettes. Sur celles-ci on en choisit trois qui travaillent, c'est-à-dire l'aria cantabile, l'aria di bravora et il duetto, moyennant quoi l'opéra est composé; car les autres sont de petits menuets, des rondeaux, [-65-] et autres bagatelles en musique qui ne signifient rien. Voilà la clef de cette énigme que les maîtres Français n'entendent pas; car lorsqu'on dit que Boranello a fait cinquante opéra, cela veut dire qu'il a fait cent ariettes et autant de duo. Il y a une autre cause de cette sécheresse de musique. Les professeurs n'ont pas le droit de faire valoir leurs talens. Il n'est permis dans un opéra qu'au premier Eunuque et à la premiere femme de chanter; tout le reste doit psalmodier. C'est là la loi établie; et un compositeur qui la violerait, serait regardé comme un professeur qui ignore les regles du théatre. Il faut même, pour faire briller ces deux personnages, qu'il gâte le reste de sa musique. C'est encore ici une loi fondamentale; et les maîtres qui entendent leur métier, n'y manquent pas. Si malheureusement un second eunuque s'avisait de chanter mieux que le premier, ou qu'une troisieme actrice montrât plus de talent que la premiere, ce serait une dissonnance à musique capable de ruiner l'opéra, car alors les deux premiers acteurs qui ne veulent jamais être comparés aux seconds, se croiraient déshonorés par cette comparaison. En voici un exemple récent: la seconde actrice de l'opéra du théatre du concombre à Florence, de l'année passée, ayant [-66-] mieux chanté que la premiere, cette licence causa une révolution dans le spectacle. Celle-ci se plaignit amérement à l'entrepreneur de la violation de ses droits. Il y eut des factum imprimés à ce sujet; car enfin, disait-on, s'il est permis à une seconde actrice de chanter aussi bien que la premiere, qui voudra s'engager pour premiere chanteuse? Si ces exemples n'arrivaient tous les jours sur les théatres italiens, on aurait de la peine à croire que cet art fût arrivé à ce point de brigandage.

On croirait que par cette facilité de composer les opéra, on ne donnerait que du nouveau; mais c'est précisément tout le contraire. Un étranger qui voyage en Italie court risque de faire deux cens lieues, et d'entendre tous les soirs le même opéra représenté par des compagnies différentes, sur-tout dans le genre comique qui est le goût dominant. Ce défaut de variété me fait ressouvenir d'une aventure assez plaisante à ce sujet entre deux voyageurs qui allaient à Venise et qui se rencontrerent passé Turin. L'un était un seigneur italien, et l'autre un milord anglais. Ils s'étaient connus à Londres où l'Anglais l'avait souvent défrayé des spectacles. L'Italien voulut prendre sa revanche en le défrayant à son tour du théatre. Ils allaient à petites journées. [-67-] En arrivant à Milan, l'Italien mena l'Anglais au théatre à musique où ils assisterent à la représentation de la Frascatana. (*) Arrivés à Plaisance, ils se rendirent au théatre où on donna la Frascatana. A Parme ils y trouverent la Frascatana. A Bologne on représentait la Frascatana. A Ferrare on joua la Frascatana. Enfin arrivés à Venise, qu'aurait-on donné si ce n'est la Frascatana?

L'Anglais voyant que cette piece le suivait par-tout, alla s'imaginer que l'Italien son compagnon de voyage avait à sa suite une troupe de campagne à ses gages qui le suivait; le soir comme l'Italien l'invita au théatre, le Breton lui dit: Signore, sempre Frascatana, sempre Frascatana, datemi questa sera la serva padrona.

Malgré la répétition de ces opéra, il n'y a pas de pays au monde plus fécond en opéra. Lorsque j'étais à Venise, il y avait un fameux défi entre un maître tailleur et un maître de musique qui travaillaient à leurs pieces. L'émulation dans leurs arts était si grande, qu'à mesure que le tailleur coupait un habit le maître de musique notait un opéra. Ce dernier l'emportait toujours [-68-] sur le premier, ce qui faisait dire qu'il avait plus de génie dans son art, que le tailleur; et s'il en faut juger par le nombre de ses pieces, il justifiait sa réputation.

Le mal est que le brigandage de la musique italienne s'étend dans toute l'Europe. Il n'y a point de cour dans notre monde qui n'ait son brigandage italien. La contagion des roulades et des volades s'est communiquée chez toutes les nations chantantes. C'est aujourd'hui la grande maladie à la mode. Les ariettes ont pris le dessus. Toutes les musiques ont cédé à cette musique. La France seule avait échappé à ce goût qui ne peut être que celui des Italiens; mais, comme on l'a déja vu dans la préface, la France est menacée d'une invasion d'une sorte de musiciens qui jusqu'ici lui ont été inconnus. C'est ce qu'on peut voir par la requête suivante que les eunuques d'Italie doivent présenter incessamment à Monsieur de la Ferté.

[-69-] REQUÊTE PRÉSENTÉE A MONSIEUR DE LA FERTÉ,

Administrateur de l'opéra de Paris,

par les eunuques Italiens.

NOUS eunuques chantans, représentons très-humblement à votre très-excellente excellence, que nous trouvant sans testicules et sans nos maîtres, attendu que les sieurs Glouck, Picchini, Sacchini et Traetta sont employés à l'opéra de Paris, et que ceux qui nous restent, ayant flairé de loin les louis d'or, sont prêts à s'enfuir pour y aller offrir leurs services, nous sommes à la veille de nous trouver sans emploi; car si nos maîtres ne font plus d'opéra, comment chanterons-nous? Et si nous ne chantons pas, comment vivrons-nous? Nous vous supplions donc de nous renvoyer nos maîtres, ou de nous rembourser. Mais comme le remboursement est impraticable, nous vous conjurons de nous recevoir nous-mêmes à l'opéra; de cette [-70-] maniere vous aurez les ânes et les ânons, ou si vous aimez mieux, les vaches et les veaux d'où vous pourrez traire la véritable musique napolitaine; car c'est en vain que vous voudrez donner de la musique italienne sans Italiens. Il est vrai qu'il faudra que le magasin de l'opéra fasse la dépense d'une école de langue pour nous apprendre à nous énoncer sur le théatre; car quoique nous sachions assez du français pour savoir que signore veut dire monsù, que anima mia veut dire ma ame, que caro bene veut dire un bien cher, que destin tiranno veut dire tiran destin, nous ne sommes pas assez au fait de la construction pour jouer un rôle en français. Vous pourriez même en nous employant, vous passer des femmes en nous substituant à leur place; vous savez que nous avons la voix aussi claire qu'elles, ce qui ferait un coup d'état pour la ville de Paris, en prévenant par-là la ruine des plus grandes familles. Il faut qu'un administrateur porte ses regards sur l'économie civile. Un opéra composé d'eunuques n'est pas sans exemple. Dans la capitale du monde chrétien où il est défendu au beau sexe de paraître sur la scene, les eunuques y chantent en cornette et en grands paniers, pourvu que sous leurs juppons ils aient des culottes, car à Rome les [-71-] garçons habillés en filles ont besoin de culottes; et on dit qu'à Paris elles commencent à n'être pas mal nécessaires.

Si le plan est de votre goût, et que vous vouliez remettre en figure sur la scene du palais royal Mademoiselle Chevalier qui a fait si long-tems les honneurs de l'opéra, nous vous enverrons un grand eunuque suranné, qui a des sons extrêmement aigus avec des élancemens de voix si frappans qu'on l'entendra du palais royal aux thuilleries.

Pour remplacer Mademoiselle Arnoud, sujet d'un grand mérite, nous lui substituerons un vieux châtré sec et sans dents, méchant comme un âne noir, qui chante avec beaucoup d'expression, mais presque jamais en mesure. Comme cette chanteuse aime beaucoup la porcelaine, il viendra avec lui un vieux Duc usé qui lui servira de magots de la Chine.

A la place de Mademoiselle Dumenil, nous vous donnerons un très-joli eunuque qui joint l'esprit à la figure, il est tout plein de talens. Il touche le clavessin, pince la guittarre et la harpe comme un ange, bon musicien, mais ayant une voix ingrate. Cet eunuque aime tant à plaire, qu'il voudrait plaire à tous, mais c'est en lui plutôt une coquetterie de coeur, [-72-] qu'une passion de l'ame; il veut qu'on l'aime sans s'embarrasser d'aimer. S'il fait quelques tours dans le pays de Cythere, c'est sans avoir un goût décidé pour le Dieu d'amour.

Pour jouer le rôle de Mademoiselle Rosalie, nous vous enverrons un eunuque que la nature n'a pas tout-à-fait achevé, car il lui manque trois lignes de nez, et six toises d'esprit; mais ce que la nature lui a refusé d'un côté, elle le lui a donné de l'autre, car s'il a le nez petit, il a la bouche grande; jouissant d'ailleurs d'un privilege attaché au théatre, haut, fier, superbe, et impertinent; le tout sans avoir du talent.

Nous substituerons à Mademoiselle Duplan un eunuque qui a beaucoup d'éclat sur la scene, mais qu'on ne connaît plus à la maison, d'ailleurs bon, franc et honnête. Nous ne vous dirons rien de sa voix, vous l'entendrez.

A la place de Mademoiselle Duranci, nous vous enverrons un eunuque qui descend en droite ligne d'Esope. Il est laid comme un singe, et sur le marché, grimacier en chantant.

Pour remplacer Mademoiselle la Guerre, nous vous donnerons un eunuque qui a une belle voix, mais qui est méchant comme un Diable. Celui-ci ferait la guerre aux Dieux, s'il ne craignait de se brouiller avec les hommes dont il a besoin.

[-73-] A la place de Madame Larivée, nous vous donnerons un eunuque qui est arrivé dans ce monde au commencement de ce siecle, et qui chante assez bien pour un vieillard.

Au lieu de Mademoiselle Châteauneuf, nous substituerons un eunuque qui a une assez mauvaise voix et chante faux; vous avertissant que celui-ci jure et blasphême comme un grenadier; s'il ne lui manquait les parties militaires, nous l'aurions fait soldat dans les troupes du roi de Prusse.

A l'égard des Demoiselles des choeurs, nous vous enverrons une trentaine d'eunuques de tou âge de tout poil et de toute taille. Il y en a des vieux, des jeunes, des bruns, des blonds, des grands, des petits; ceux-ci peuvent se tenir deux heures sur leurs pieds, et représenter au théatre comme les figures qu'on voit dans les tapisseries de Flandre. A l'égard de leurs voix, comme ce sont des invalides de l'opéra, et qu'on ne les a que pour faire du bruit sur la scene, les trente sujets que nous vous envoyons sont excellens pour cela. La plupart croassent comme des corbeaux. Ils peuvent même imiter les grenouilles: de maniere que vous pourrez remettre l'opéra des Palatins de Monsieur Rameau où il y a un grand choeur de ces insectes.

[-74-] Si vous vouliez aussi relever quelques-uns de vos acteurs en hommes, nous pourrions vous envoyer d'excellens sujets: par exemple, à la place de Monsieur le Gros, nous vous enverrons une haute-contre qui représente le comte du tonneau. Celui-ci fait semblant d'avoir de l'esprit, ce qui fait qu'il n'en a point. Il chante bien, mais la haute-contre que nous vous enverrons chantera mieux.

A la place de Monsieur Larivée, nous vous enverrons une basse-taille qui a fort belle voix. Il poudrait autrefois des cheveux, aujourd'hui il frise la musique.

Mais comme il faut à l'opéra de Paris un magasin de musiciens pour doubler les malades ou ceux qui font semblant de l'être, ce qu'on peut regarder comme des chevaux de relais en musique; nous vous enverrons les eunuques suivans, savoir. Guadagni, Guarduccio, Manzoli, Tenducci, Aprile, Pacciarotti, Rauzini, et cetera qui vous suffiront pour la doublure de l'opéra.

La plupart de ceux-ci ont reçu leur brevet d'invalides, et sont morts musicalement, mais ils ne sauront pas plutôt qu'on veut les recevoir à l'opéra de Paris, qu'ils ressusciteront; car les louis d'or chez nos très-chers freres les eunuques, [-75-] ont la vertu du fleuve Lethée; ils oublieront leur âge. Guadagni est un jeune musicien de soixante ans; mais malgré cet âge, il a encore quelques tons doux, moëlleux et soutenus qu'il donne au public comme s'ils étaient tout neufs, quoiqu'il y a quarante ans qu'il s'en sert. Jadis aimé des hommes et chéri des femmes. Un écrivain a dit de lui qu'il aurait donné des grands à la France et des princes à l'Allemagne, si le fatal couteau qui l'empêcha d'être homme, n'avait éteint en lui le germe de la génération. Guarduccio continue à suivre la scene malgré une fluxion de quarante ans qu'il a sur la poitrine qui l'incommode beaucoup. Son fort est le cantabile qu'il ne chante plus, mais qu'il fait semblant de chanter.

Manzoli a plus d'argent que de voix. Mais tous ces musiciens sont propres pour le remplissage d'un opéra.

Tenducci est bon pour représenter Orphée dans les Enfers; il l'a si bien représenté en Italie, que sa réputation y est restée. C'est ce même eunuque qui s'est marié sans avoir les deux témoins nécessaires pour le mariage.

Pacciarotti a de la voix, du goût, et de la mélodie, et il chanterait bien s'il ne détonnait pas. On peut l'employer au grand tragique, [-76-] car il a eu un duel en Italie où il a blessé un seigneur Napolitain: s'il l'avait tué, on l'eût appellé mezzo-morto.

Aprile a la furberia della scena. Il s'exprime doucement et avec art, afin qu'on ne s'apperçoive pas qu'il chante avec une mauvaise voix.

Rauzini chante joliment, mais il est à craindre qu'il chante bientôt rondement, car il enfle de tous côtés.

Mais si absolument vous voulez que le service se fasse par des personnes du sexe à cause du dégoût que les parisiens ont pour nos freres les eunuques, il faut que ce soit par des virtuoses nationales; car permettez nous de représenter à votre très-excellente excellence, qu'il est ridicule de faire chanter les Françaises dans le goût italien. Le Parterre de Paris est une table ronde où chacun met son couvert pour son argent. Or il ne faut pas lui donner du vin de Florence à la place du vin de Bourgogne. Pour que les ariettes aient le goût du terroir, il faut qu'elles soient exécutées par des Napolitaines, des Romaines, des Florentines, des Bolonaises, des Milanaises, des Vénitiennes, des Turinoises et cetera et cetera. En ce cas, nous pourrons vous fournir un assortiment complet d'actrices italiennes.

Nous vous enverrons Mademoiselle Gabrielli qui [-77-] chante bien, mais qui chanterait mieux si elle n'avait fait en dernier lieu un petit opéra en Russie qui lui gâta la voix. La piece était si naturelle, qu'elle était parlante. On dit qu'il est de la composition d'un jeune Milanais qui entend parfaitement cette partie de la musique que nous appellons la battuta.

Nous vous enverrons par la poste Mademoiselle Deamici qui est sur les théatres depuis trente ans. Elle exécute le pizzicato, c'est-à-dire, elle chante pincé, mais à force de pincer, il ne lui reste plus rien à pincer, car elle a fait aussi de petits opéra qui lui ont gâté la taille et le gosier qui n'est plus si étroit. Elle est d'une famille très-roturiere; mais il ne faut pas être bien noble pour être reçu à l'opéra de Paris, il suffit de prouver le premier quartier.

Après celle-ci, nous vous enverrons Mademoiselle Taiber qui a une belle voix et est une très-grande musicienne; mais elle a le malheur d'être Allemande, ce qui est le péché originel de la musique italienne.

Ensuite nous vous expédierons la Damoiselle Samparini. Les physiciens prétendent qu'à l'occasion d'une grande bourasque sur mer qu'elle souffrit à son retour de Lisbonne, il s'est fait une petite excoriation dans son cerveau, ce qui fait dire aux médisans qu'elle est folle.

[-78-] Quoi qu'il en soit, au milieu d'une scene chancelante, pathétique, elle quitte son rôle pour un ballet héroïque; ainsi vous ferez d'une pierre deux coups, car vous aurez à la fois une chanteuse et une danseuse. Elle est couverte de diamans, car elle vient de Portugal où les filles de théatre n'ont qu'à se baisser et en prendre, elle s'est baissée et en a pris.

Malgré ce brigandage, les Italiens prétendent être les meilleurs musiciens de l'univers. Il faut le voir: ut pictura poesis erit, dit Horace. Si cet auteur avait vécu dans notre siecle, il y aurait ajouté la musique. Même génie, même savoir, même connoissance, même élévation d'esprit. Comme ces trois arts sont faits pour parler à l'ame, leurs tableaux doivent se ressembler. Le peintre trace,à le poëte écrit, le musicien émeut. Quoique les figures soient différentes, les expressions sont les mêmes.

Je cite Homere parce qu'on peut regarder ce poëte comme le pere de tous les arts. C'est lui qui enflamme l'ame de ce feu divin qui en échauffant l'imagination l'éleve au dessus d'elle-même.

Il n'y a point de pays sur la terre où la poësie soit aussi négligée qu'en Italie, c'est-à-dire [-79-] où il y ait moins de ces génies supérieurs dans cet art.

Il serait trop long de rapporter ici les causes de cette dégradation de l'esprit humain sous un ciel qui donna autrefois des Horace, Virgile et Lucrece à l'univers; la principale est le despotisme, sous lequel ce peuple gémit. Des esclaves n'ont point de vertu: dans les vers des plus célebres poëtes italiens, on y découvre l'empreinte de leurs chaînes: à Venise cet art sublime est éteint. La politique a craint que la liberté de la poésie ne mît la république en bouts rimés. Les inquisiteurs d'Etat sont montés sur le Parnasse, ils ont effrayé les muses, le cheval Pégase s'est enfui. A Rome il n'y a que Pasquin qui ait la permission de rimer, encore y a-t-il quelquefois des Papes qui le lui défendent. On sait que Sixte-Quint fit couper la langue à un éleve de Pasquin qui avait mis en vers que sa soeur était blanchisseuse. A Naples le gouvernement ne géne gueres la poësie, mais il n'y a point de poëte. Une nation qui passe sa vie dans les fêtes et les divertissemens, n'a pas le loisir de faire des vers.

La Toscane en ouvrant ses presses, a semblé vouloir se racheter de cette servitude, mais les Florentins n'écrivent en vers que de mauvaises [-80-] satyres. Ce n'est pas que ce peuple manque d'imagination, car le gouvernement ne peut pas tout ôter, mais cette imagination n'est pas reglée. Si on peut en juger par nos meilleurs poëtes, cette maladie vient de loin. L'Arioste s'échappe dans les nues, il faut toujours courir après lui dans un autre monde. On a dit pour le justifier qu'Homere s'était élancé avec plus de rapidité hors de la nature; mais dans les plus grandes licences du poëte grec, on découvre une lueur de bon sens, et un jugement qui le guide, et qui fait qu'on le retrouve, au lieu qu'on perd l'italien dans les nues.

Le Tasse n'a point cette fievre ardente d'un poëte frénétique; mais au lieu de bon sens, il remplit sa jérusalem de clinquant.

Le génie national dans cet art, est celui des sonnets; mais cette versification laisse l'esprit comme elle le trouve: c'est un thême que la poésie a donné aux Italiens, et que les poëtes font tous les jours. Reste le génie de l'impromptu, classe de poëtes que les Italiens appellent improvisatori; mais celle-ci n'est que la mémoire de la poésie, semblable à la fameuse Corilla (couronnée dans le capitole par des gens sans talent, et détrônée dans la république romaine par des gens de bon sens) qui [-81-] fait des vers sans être montée sur le Parnasse. Les Italiens regardent cette femme comme un prodige; c'est que les prodiges sont rares en Italie.

Qu'on se mette dans la tête cinq ou six cens bouts rimés, et on fera sur le champ des vers sur toute sorte de sujets; mais il s'en faut bien que cette versification soit la vraie; les bons poëtes laissent l'impromptu aux charlatans de la poésie. Cependant j'ai cité Métastasio. Il est vrai que ce poëte lyrique a des touches divines; Il est impossible de mettre plus de douceur, de cadence et d'harmonie dans une versification chantante; mais ce n'est pas la grande poésie, celle qui transporte l'ame, l'agite et la rend convulsive. De tout cela à l'ariette du poëte romain, il y a une distance immense. Or si la premiere partie de l'imagination manque aux artistes, si leurs tableaux sont louches, privés de ces peintures vives et hardies marquées au coin du sublime, d'où les maîtres de musique Italiens tireront-ils ces traits élevés qui caractérisent les grands hommes? Ces maîtres se donneront-ils de l'imagination? Mais d'où la prendront-ils? L'art de la musique est-il donc détaché des autres arts? Peut-il s'élever sur les débris des connoissances et du savoir? Est-ce un génié [-82-] séparé des autres? Toutes les idées qui embrassent les connaissances ne se rapportent-elles pas à un premier principe? Et ce principe n'estil pas lié avec tous les autres? N'ont-ils pas ensemble un rapport analogue? Peut-on penser mal en philosophie, et raisonner bien en musique?

La géométrie, les mathématiques, l'histoire, la morale, ont un rapport avec l'harmonie, et elles tiennent toutes au calcul, à la mesure, aux gradations, aux changemens: Voilà la grande musique philosophique dont celle des artistes est fille.

Mais j'ai une raison de plus pour croire que les professeurs Italiens manquent de génie propre à cet art. Presque tous ceux qu'on y destine en Italie, sont des gens de la lie du peuple: cela vient en grande partie du mépris qu'on a attaché à cette profession justement dans le pays où on la distingue le plus. Cette prévention dont on ne saurait donner raison, ainsi que d'une infinité d'autres qui ne sont pas plus raisonnables, fait qu'il n'y a en général que des pauvres citoyens qui s'y attachent.

On a déja parlé des conservatoires de Naples d'où sortent les professeurs. Ces hôpitaux en musique ont leurs statuts et leurs loix. La [-83-] premiere est d'y faire des éleves en chant et des joueurs d'instrumens. Ce n'est qu'après qu'on ne découvre aucune disposition dans les hospitaliers apprentifs, qu'on les destine à la composition. Pendant ce premier exercice, point d'éducation, point d'autre étude, point de livres, point de littérature, point de connaissances, point de savoir. Le clavessin dont l'éleve tire son art, est isolé. Il ne tient à aucun genre d'érudition. C'est à force de battre ce morceau de bois, que le génie musical doit lui venir. D'un autre côté le maître qui est chargé de cette école, est un homme dur, pesant, sans goût, sans génie, sans imagination, qui se borne aux principes de son art. Ces musiciens nécessiteux sortent de ces conservatoires à l'âge de dix-huit à vingt ans, c'est-à-dire lorsque le génie est formé, et qu'il n'est plus tems de s'en donner un autre. Devenus ainsi professeurs, et n'ayant d'autres moyens pour vivre que de professer, ils font de la musique. Leur début ordinaire dans le monde est un monopole ouvert. Dans les premiers opéra qu'ils donnent, ils se volent les uns les autres comme des voleurs de grand chemin. Le dernier compositeur d'opéra prend un morceau de l'un, un morceau de l'autre; il s'empare d'une symphonie entiere, d'une ritournelle, [-84-] d'une ariette; se saisit d'un mot et d'un passage; il rassemble, unit et coud ensemble toutes ces vieilles idées, et en fait un opéra nouveau, sans qu'il lui en coûte une seule idée. J'ai assisté à Naples au théatre des Florentins à un opéra du célebre Pa........ qui était composé de pieces rapportées. Arlequin prétendait que cet opéra lui revenait de droit à cause de son habit qui est fait de trente-six pieces. On sait que le génie plagiaire retarde beaucoup les progrès de cet art. Il en est des musiciens comme des financiers: lorsqu'ils ont une fois goûté la douceur du monopole, ils n'en reviennent plus; les artistes qui ne savent qu'une chose sont des gens bornés. Otez ces professeurs du clavessin, privez-les du papier rayé et de l'usage des notes, et vous en faites des corps sans ame, des êtres inanimés qui ne tiennent à la société que par leur individu. Comme ils tirent tous leurs mouvemens de la mesure, il faut ne leur parler que mesure.

Lorsque je vis pour la premiere fois à Venise le célebre Anf....... je crus voir un automate, une machine montée sur des fils d'archal. Qu'on imagine un homme d'un autre monde qui ignore ce qui se passe dans celui-ci, qui ne dit rien, qui ne sait rien, qui ne connaît [-85-] rien, qu'on ne peut entretenir sur rien, qui n'a ni expression ni sentimens que ceux qu'il tire des croches, des cromes et des semicromes. Comme il avait laissé son ame sur le tact de son clavessin, je le priai de la reprendre, c'est à-dire d'exécuter une ariette de sa composition, afin que je pusse connaître son existence; mais il ne voulut pas exister, ainsi je ne m'entretins ce jour-là qu'avec son cadavre. Tous les autres beaux génies de cette profession sont à peu près aussi brillans.

Il vient toujours dans l'esprit une idée, mais bien fausse, que nous devons aux Italiens les plus grands établissemens en musique. A commencer par sa méchanique, elle ne tient rien d'eux; ils ont laissé les notes comme ils les ont trouvées. L'écriture de cet art est telle qu'elle était dans les siecles les plus barbares. C'est l'antiquité qui a formé son édifice, ses architectes modernes n'y ont pas ajouté une seule pierre. Cependant ce bâtiment ayant à loger un systême plus grand, plus immense, aurait dû s'étendre.

On sait que les Grecs se servaient des lettres de l'alphabet pour noter leur musique; cet alphabet était comme le nôtre composé de vingtquatre lettres. Voilà bien de lettres pour si peu de tons; cependant ces lettres ne suffisaient pas, [-86-] c'est qu'ils donnaient à chacune une figure différente à chaque différente situation par laquelle ils voulaient rendre un ton, et celle-ci pouvant varier à l'infini, et les lettres étant définies, elles devenaient insuffisantes. On doit juger par là combien nos notes doivent l'être, nous qui avons ajouté tant d'idées à la musique en en faisant une logique raisonnée. Les Grecs étaient obligés d'employer les mêmes lettres pour former plusieurs sortes de notes, et celles-ci multipliées ne suffisant pas, il fallut avoir recours au changement de figure. On les sépara, on les accoupla, on les renversa, on les coucha, on les coupa, on les mutila, ce qui augmenta si considérablement leur nombre, que Monsieur Rousseau qui a pris la peine de les compter, en trouve mille six cents vingt; mais ce calcul n'est que sur le systême de cette musique définie, et non de celui qui en avançant le plus dans cet art aurait pu le rendre indéfini. Nos astronomes modernes ne nous parlent que des astres lumineux qui roulent sur nos têtes; mais si quelque nouveau Galilée, par le moyen d'un verre plus parfait, portait notre vue au-delà du firmament, nous y en verrions une infinité d'autres que nous ne connaissons pas. Alors l'astronomie deviendrait un art beaucoup plus étendu qu'il n'est.

[-87-] Cependant les Grecs n'avaient pas tant de caracteres musicaux que nous; mais comme chez eux ces caracteres changeaient de forme, ils devenaient aussi nombreux que les nôtres. Une fois que toutes ces figures étaient gravées dans l'imagination, elles y restaient, et on était musicien. Nous pourrions fort bien rétablir cette écriture, mais il faudrait l'appliquer à notre génie, et non à celui des Grecs, car lorsqu'un peuple n'est plus, on ne peut pas noter sa maniere de penser, puisque cette maniere n'existe plus. Les Latins réduisirent les notes à quinze, sans qu'on puisse en donner d'autre raison, si ce n'est peut-être que leur génie en musique s'était retréci. Grégoire, que Monsieur Rousseau à l'usage des protestans appelle l'évêque de Rome, et qui était un peu plus qu'évêque puisqu'il était pape, et qui était un peu plus que pape puisqu'il était saint, réduisit les notes aux sept premieres lettres de l'alphabet; ainsi le pays de la musique se retrécissait toujours, puisque la huitieme lettre devenait frontiere.

Un moine, (car les moines commençaient déja à se mêler de tout) changea les notes; mais la perfection qu'il ajouta à cet art fut imperceptible, puisqu'elle se réduisit à quelques points qu'il leur substitua. Il y avait long-tems [-88-] que la musique était retrécie dans ce pointillage lorsqu'on établit des notes, et qu'on leur donna une valeur. Cette gloire était réservée à un chanoine français. Il n'etait pas question des Italiens lorsqu'on faisait tant de changemens et de réformes dans la musique. Ils étaient neutres dans cet art. En prenant la plume pour écrire, ils trouverent la besogne faite, mais mal faite. Les notes telles que nous les avons aujourd'hui avec leurs pieds de mouches, gênent les compositeurs; elles sont renfermées dans cinq lignes; on dirait que c'est la mesure juste du génie musical, dont le maître ne peut pas sortir sans détonner. La Bastardina qui a six tons au-delà de la derniere ligne, embarrasse les compositeurs, il faut qu'ils ajoutent des nouvelles rayes ou coupent la note par le milieu à chaque séparation, ce qui défigure le tableau de la musique et gêne le chanteur qui est obligé à tout moment de compter à quelle ligne il se trouve.

L'écriture de la musique telle qu'elle existe aujourd'hui est très difficile à lire: on passe sa vie à l'apprendre, et on meurt souvent sans la savoir. Il y a tant de choses à observer dans celle-ci, que l'imagination en est surchargée. En apprenant à chanter par les notes, on fait presque [-89-] toujours chanter avant d'apprendre les notes. Dans la lecture d'un livre d'astronomie et d'algebre, c'est-à-dire les deux sciences les plus abstraites, l'esprit n'est point gêné par la combinaison des lettres, mais seulement par la pensée. Dans la musique c'est tout le contraire, les notes ou les lettres mettent des entraves à la pensée. Nous lisons un tableau à livre ouvert, sans avoir appris à lire en peinture. Serait-il impossible d'imaginer des signes représentatifs par lesquels on pût lire une sonate comme on fait un livre, ou une ariette comme on lit un tableau? Cest à quoi les Italiens qui passent leur vie à faire des notes n'ont jamais pensé. Il ne s'est point trouvé jusqu'ici des Raphael chez eux, pour m'exprimer ainsi, dans la peinture des notes.

Comme les Napolitains, les Romains n'ont montré aucun génie dans cette partie de la législation musicale, les Français qui avaient déja fait voir leur talent, l'ont encore déployé dans celle-ci. Monsieur Sauveur et Monsieur de Motz ont donné plusieurs plans sur une nouvelle écriture de musique qui auraient beaucoup diminué les difficultés, s'ils avaient été adoptés; mais dans les arts comme en politique, il arrive rarement qu'on consente de se défaire d'un bon systême pour en embrasser un meilleur. Je rapporte ici [-90-] une de ces nouvelles méthodes de Monsieur Rousseau, que je tire de son savant dictionnaire de musique: ce qui m'y engage, c'est qu'il n'y a guere eu jusqu'ici que les professeurs qui aient lu ce livre, au lieu que beaucoup de gens qui ne le sont pas liront celui-ci.

"Les caracteres de la musique ont un double objet; savoir, de représenter les sons Premier. selon leurs divers intervalles du grave à l'aigu, ce qui constitue le chant et l'harmonie. Deuxieme. Et selon leurs durées relatives du vîte au lent, ce qui détermine le tems et la mesure.

"Pour le premier point, de quelque maniere que l'on retourne et combine la musique écrite et réguliere, on n'y trouvera jamais que des combinaisons des sept notes de la gamme portées à diverses octaves, ou transposées sur différens degrés selon le ton et le mode qu'on aura choisi. L'auteur exprime ces sept tons par les sept premiers chiffres, de sorte que le chiffre 1, forme la note ut; le 2, la note re; le 3, la note mi; et cetera et il les traverse d'une ligne horizontale, comme on voit dans la planche F figure 1.

"Il écrit au dessus de la ligne les notes, qui, continuant de monter, se trouveraient dans l'octave supérieure: ainsi l'ut qui suivrait [-91-] immédiatement le si en montant d'un semi ton, doit être au dessus de la ligne de cette maniere [signum]; et de même les notes qui appartiennent à l'octave aigu dont ce ut est le commencement, doivent toutes être au dessus de la même ligne. Si l'on entrait dans une troisieme octave à l'aigu, il ne faudrait qu'en traverser les notes par une seconde ligne accidentelle au dessous de la premiere. Voulez-vous au contraire descendre dans les octaves inférieures à celle de la ligne principale: écrivez immédiatement au dessous de cette ligne, les notes de l'octave qui la suit en descendant: si vous descendez encore d'une octave, ajoutez une ligne au-dessous, comme vous en avez mis une au-dessus pour monter, et cetera. Au moyen de ces trois lignes seulement, vous pouvez parcourir l'étendue de cinq octaves; ce qu'on ne saurait faire dans la musique ordinaire à moins de 18 lignes.

"On peut même se passer de tirer aucune ligne. On place toutes les notes horizontalement sur le même rang. Si on trouve une note qui passe en montant le si de l'octave où l'on est, c'est-à-dire qui entre dans l'octave supérieure, on met un point sur cette note. Ce point suffit pour toutes les notes suivantes [-92-] qui demeurent sans interruption dans l'octave où l'on est entré. Que si l'on redescend d'une octave à l'autre, c'est l'affaire d'un autre point sous la note par laquelle on y rentre, et cetera. On voit dans l'exemple suivant le progrès de deux octaves tant en montant qu'en descendant, notées de cette maniere:

[Goudar, Brigandage, 92; text: 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7] [GOUBRI 01GF]

"La premiere maniere de noter avec des lignes, convient pour les musiques fort travaillées et fort difficiles pour les grandes partitions, et cetera. La seconde avec des points est propre aux musiques plus simples et aux petits airs: mais rien n'empêche qu'on ne puisse à sa volonté l'employer à la place de l'autre, et l'auteur s'en est servi pour transcrire la fameuse ariette l'objet qui regne dans mon ame, qu'on trouve notée en partition par les chiffres de cet auteur à la fin de son ouvrage. Par cette méthode, tous les intervalles deviennent d'une évidence dont rien n'approche; les octaves portent toujours le même chiffre, les intervalles simples se reconnaissent toujours dans leurs doubles ou composés: on reconnaît d'abord dans la dixieme [3/+] ou 13 que c'est l'octave de la tierce majeure. Les intervalles majeurs ne peuvent jamais se confondre [-93-] avec les mineurs; 24 sera éternellement une tierce mineure; la position ne fait rien à cela.

"Après avoir ainsi réduit toute l'étendue du clavier sous un beaucoup moindre volume, avec des signes beaucoup plus clairs, on passe aux transpositions.

"Il n'y a que deux modes dans notre musique. Qu'est-ce que chanter ou jouer en re majeure? C'est transporter l'échelle ou la gamme d'ut un ton plus haut, et la placer sur re comme tonique ou fondamentale. Tous les rapports qui appartenaient à l'ut passent au re par cette transposition. C'est pour exprimer ce systême de rapports haussés ou baissés, qu'il a tant fallu d'altérations de dièzes ou de bémols à la clef. L'auteur du nouveau systême supprime tout d'un coup tous ces embarras: Le seul mot re, mis en tête et à la marge avertit que la piece est en re majeur, et comme alors le re prend tous les rapports qu'avait l'ut, il en prend aussi le signe et le nom. Il se marque avec le chiffre 1, et toute son octave suit par les chiffres 2, 3, 4, et cetera comme ci-devant. Le re de la marge lui sert de clef. C'est la touche re ou D du clavier naturel: mais ce même re devenu tonique sous [-94-] le nom d'ut, devient aussi la fondamentale du mode.

"Mais cette fondamentale qui est tonique dans les tons majeurs, n'est que médiante dans les tons mineurs; la tonique qui prend le nom de la, se trouvant alors une tierce mineure au dessous de cette fondamentale. Cette distinction se fait par une petite ligne horizontale qu'on tire sous la clef. Re sans cette ligne, désigne le mode majeur de re, mais re sousligné, désigne le mode mineur de si dont ce re est médiant. Au reste cette distinction qui ne sert qu'à déterminer nettement le ton par la clef, n'est pas plus nécessaire dans le nouveau systême que dans la note ordinaire où elle n'a pas lieu. Ainsi quand on n'y aurait aucun égard, on n'en solfierait pas moins exactement.

"Au lieu des noms mêmes des notes, on pourrait se servir pour clefs, des lettres de la gamme qui leur répondent; C pour ut, D pour re, et cetera. (voyez gamme.)

"Les musiciens affectent beaucoup de mépris pour la méthode des transpositions, sans doute parce qu'elle rend l'art trop facile. L'auteur fait voir que ce mépris est mal fondé, que c'est leur méthode qu'il faut mépriser, puisqu'elle [-95-] est pénible en pure perte, et que les transpositions dont il montre les avantages, sont, même sans qu'ils y songent, la véritable regle que suivent tous les grands musiciens, et les bons compositeurs. (voyez transposition).

"Le ton, le mode, et tous leurs rapports bien déterminés, il ne suffit pas de faire connaître toutes les notes de chaque octave, ni le passage d'une octave à l'autre par des signes précis et clairs; il faut encore indiquer le lieu du clavier qu'occupent ces octaves. Si j'ai d'abord un sol à entonner, il faut savoir lequel, car il y en a cinq dans le clavier, les uns hauts, les autres moyens, les autres bas, selon les différentes octaves. Ces octaves ont chacune leur lettre, et une de ces lettres mise sur la ligne qui sert de portée, marque à quelle octave appartient cette ligne, et conséquemment les octaves qui sont au dessus et au dessous. Il faut voir la figure qui est à la fin du livre, et l'explication qu'en donne l'auteur, pour se mettre en cette partie au fait de son systême qui est des plus simples.

"Il reste pour l'expression de tous les sons possibles dans notre systême musical à rendre les altérations accidentelles amenées par la [-96-] modulation; ce qui se fait bien aisément. Le dièze se forme en traversant la note d'un trait montant de gauche à droite, de cette maniere fa dièze [signum]: ut dièze [signum]: on marque le bémol par un semblable trait descendant; si bémol [signum]: mi bémol [signum]: à l'égard du béquarre, l'auteur le supprime comme inutile dans son systême.

"Cette partie ainsi remplie, il faut venir au tems ou à la mesure. D'abord l'auteur fait main basse sur cette foule de différentes mesures, dont on a si mal à propos chargé la musique: Il n'en connaît que deux comme les anciens; savoir: mesure à deux tems et mesure à trois tems. Les tems de chacune de ces mesures peuvent à leur tour être divisés en deux parties égales ou en trois. De ces deux regles combinées, il tire des expressions exactes pour tous les mouvemens possibles.

"On rapporte dans la musique ordinaire les diverses valeurs des notes à celle d'une note particuliere qui est la ronde, ce qui fait que la valeur de cette ronde variant continuellement, les notes qu'on lui compare n'ont point de valeur fixe. L'auteur s'y prend autrement: il ne détermine les valeurs des notes que sur [-97-] la sorte de mesure dans laquelle elles sont employées, et sur le tems qu'elles y occupent, ce qui le dispense d'avoir, pour ces valeurs, aucun signe particulier autre que la place qu'elles tiennent. Une note seule entre deux barres remplit toute une mesure; dans la mesure à deux tems, deux notes remplissant la mesure, forment chacune un tems; trois notes font la même chose dans la mesure à trois tems; s'il y a quatre notes dans une mesure à deux tems ou six dans une mesure à trois, c'est que chaque tems est divisé en deux parties égales; on passe donc deux notes pour un tems; on en passe trois, quand il y a six notes dans l'une et neuf dans l'autre; en un mot, quand il n'y a nul signe d'inégalité, les notes sont égales, leur nombre se distribue dans une même mesure, selon le nombre des tems et l'espece de la mesure: pour rendre cette distribution plus aisée, on sépare, si l'on veut, les tems par des virgules; de sorte qu'en lisant la musique, on voit clairement la valeur des notes, sans qu'il faille pour cela leur donner aucune figure particuliere. (voyez planche F, figure 2.)

"Les divisions inégales se marquent avec la même facilité. Ces inégalités ne sont jamais [-98-] que des subdivisions qu'on ramene à l'égalité par un trait dont on couvre deux ou plusieurs notes. Par exemple, si un tems contient une croche et deux doubles croches, un trait en ligne droite au dessus et au dessous des doubles croches, montrera qu'elles ne font ensemble qu'une quantité égale à la précédente, et par conséquent qu'une croche. Ainsi le tems entier se trouve divisé en deux parties égales; savoir, la note seule, et le trait qui en comprend deux. Il y a encore les subdivisions d'inégalité qui peuvent exiger deux traits; comme si une croche pointée était suivie de deux triples croches, alors il faudrait premiérement un trait sur les deux notes qui représentent les triples croches, ce qui les rendrait ensemble égales au point; puis un second trait qui couvrant le trait précédent et le point, rendrait tout ce qu'il couvre égal à la croche. Mais quelque vîtesse que puissent avoir les notes, ces traits ne sont jamais nécessaires que quand les valeurs sont inégales, et quelque inégalité qu'il puisse y avoir, on n'aura jamais besoin de plus de deux traits, sur-tout en séparant les tems par des virgules, comme on verra dans l'exemple ci-après.

[-99-] "L'auteur du nouveau systême emploie aussi le point, mais autrement que dans la musique ordinaire; dans celle-ci le point vaut la moitié de la note qui le précede; dans la sienne, le point qui marque aussi le prolongement de la note précédente, n'a point d'autre valeur que celle de la place qu'il occupe. Si le point remplit un tems, il vaut un tems, s'il remplit une mesure, il vaut une mesure; s'il est dans un tems avec une autre note, il il vaut la moitié de ce tems. En un mot le point se compte pour une note, se mesure comme les notes; et pour marquer des tenues ou des syncopes, on peut employer plusieurs points de suite de valeurs égales ou inégales, selon celles des tems ou des mesures que ces points ont à remplir. Tous les silences n'ont besoin que d'un seul caractere, c'est le zéro. Le zéro s'emploie comme les notes et comme le point. Le point se marque après un zéro pour prolonger un silence, comme après une note pour prolonger un son. (voyez un exemple de tout cela planche F, figure 3.)"

On a dit aussi que les Italiens possedent parfaitement les regles de la musique; mais ceci n'est pas encore exact. Tout le contrepoint italien est aujourd'hui renfermé dans la tête d'un [-100-] moine franciscain. Il faut que les maîtres lui aillent baiser la sandale pour avoir de la musique, comme on va baiser la mule du Pape pour avoir des indulgences. On dirait que cette science s'est bannie de la société civile, qu'elle a pris l'immunité en se retirant dans un cloître. Je ne dis pas qu'un religieux ne puisse être un grand saint, mais je dis qu'il arrive rarement qu'il soit un grand homme, sur-tout dans les arts de goût et de génie. Ce moine sait quelle tierce, quelle quarte, quelle quinte, et quelle octave est plus propre qu'une autre à émouvoir l'ame, et à faire une plus vive impression sur les spectateurs dans un parterre de l'opéra. Quoique Saint François ne fût pas un grand musicien, c'est aujourd'hui d'une de ses maisons d'Italie que partent tous ces morceaux de contre-point vifs et voluptueux qui séduisent le coeur.

Un courtisan étant chargé de présenter un évêque à Louis XIV, qui n'avait d'autre mérite que celui de la danse, lui dit: Sire, je vous présente Monseigneur l'évêque de Mirepoix, c'est le prélat de votre royaume qui danse le mieux le menuet. Si quelque monarque passait à Bologne, on pourrait lui dire en lui présentant ce moine: Sire, je vous présente le pere Martin qui fait chanter les filles de l'opéra très-bien. Il [-101-] est vrai que ce révérend a un magasin assorti de toutes pieces en musique. Au lieu des peres de l'Eglise dans sa bibliotheque, on y trouve les peres à rigodons. A la place de la vie de Saint Vincent, on y trouve les ouvrages de Vinci; au lieu des écrits de Saint Leon, les opéra de Leonardo Leo; sans compter quinze mille volumes sur l'art de chanter, monumens bien respectables pour une communauté religieuse.

Les regles d'un art ne sont point l'art. Ceux qui ont donné les meilleures loix sur la tragédie en ont fait de fort mauvaises. J'ai assisté à une messe de ce grand maître en contre-point à Bologne, où j'ai baillé très-profondément. Ce Révérend m'ennuyait dans toutes les regles de l'art; il me donna sur-tout un Kyrié rempli de Kyrielles en musique communes et triviales. C'est qu'il manque du génie pour la musique: génie qu'il faut distinguer de ses principes. L'un est le corps de la musique; et l'autre est l'ame qui fait mouvoir ce corps. Le premier n'a besoin que d'un esprit de calcul. Il faut au second un génie musical. L'école de ce franciscain est bonne, mais son imagination ne vaut rien; or celle-ci est la premiere partie de l'ariette, là où elle manque, les regles ne peuvent point y suppléer; on peut le comparer à un architecte qui [-102-] jette les fondemens d'un édifice; mais qui manque par le dessein; ou à un peintre qui place bien ses figures, mais qui n'a point de coloris. Si ce pere n'avait passé toute sa vie à combiner des notes, peut-être aurait-il mieux réussi dans la composition: peut-être aussi y eût-il échoué; car il y a des esprits géometres qui ne sont propres qu'à calculer des nombres, unir des points et rapprocher des figures.

La plupart des maîtres Italiens poussent l'ignorance jusqu'à ne pas connaître les principes de leur art. L'acoustique qui en est la partie théorique, leur est entiérement étrangere. Ceux qui font les meilleurs opéra ne savent pas raisonner, ou raisonnent mal en musique. Il est certain que la pratique est la meilleure maîtresse des arts, c'est elle qui les perfectionne, mais c'est la théorie qui les guide; celle-ci est fondée sur des recherches, des réflexions, des études et des connaissances qui sont tout-à-fait indépendantes de la pratique, quoiqu'elles forment le praticien, c'est-à-dire le professeur. Monsieur Rameau est un grand artiste parce qu'il raisonne parfaitement sur son art. On voit par son traité sur l'harmonie qu'il eût fait lui seul une musique. Monsieur Jean-Jacques Rousseau est aussi un grand théorien en musique, peut-être n'en est-il pas [-103-] meilleur musicien; mais il a tout ce qu'il faut pour l'être; non seulement il connaît quelques parties, mais encore toutes les parties de cet art, et les embrasse dans toute leur étendue. Il en fait plus lui seul que dix maîtres Napolitains. Il est certain que les Français sont plus grands théoriens en musique que les Italiens. On trouve vingt ouvrages français sur la musique, contre un italien; car ce qu'en a écrit le Pere Martin, n'est que l'histoire de la musique, et non la théorie de la musique. Un préfet de college aurait pu faire ce livre comme lui s'il avait eu les mêmes matériaux qui l'ont aidé à le faire. Il faut distinguer les annales d'un art d'avec son acoustique.

Il y a plus; la plupart des professeurs italiens poussent l'ignorance jusqu'à n'en pas comprendre la théorie. Je n'en connais pas six en Italie qui soient en état de lire Monsieur Rameau. Un grand nombre même ne le connaît point; c'est que la plupart composent toujours et ne lisent jamais. Je ne prétends point dire par là qu'un grand théorien soit un grand musicien; l'acoustique ne fait pas le professeur, c'est le génie, mais lorsqu'il en est accompagné, il fait le grand professeur.

Non seulement les maîtres modernes n'ont pas [-104-] ajouté une seule lettre à l'écriture de la musique, mais même un seul échelon à son échelle pour arriver avec plus de facilité aux sons les plus aigus, ce qui eût été une grande commodité pour les chanteurs italiens qui voltigent continuellement sur la gamme ou octave, et qui sont toujours essoufflés lorsqu'ils arrivent au bout à cause que les escaliers sont durs et pénibles. Monsieur Jean-Jacques Rousseau dit dans son dictionnaire que le systême diascolique présent est le meilleur. Mais est-ce là son dernier mot? La sentence est-elle irrévocable? Il veut dire sans doute celui que nous connaissons; mais ne pourrions-nous pas en connaître un qui vaudrait mieux? Lorsqu'on est habitué aux principes d'un art, on ne voit que ces principes, jusques à ce qu'un grand génie net se forme, en découvre d'autres, et les communique à l'univers.

Les Grecs qui, comme on vient de voir, avaient tant de notes, n'avaient que quatre tons dénominatifs à leur échelle. Ils répétaient les mêmes notes de tétracorde en tétracorde. Saint Grégoire changea les tétracordes en eptacordes ou systême de sept cordes. Ce changement qui nous paraît de peu de conséquence, (car on trouve toujours facile ce qui est fait) causa une révolution dans la musique. Ce pape, comme on [-105-] l'a déja vu, exprima ces sept notes avec les sept premieres lettres de l'alphabet. Arétin, dont j'ai parlé aussi, crut que c'était une honte pour la nation après tant de siecles d'être encore à l'A, b, c, d, de la musique, donna un nom français aux six premieres, mais pour la septieme il se trouva sans doute au bout de son français, car il ne lui en donna aucun. Il fallut plusieurs générations pour savoir comment on appellerait celle-ci. Après bien de recherches, on lui donna le nom de si, nom qui n'a point fait fortune chez toutes les nations de l'Europe, car plusieurs n'ont pas voulu l'adopter, quoique la syllabe si en italien soit affirmative. Mais si on n'a pas tenté à renverser la grande échelle, qu'on appelle Diatonique, avec laquelle on monte à tous les tons de la musique, on a fait des essais de réforme sur la semi-tonique, comme on le voit par les nouveaux systêmes qui ont paru; celui sur-tout de Monsieur Salmon dont l'expérience a été faite devant la société royale. Mais toutes ces découvertes sont dues aux Français, et non aux Italiens.

Les nations du Nord donnent aux Italiens les meilleures pieces de musique; mais sont-elles en cela de bons juges? L'art de la composition est si vaste, il réunit tant de parties, qu'on peut [-106-] le regarder comme le premier talent. Il ne suffit pas d'en connaître les principes; avec les meilleures regles sur la musique, et par une fatalité particuliere à cet art, il arrive ordinairement que ceux qui s'attachent trop scrupuleusement à ses loix, sont froids et insipides. Il semble que le génie de la musique ainsi que celui de la poësie ne veut point d'entraves: tout ce qui le gêne l'affaiblit. Homere s'élance dans les airs et abandonne la terre à ces poëtes mediocres qui dans leurs écrits sont faits pour l'habiter. Milthon descend dans les enfers et parcourt toutes ces voûtes souterreines à la tête de plusieurs légions d'anges rebelles, et cetera et cetera.

Pour se distinguer dans cet art, il faut savoir remplir des accords, les choisir, les préparer, les réunir, les former, éviter les dissonnances, trouver des bases fondamentales, sentir la différence des mesures, posséder toutes les parties élémentaires; mais avec toutes ces regles, comme le remarque fort bien l'auteur que je cite souvent, on n'est pas plus près de savoir la composition, qu'on l'est d'être orateur avec celles de la grammaire; le véritable génie de la composition est dans son génie. Mais qu'est-ce que ce génie? il est difficile de le définir. On peut dire ce qu'il n'est pas, mais on ne peut pas dire ce [-107-] qu'il est. C'est un caractere particulier de l'esprit, un don du ciel, un feu qui brûle, qui tourmente l'ame en l'agitant. C'est lui qui a fait le chancelier Bacon, Locke, Newton, Fontenelle, Pascal, Corneille, Racine, la Bruyere, Montesquieu, Voltaire, d'Alembert, Rousseau, et dans le genre dont il est ici question tous les grands hommes que j'ai déja cités. Il n'y a rien à ajouter au portrait qu'en fait le même Monsieur Rousseau.

"Ne cherche point, jeune artiste, ce que c'est que le génie. En as-tu, tu le sens en toi-même; n'en as-tu pas, tu ne le connaîtras jamais. Le génie du musicien soumet l'univers entier à son art. Il peint tous les tableaux par des sons; il fait parler le silence même; il rend les idées par des sentimens, les sentimens par des accens, et les passions qu'il exprime, il les excite au fond des coeurs. La volupté par lui, prend de nouveaux charmes; la douleur qu'il fait gémir arrache des cris: il brûle sans cesse et ne se consume jamais. Il exprime avec chaleur les frimats et les glaces; même en peignant les horreurs de la mort, il porte dans l'ame ce sentiment de vie qui ne l'abandonne point, et qu'il communique aux coeurs faits pour le sentir; mais hélas! il ne fait rien [-108-] dire à ceux où son germe n'est pas, et ses prodiges sont peu sensibles à qui les peut imiter. Veux-tu donc savoir si quelque étincelle de ce feu dévorant t'anime? Cours, vole à Naples écouter les chefs-d'oeuvre de Leo, de Durante, de Jomelli, de Pargolese, et cetera."

Je suis cependant fâché qu'il envoie l'homme de génie à Naples, pour savoir s'il en a; je crois que cette découverte pourrait tout aussi bien se faire à Paris.

Cependant ce génie, tout indépendant qu'il est par sa nature, est sujet lui même à des variations, parce que les choses sur lesquelles il est fondé, changent, comme les goûts, les moeurs, les manieres, les façons de penser, les amusemens, les plaisirs, les divertissemens, en un mot la société qui en se repliant sur elle-même montre continuellement de nouvelles façades. C'est sur celles-ci que le compositeur doit fixer ses regards; mais pour les voir dans leur point de vue, il faut les connaître, et c'est pour l'ordinaire cette science que le professeur italien ignore. Il fait des notes, voilà son métier; il compose des opéra, voilà sa profession. C'est un tailleur qui travaille à ses pieces, plus il fait des habits plus il gagne de l'argent. N'importe que sa coupe oit bonne ou mauvaise, pourvu qu'il coupe.

[-109-] On a déja vu que l'éducation de ces hospitaliers est incompatible avec ces connaissances qu'on n'acquiert que par l'usage du monde. Je ne dis point que tous les compositeurs italiens n'aient point de génie de leur art; mais qu'en général leur premier exercice contribue à affaiblir en eux le génie.

Les Italiens prétendent encore avoir l'avantage dans la partie de l'accompagnement. On fait que ce qu'on appelle de ce nom est l'exécution d'une harmonie complette et réguliere sur l'orgue et le clavessin. On y a pour guide la basse. On la touche de la main gauche, et de la main droite l'harmonie indiquée par la marche de la basse, et le chant des autres parties qui marchent en même tems par la partition.

Pour calculer tous ces accords, les fondateurs de l'accompagnement avaient établi des chiffres ou des signes ajoutés à la basse, afin de déterminer plus sûrement les accords. Qu'ont fait les Italiens? Ils ont ôté ces chiffres, et accompagnent par la seule inspection de la basse. Il leur a fallu pour cela un grand travail d'imagination, et une étude forcée de mémoire qui vient de loin. Dans cette partie du monde chantant on étudie la musique en naissant; les enfans lisent dans les opéra avant que de savoir [-110-] lire dans leurs livres de prieres. On les fait à ce travail dur et pénible dans lequel ils ne réussissent qu'à force de soin et de fatigue: toute cette application n'est qu'une pure méchanique à laquelle le génie n'a point de part. C'est l'habitude de la main qui en fait tous les frais. J'ai vu des enfans de dix ans en Italie qui accompagnaient très-bien. Etaient-ils pour cela musiciens? Non: mais des automates en musique, dont tout le mérite est de battre des petits morceaux de bois ou d'ébêne qui rendent des sons. De ce talent à celui du génie de la musique, il y a une distance immense.

Ces artistes se vantent d'être supérieurs à ceux des autres nations, parce qu'ils mettent dans l'accompagnement une foule de dissonnances inconnues dans le tems qu'on forma le clavessin; mais ces dissonnances ensevelies dans un grand nombre d'accords forment-elles une musique plus parfaite? je ne le crois pas: j'ai même une raison pour ne pas le croire. Dans la basse fondamentale, il y a très-peu d'accords: ceux que la nature y a mis sont parfaits: à quoi sert donc cette foule de dissonnances dont on les charge? La regle de l'accompagnement à l'octave est la plus simple comme la plus sûre; mais c'est celle dont les Italiens ne se servent presque jamais, [-111-] parce qu'ils ne pourraient pas faire alors une sonade entiere d'une seule note, et tirer dix tons d'un seul ton. Mais quel avantage la musique retire-t-elle de ces accords ainsi multipliés? Ils ne servent qu'à faire du bruit en agitant l'air. Ce sont six tons à l'unisson qui ne forment qu'un ton. On peut comparer l'accompagnateur italien à un homme qui change un écu de trois livres en six pieces de dix sous; quoiqu'il ait six pieces, il n'a que la valeur de son écu. Ces accords demandent un travail considérable. L'artiste y consomme un tems qu'il pourrait employer à se former le goût qu'on peut regarder comme le vrai génie de la musique. Cette école est presque toujours à pure perte; un premier accord mene à un second, celui-ci à un troisieme, et ainsi des autres; et comme la partie des sons est indéfinie, il vieillit dans les sons sans les définir.

Le second inconvénient est le grand nombre de fautes que l'accompagnateur fait en courant après des accords indéfinis. J'ai souvent prêté une oreille attentive en Italie aux grands professeurs d'accompagnement; et j'ai entendu beaucoup de dissonnances qui ne se font pas entendre distinctément, parce qu'elles sont couvertes d'un grand nombre d'instrumens. C'est alors que [-112-] la main s'échappe, et que se livrant à sa vélocité elle sort des loix de l'intonation. Il est certain que si les maîtres se fixaient à un plus petit nombre d'accords simples et déterminés, ils en seraient meilleurs musiciens, je dis meilleurs parce que les plus mauvais sont ceux qui détonnent. Il suit de là que la regle de Monsieur Rameau vaut mieux que celle des Italiens. Cet artiste a fait de nouveaux chiffres ou signes pour tous les accords, et par-là a ôté l'arbitraire qui est le destructeur des arts. Sans doute qu'il reste encore un grand nombre de découvertes à faire dans la partie de l'accompagnement. Mais c'est beaucoup de tenir un fil dans un labyrinthe qui n'a point d'issue. Un homme de beaucoup d'esprit prétend que l'accompagnement est la composition; c'est prendre la partie pour le tout; il est vrai qu'il ajoute à l'invention près; mais c'est l'invention qui fait le compositeur. On peut dire que celui-ci est le maître, et que l'accompagnateur est son valet qui est aux gages de son génie. Combien de grands accompagnateurs qui ont mal composé, et combien de grands compositeurs qui n'ont jamais accompagné! Ainsi lorsqu'on dit que les Italiens sont supérieurs aux Français, on ne veut pas dire par là qu'ils soient meilleurs musiciens, mais seulement qu'ils s'appliquent [-113-] plus à la méchanique de la musique: ce n'est pas par la méchanique d'un art qu'on devient grand artiste. Les premiers ne peuvent former un ton sans l'aide d'un clavessin; les seconds n'ont pas besoin de ce secours. L'intonation du Français est sûre, parce qu'elle est à lui; celle de l'Italien est arbitraire, parce qu'elle tient à quelques fils d'archal. Le Français n'est pas sujet à ces altérations. Le compositeur ne peut pas faire une note sans consulter son instrument. Il n'a aucun génie jusqu'au moment qu'il a battu des touches. On dirait que toute sa musique est dans son clavessin, et qu'à mesure qu'il en fait sortir, il écrit sur le papier pour qu'elle ne lui échappe pas. Que dirait-on d'un poëte qui aurait besoin d'un instrument pour animer sa verve, et d'où il tirerait ses vers?

Il y aurait beaucoup à dire sur la basse, je n'en dirai qu'un mot. Le compositeur fait l'ariette et ensuite compose la basse. C'est élever l'édifice avant de placer l'échafaud et commencer la maison de la musique par le dernier étage.

C'est sur la basse que doivent rouler tous les accords, et c'est elle qui doit servir d'appui à la premiere idée musicale. Cette précipitation de composer la derniere partie avant la premiere, [-114-] vient de cet esprit volatil qui se trouve dans la tête des maîtres Italiens. Il ne leur vient pas plutôt une idée, qu'ils se pressent de la mettre sur le papier, et ensuite ils y placent la basse à loisir, au lieu qu'il faudrait se presser de faire la basse, et de composer ensuite l'ariette à loisir.

Quoiqu'ils passent leur vie à composer des notes pour former des sons, ils n'en connaissent ni la nature ni les principes. Il est vrai que cette ignorance leur est commune avec les philosophes anciens et modernes qui ne les connaissent pas mieux. Monsieur Steve, de la société royale de Montpellier, prétend l'avoir deviné. Le sentiment du son, dit-il, est inséparable de celui de ses harmonies, puisque tout son porte avec lui ses harmoniques, ou plutôt son accompagnement. Ce même accompagnement est dans l'ordre de nos organes. Il y a dans le son le plus simple une gradation des sons qui sont et plus simples et plus aigus, qui adoucissent par nuance le son principal, et le font perdre dans la grande vîtesse des sons les plus hauts. Voilà ce que c'est que le son. Je laisse juger aux lecteurs si c'est là lui. C'est-à-dire si l'ordre de nos organes disposés à recevoir le son, est le son. Quoi qu'il en soit, si dans cette courte observation j'ai tort, et que Monsieur Steve ait raison, je félicite cette [-115-] académie d'avoir au milieu d'elle un membre qui a rêvé plus profondément sur les sons, que tous les songes des anciens n'ont expliqué la nature du son.

L'harmonie qui est le fort des Italiens, est pour eux un mystere. Ils n'ont sur celle-ci aucun principe. La plupart de leurs compositions sont harmonieuses sans qu'ils sachent dire précisément pourquoi. Ils doivent tout à l'oreille et rien à l'entendement. C'est la machine harmonieuse qui agit en eux, et non point, pour m'exprimer ainsi, l'intelligence harmonique. Il n'y a peut-être pas quatre maîtres dans toute l'Italie qui aient lu le traité d'harmonie de Monsieur Rameau, ou ce qui est plus exact, qui l'aient compris, ainsi que les meilleurs ouvrages qui ont été écrits par les anciens en grec, par les Romains en latin et par les modernes en français; car ces messieurs les compositeurs d'ariettes n'ont point le don des langues, à peine entendent-ils la leur.

Il est vrai que ce que nous appellons de ce nom est une chose de convention dont nous n'avons pas la vraie étymologie, ainsi que tant d'autres dont nous nous servons qui sont à peu près dans le même cas. C'était autrefois un nom propre comme celui de Pierre et de Jean; Or [-116-] Pierre et Jean n'ont rien à faire avec les sciences; et une preuve que nous ne comprenons pas ce qu'elle est, c'est que nous sommes obligés d'avoir recours aux anciens traités pour savoir ce qu'elle a été. Quelques-uns nous disent là-dessus des choses si vagues, qu'elles ne satisfont point les grands artistes, de maniere que dans l'harmonie même nous sommes privés de celle de l'intelligence qui est la premiere des harmonies. On a pris long-tems les consonnes de l'octave pour l'harmonie: on a donné ce nom aussi aux antiphonies. Pendant long-tems elle n'eut point de regles, ce qui suppose une science sans principes. Celles qu'on lui donna furent arbitraires, fondées sur l'approbation; or comme l'approbation est toujours une suite des préjugés, elle n'avait d'autre fondement que celui de l'erreur populaire.

Selon nous l'harmonie est une succession d'accords suivant les loix de la modulation; mais c'est la définir sans définition.

Nous devons à Messieurs Mersenne, Sauveur et Rameau, et non aux Italiens le peu de lumiere que nous avons sur une matiere encore très-obscure; mais des ouvrages de ces savans auteurs, il est sorti quelques étincelles de lumiere qui nous ont éclairé. Il est vrai que Monsieur Tartini a écrit [-117-] harmonie; mais les connaisseurs prétendent que ce n'est pas la vraie. Il avait pourtant devant les yeux des professeurs qui lui avaient tracé la route qu'il devait tenir dans ce labyrinthe; mais les grands artistes aujourd'hui s'égarent exprès pour persuader qu'ils savent mieux le chemin que ceux qui veulent le leur enseigner. Cependant il n'est pas bien décidé si la raison harmonique de Monsieur Rameau est plus raisonnable que celle de Monsieur Tartini; mais ce n'est pas ici ce dont il est question; je dis seulement que les Italiens ont moins étudié cette partie de la musique que les Français, et cela se prouve par les ouvrages d'une nation comparés avec ceux de l'autre. Or quoique les livres servent souvent à augmenter les erreurs, il est certain que de ces erreurs mêmes, il sort une clarté qui dissipe les ténèbres. Le principal inconvénient de l'harmonie est qu'elle ne peut pas être démontrée. Or tout ce qui ne souffre point la démonstration est arbitraire. Dans ce cas celui qui nie, a le même avantage que celui qui prouve. Point de principe, point de conviction; car c'est toujours sur les principes qu'il faut fonder la démonstration.

S'il n'y a point de loix fondamentales, il y en a qui sont tirées du bon sens et de la raison, et celles-ci valent quelquefois mieux que celles [-118-] de ses principes, ou pour mieux dire, ce sont les principes eux-mêmes, car la raison les contient tous; et si dans les sciences abstraites, cette même raison ne peut pas les expliquer, c'est qu'il manque, je le dirai ainsi, les canaux de développement, parce qu'étant subordonnée à une machine organisée elle est bornée par sa méchanique. Un discours académicien est une piece d'harmonie quoiqu'il lui manque les notes. Il doit avoir un sens. Il faut que ce qui précede ait du rapport avec ce qui suit, afin que le tout ensemble représente à l'imagination la pensée de l'orateur dans tous ses rapports. Voilà l'harmonie musicale, ou si l'on veut, les accidens de l'harmonie, car dans ce sens-ci, la partie représente le tout. Or dans la plupart des compositions italiennes, cette union ou réunion des pensées qui se rapportent à un tout, ne s'y trouve presque jamais. L'auteur dans une ariette ou quelqu'autre composition, commence d'abord par dire à l'oreille des spectateurs une chose très-sensée, et quatre mesures après, il en commence une autre qui n'y a aucun rapport; ensuite il reprend son premier sujet, qui étant coupé par le second, fait un parallogisme en harmonie; il reprend ensuite un quatrieme raisonnement qui se trouve coupé par un cinquieme; le tout avec [-119-] un accompagnement d'un orchestre insensé avec la basse continue qui n'a pas plus de bon sens. J'ai fait l'anatomie d'une ariette du célèbre Paesello; j'y ai trouvé d'abord un grand feu d'imagination dans la premiere phrase de son discours; dans la seconde il se radoucit un peu; dans la troisieme il reprend le clinquant d'un fracas musical; sa quatrieme phrase coupe toutes les autres, et la cinquieme jure contre le corps entier de son discours, le tout en très-bon Italien, et en vers excellens du célèbre Metastasio. La musique, comme je viens de le dire, est une espece de discours et qui ne sait pas en lier les pensées, est un mauvais orateur en musique.

Un physicien dira que ce n'est pas ici l'harmonie, mais c'est l'harmonie du bon sens dont je parle qui est la premiere harmonie de la musique. Les Italiens nous regardent comme des apprentifs en musique, parce que dans nos opéra nous battons la mesure. Il faut avouer que c'est un reproche que nous méritons qu'on nous fasse. Il serait tems, pour me servir de l'expression d'un auteur, de nous défaire de ce bûcheron qui fend nos opéra d'un bout à l'autre. Ces coups redoublés de l'homme au bâton placé devant l'orchestre, étourdissent le spectateur sans le mettre en mesure. Cette maniere d'interrompre [-120-] l'harmonie par un bruit sourd, vient de loin. Les anciens de qui nous tenons beaucoup de bonnes choses et peut-être encore plus de mauvaises, marquaient les tems ainsi que nous. Dabord ils battirent la mesure avec le pied, comme le membre le plus propre à faire beaucoup de bruit, et pour la faire entendre de plus loin, ils firent des souliers de fer, avec lesquels ils frappaient la terre, battement qui ressemblait à celui des cyclopes pour forger la foudre. Ce forgeron en musique se plaçait sur une hauteur ou élévation pour que la musique fût entendue de tous ceux qui formaient le concert. Les Italiens regardent l'opéra de Paris comme une compagnie d'aveugles; ils disent pour raison qu'ils ont besoin d'un bâton pour se conduire.

Il faut que la mesure soit dans la tête du musicien; lorsqu'elle n'y est pas, aucun instrument ne saurait l'y mettre. Le bâton qui marque la mesure est aussi inutile à nos opéra que le bâton de maréchal de France l'est à l'armée. Peut-être que cette mauvaise méthode serait plus nécessaire au théatre italien qu'au français, attendu que la plupart des acteurs, et sur-tout des actrices, comme on l'a déja vu, professent la musique sans la savoir. Eux-mêmes battent la mesure à la musique d'église, musique qui revient [-121-] à celle du théatre, car mêmes instrumens, mêmes symphonies, mêmes ariettes, mêmes expressions, même modulation, tout est égal, il n'y a d'autre différence que celle du lieu.

Monsieur Rousseau voudrait pourtant qu'on établît la mesure dans l'église: il parle de la sienne. Il n'y est pourtant question que d'entonner les pseaumes, chant qui n'est gueres plus musical que celui de nos capucins lorsqu'ils disent vêpres. Il dit que le grand chantre protestant qui entonne le premier verset du pseaume devrait battre la mesure, et que faute d'un pareil établissement, les fideles adressent leurs voeux au ciel hors de tems, car il prétend que le chantre n'a pas plutôt entonné une note, que l'extrémité de l'auditoire en enjambe une autre, de maniere que dans le même pseaume une partie de l'assemblée prie Dieu sur un ton, et le reste sur un autre.

Il met à ce sujet sur son dictionnaire de musique une savante dissertation physique: "car, dit-il, "comme les rayons visuels se communiquent à l'instant, de l'objet à l'oeil, ou du moins avec une vitesse incomparablement plus grande que celle avec laquelle le son se transmet du corps sonore à l'oreille, il suffit de substituer l'une à l'autre pour avoir dans toute l'étendue du temple, un chant bien simultané et [-122-] parfaitement d'accord. Il ne faut pour cela que placer le chantre, ou quelqu'un chargé de cette partie de sa fonction, de maniere qu'il soit à la vue de tout le monde, et qu'il se serve d'un bâton de mesure dont le mouvement s'apperçoive aisément de loin, comme, par exemple, un rouleau de papier: car alors, avec la précaution de prolonger assez la premiere note pour que l'intonation en soit partout entendue avant qu'on poursuive, tout le reste du chant marchera bien ensemble."

Mais cet établissement visuel ne peut être bon que pour les protestans qui sont plus dévots pour le service; car les catholiques romains qui vont à l'église ont bien d'autres choses à faire qu'à observer la mesure. D'abord il faut que les femmes qui s'y rassemblent s'examinent de près pour voir comment elles sont coiffées: ensuite on passe aux rubans, aux mouches, au rouge, de là on descend à la parure, c'est-à-dire aux robes, aux juppons, aux garnitures, aux mantilles aux mantillons, et cetera et cetera. Les hommes qui ne vont pas non plus à l'église pour rien, y ont aussi leurs affaires. Ils examinent à leur tour ces mêmes femmes qui se sont examinées entre elles, saluent l'une, parlent à l'autre, sourient avec celle-ci et badinent avec celle-là. Pendant ce tems le [-123-] chantre pourrait battre la mesure comme le forgeron sur l'enclume, que personne ne l'entendrait.

Comme depuis le renouvellement des arts on a fait quantité de machines pour abréger l'art, on a imaginé la chronométrie, instrument qui supplée aux maîtres de musique, dont le mouvement est aussi réglé que peut l'être une machine qu'on regle. Ce maître postiche bat la mesure tout seul, ainsi qu'on a vu en dernier lieu des métiers qui font des rubans sans la main de l'artiste; celui-ci fait de la musique tout seul: il faut supposer pour cela que l'ariette ne change point de tems, et n'aille ni plus vîte, ni plus lentement au commencement qu'à la fin; autrement il en sera de cette machine comme de celle qui marche toujours à la suite de la lanterne magique, qu'il faut arrêter pour en changer le mouvement, puisque les Italiens changent quelquefois de mesure deux ou trois fois dans une chanson. Je compare la chronométrie aux chaises de poste à ressort qui vont bien dans la plaine, mais qui s'arrêtent lorsqu'elles trouvent la plus petite montagne. Monsieur Rousseau a fort bien dit que machine pour machine, il vaut mieux nous en tenir à la note. Il aurait pu ajouter, raison pour raison, notre raisonnement vaut mieux qu'un instrument raisonné.

[-124-] On fait beaucoup valoir le goût italien. Lorsqu'on me cite celui-ci, il me semble qu'on me parle d'un phantôme en musique qui paraît et disparaît, qui n'a ni feu ni lieu. Je demande ce que c'est que ce goût, d'où naît-il? qu'est-il? d'où vient-il? en quoi consiste-t-il? personne ne sait me le dire. Or tout art qui n'a point de loi et qui n'est subordonné à aucune regle, à aucun principe, n'est point l'art, mais le caprice de l'art. Ce serait un beau morceau de l'histoire de la musique italienne que ces goûts qui se sont succédés.

Vinci fit naître un goût qui dura tant qu'il vécut, et un peu après sa mort. Pargolesi en établit un autre qui l'effaça. Bernacchi changea l'un et l'autre et enta le sien sur les deux. Celui-ci vieillit, et Galuppi créa le sien. Depuis Galuppi il s'en est formé un grand nombre qui se sont succédés, et qui sont si différens l'un et l'autre, que cela paraît incroyable. Les uns sont les antipodes des autres. Bernacchi qui fit pleurer par son goût, ferait rire aujourd'hui si on le remettait sur le théatre. Cependant nos passions, nos desirs, l'amour, la joie, le plaisir, les peines que cette musique veut représenter, ne changent point. Un opéra italien composé au commencement de ce siecle, qu'on remettrait aujourd'hui [-125-] au théatre serait des plus insipides, preuve que cette musique n'a point d'appui; car on juge des arts par leur durée. La Vénus de Médicis, les tableaux de Raphael, sont toujours dans le grand goût; c'est qu'ils sont fondés sur la nature qui ne varie point.

Outre le goût, il y a un genre de musique qu'on appelle fantaisie. Ordinairement on fait ici équivoque sur le mot. La fantaisie n'est pas un égarement d'esprit qui mene à l'extravagance, mais un génie fin et délicat, qui, par des idées détournées, ramene à la raison. Plus une fantaisie en musique a de bon sens, et plus c'est une bonne fantaisie; il faut la distinguer de l'égarement d'imagination. Si on fait l'analyse de la plupart des pieces de musique que les Italiens appellent de ce nom, on n'y trouvera que des sons qui parlent à l'oreille. La roulade dans les ariettes est une grande absurdité de cette musique; à considérer cet usage, indépendamment de la coutume, qui fait qu'on se plie aux choses les plus extravagantes, celui ci est un des plus ridicules. Comme cet art n'est autre chose qu'une imitation de la voix parlante, quelle irrégularité ne serait-il pas dans le discours familier de s'arrêter sur une voyelle, et répéter celle-ci pendant quatre ou [-126-] cinq minutes, de maniere que celui qui nous écouterait perdît le fil du sujet? C'est des Italiens que nous tenons cet usage. On a vu que monseigneur Charles Empereur, étant à Rome, envoya des professeurs à la nation pour lui apprendre à rouler; et nous l'avons si bien appris que nous roulons aussi aisément que les Italiens, à quelques tours de gozier près.

La nota ferma, ou point d'orgue, comme on l'appelle à Naples, est une autre fatuité de cette musique. Elle permet au chanteur, contre toutes les loix du bon sens, d'imposer silence à l'orchestre au milieu d'une ariette, pour chanter tout seul sur une note qu'il prend pour base de son chant. Quelquefois dans le fort d'une action où il faudrait que l'acteur s'enfuit, pour remédier à une catastrophe qui se passe derriere la scene, il s'arrête sur le théatre pour former un point d'orgue.

La cadenza à la fin de l'ariette est une troisieme absurdité qui passe les deux premieres. Elle date de la corruption de cet art, c'est-à-dire du grand nombre de notes qu'on y a employées; car il n'était pas question de cadenza lorsque la musique était simple et peu composée. Les grands Virtuosi, comme les Eunuques brillent beaucoup dans ce genre de musique. [-127-] La langue ordinaire de la cadenza est contenue dans la lettre a. Tout musicien qui en emploierait d'autres, passerait pour ignorer son idiome; ainsi dans l'opéra d'Ipermestra, après avoir chanté ces paroles,

Pensa che figlia sei,

Pensa che padre io sono,

Che i giorni miei, che il trono,

Che tutto io fido a te.

il doit reprendre ainsi ce dernier vers, ché tutto io fido a, et doit voltiger sur cet a jusqu'à ce qu'après plusieurs sauts et bonds, il unisse l'a à la derniere syllabe, et finisse par te.

Les grands musiciens poussent cet art au delà de l'ariette. Une cadenza, pour être dans les regles, doit durer sept minutes et trente-six secondes, le tout sans prendre respiration; car il faut que toute cette tirade soit d'une seule haleine, l'acteur en dût-il crever sur la scene.

Si un Tartare ou un Chinois assistait à un opéra italien, il pourrait bien soupçonner l'idée de la premiere ariette, mais il lui serait impossible de deviner le sujet de la seconde, d'autant plus qu'il verrait chanter l'acteur sans articuler; le bon sens veut qu'un art ne soit pas poussé au point qu'il devienne un sujet de dérision chez les étrangers. La raison doit guider l'artiste, [-128-] et cette raison doit être entendue de toutes les nations.

Il faut que je dise encore un mot des tyrans de cette musique, je veux dire des Eunuques, ces monstres de l'espece humaine, qui dirigent l'empire de la scene avec un pouvoir despotique Les compositeurs sont subordonnés à leurs voix, et dépendent absolument de leurs caprices; ils chantent comme ils veulent, et ce n'est jamais comme ils doivent. Chacun a sa méthode, et cette méthode est pour l'ordinaire une corruption. Les tons aigus chez eux décident de leurs talens: c'est à qui chantera plus haut, c'est-à-dire, à qui détonnera davantage.

Ces êtres mutilés sont très-mal au théatre, leur figure irréguliere leur donne un air maussade qui se répand sur leur rôle. Ils ôtent au spectateur jusqu'à la fiction de la scene. En effet, comment supposer qu'un Alexandre, qui a la voix aussi claire que celle d'une fille, ait rien de commun avec ce grand Capitaine? Il faut qu'un homme soit représenté par un homme, et une femme par une femme, et non pas par un être qui n'est ni homme ni femme.

Les naturalistes nous ont dit ce que c'est qu'un Singe; mais ils n'ont pas défini cet animal [-129-] qu'on appelle Eunuque. Il est défectueux dans les trois rapports qui rendent l'homme utile à la société, c'est-à-dire, dans l'état physique, l'état économique, et l'état moral. Dans le physique, c'est un être neutre, incapable de génération, et qui n'entre pour rien dans la scène du monde populaire; c'est un rien dans la nature, une ombre, une figure qui passe. Dans l'état économique, il n'est d'aucune utilité aux individus de son espèce. Les hommes nés pour vivre ensemble, doivent se rendre utiles à la société dont ils sont membres. Le laboureur fait vivre l'état, le guerrier expose sa vie pour le service de sa patrie; le magistrat exerce la justice; le marchand l'enrichit, l'artisan l'habille, et tous ensemble concourent à l'aisance publique; l'eunuque seul déroge à cet ordre. Son état de faiblesse ne lui permet point de prêter aucun service à la république dont il est membre. La guerre lui est interdite, les tribunaux lui sont fermés; il n'est point juge, il n'est point avocat, il n'est point marchand; le commerce et les arts lui sont interdits; il n'a pas même la faculté de se faire moine; du moins un eunuque serait un mauvais moine: il peut seulement se faire prêtre, à condition que lorsqu'il dit la messe, il porte dans sa poche ce qu'il devrait porter ailleurs. [-130-] Reste l'état moral: celui-ci, par une fatalité attachée à leur condition, est plus corrompu que les autres. Des hommes qui ne sont ni peres ni époux, et qui par-là ne tiennent à aucun pays, et ne sont d'aucune patrie, ne sauraient avoir les vertus de citoyens. Des êtres ainsi dégradés sont fiers et superbes par l'endroit même qui les rend méprisables. Malgré leur hauteur et leur fierté, leur ame est petite, basse et rampante.

Guadagni est peut-être le seul qui a des traits pour lui. Un des plus remarquables est d'avoir fait faire anti-chambre à un grand monarque. On sait que tandis qu'il parlait en particulier à sa maîtresse, on vint lui dire que Sa Majesté était dans l'anti-chambre, à quoi il répondit froidement: che aspetti, quando avro finito, entrerà.

Ayant été surpris une nuit dans le lit de la célèbre Cori... par le prince Mona... qui avait le passe-partout de l'appartement, il lui dit: parbleu, Madame, lorsqu'on couche avec un homme, il faut avoir la clef de sa chambre dans la poche, sans quoi on est exposé à avoir des visites indiscrettes par des curieux, à des heures indues.

Comme il était beau garçon, et qu'il chantait bien, une Myladi à Londres, qui voulait [-131-] chanter un duo avec lui tête à tête, lui donna cent guinées d'avance pour l'exécution; mais comme la nuit précédente, il avait chanté deux ou trois grandes ariettes avec une jeune Dame, sa voix se trouva si faible qu'il manqua le duo d'un bout à l'autre. Il sortit piqué du peu de succès de sa voix, et dit à la Myladi, en lui rendant la somme: voilà votre argent, Madame; il n'est pas juste que vous payiez si bien un mauvais musicien; je vous verrai quand la voix me sera revenue.

Ayant perdu une somme considérable avec un prince Allemand voyageur, qui était ce qu'on appelle aujourd'hui en terme de l'art, un grec, il fut averti qu'il avait été volé, et ayant été conseillé de ne pas le payer, il répondit: il a agi avec moi en fripon, je veux agir avec lui en prince; et il lui compta la somme.

Il fit souvent l'aumône à des seigneurs ruinés en Allemagne, de cent sequins à la fois; un de ceux-ci qui avait reçu la somme, fier et hautain comme le sont tous les gentilshommes pauvres, lui dit qu'il lui empruntait cette somme, et qu'il la lui rembourserait. Ce n'est pas là mon intention, lui dit Guadagni, et si je voulais que vous me la rendiez, je ne vous la prêterais pas.

[-132-] Je ne saurais finir le brigandage de la musique italienne, sans parler de ces opéras. De tous les spectacles qu'on a formé dans nos tems modernes, l'opera italien est celui qui choque le plus le bon sens et la raison. Il est composé ordinairement d'un seul homme, qu'on nomme tenore. Je dis d'un seul, car un homme, deux eunuques et quatre femmes, ne font gueres qu'un homme. Monsieur de St. Evremont appelle l'opéra une magnifique bagatelle: on peut appeller celui d'Italie une superbe petitesse. Si quelque chose peut rendre supportable ce spectacle, c'est le spectacle. Lorsque dans un établissement théatral on choque la raison, il faut l'indemniser par les yeux, c'est à-dire, lui présenter une foule d'objets qui réparent le vuide de l'imagination. On peut comparer l'opéra de Paris à une grande république remplie de peuple de tous les ordres, et l'Italien comme un petit état monarchique, qui n'a presque point de sujets. Il est vrai que pour remplacer ce qui manque au chant, on y a substitué des ballets très-nombreux, composés souvent de bataillons quarrés, où la troupe dansante fait la guerre en cabriolant; car l'exercice à feu du roi de Prusse est devenu si à la mode, qu'on le met en danse; mais ces corps de troupes sont étrangers [-133-] à l'opéra. Après qu'ils ont remporté une victoire et fini le ballet par une décharge générale, ils se retirent et ne paraissent plus.

Cette dépopulation de l'opéra retrécit le génie poétique. L'artiste est obligé d'estropier l'intrigue pour y substituer des ariettes. Il est vrai que les théatres en Italie sont d'une grande magnificence; mais ces monumens élevés à l'ostentation, ne servent qu'à faire regretter un art dont le brigandage rend la beauté de l'édifice inutile. Lorsqu'on entre dans ces grandes salles remplies de peintures, de décorations, de scènes et de tribunes dorées, il semble qu'on est dans un temple où l'on attend une divinité qui doit descendre du ciel pour l'habiter, mais qui n'a pas encore paru. Au reste, toute sorte d'émulation en Italie est ôtée à la musique. On y trouve des académies sur toutes sortes d'arts, excepté sur celui que tout le monde y professe. Celle de Bologne, qu'on appelle des filarmoniques, faite pour la musique, n'est guere propre à encourager la musique. Il faut aujourd'hui si peu de génie harmonique pour devenir un de ses membres, que le plus petit artiste peut prétendre à cet honneur.

Cette république chantante s'assemble une ou deux fois la semaine au son du violon, pour [-134-] son état musical. Elle a un directeur qu'on nomme prince; mais ce prince n'a pas plus de part à l'harmonie du chant, que le Doge de Venise n'en a à celle de la république. Lorsqu'un apprentif musicien veut devenir maître, il faut qu'il fasse un chef-d'oeuvre, c'est-à-dire, qu'il compose un menuet, un rondeau ou une fougue, qu'il fait composer par un autre pour se débarrasser de ce soin, et le lendemain il le lit à l'académie d'un air triomphant, ni plus ni moins que s'il était de son crû; toute l'académie crie bravo, et l'apprentif est passé maître.

Comme cette académie est établie dans un pays du pape, où tous les établissemens sont catholiques romains, tous les professeurs à leur réception, doivent déposer la somme de soixante livres tournois, applicable après leur mort aux ames du purgatoire pour le salut de la leur. Le fondateur n'a pas fait attention que l'ame d'un musicien va rarement en purgatoire.

Cependant, comment arrive-t il que cette musique qui péche par plusieurs grands principes, plaît tant; et que les premieres nations lui donnent la préférence sur les autres? C'est par sa douceur, sa mélodie, par un certain arrangement des notes qui forment des sons agréables. Je ne saurais mieux comparer cette musique [-135-] qu'à un amant qui veut plaire à sa maîtresse, qui prend avec elle un ton doucereux, qui radoucit la rudesse de sa voix pour lui charmer l'oreille, qui lui raconte d'une maniere agréable et lui dit joliment tout plein de petits riens, et l'enjole si bien par ses accens tendres et affectueux, qu'elle se rend à sa passion, et se prostitue, si on me permet de m'exprimer ainsi, au son de ses accords amoureux. Voilà la musique italienne. Le professeur n'est occupé que de cette combinaisons de sons qui enchantent les sens, et à laquelle il sacrifie le bon sens et la raison; c'est ce sacrifice qui le fait réussir, par la raison que la corruption des arts fait plus de progrès que leur perfection, et que l'homme par sa nature, est plus porté à ce qui lui plaît qu'à ce qui l'intruit.

On entend dire tous les jours que la musique est <u>ne affaire d'habitude, qu'on s'accoutume à ses <v>ariations, qu'il faut suivre ses goûts et ses cap<ri>ces. Il ne serait pas étonnant que les Tartares ou les Iroquois s'exprimassent ainsi; mais il l'e<> qu'une nation savante et éclairée confonde un a<> fait pour parler à l'ame, avec ce goût bizare et inquiet qui nous fait changer de meubles et d'habits chaque lune.

En ce cas là la philosophie de tous les siecles [-136-] passés se serait bien trompée, et nous en saurions plus que toute l'antiquité.

Le grand triomphe de ceux qui adoptent cette modulation, est qu'elle agit sur nos sens par des sensations très-vives, et qu'ils croient avoir tout dit lorsqu'ils ont ajouté, qu'il faut avoir recours aux causes physiques pour expliquer les morales. Ce n'est qu'un sophisme fondé sur la corruption de cet art, ainsi que cela arrive dans celle des moeurs à l'égard des passions, comme l'amour, l'avarice, l'ambition, où l'ame en s'égarant prend un sens pour un autre. Ce n'est point l'ame qu agit alors, mais la maladie de l'ame: ainsi qu'un homme en délire s'égare, et ne prend plus la raison pour guide.

On fait que la plupart de nos sens agissen sur nous indépendamment de la réflexion; ain<> un homme qui bâille dans une assemblée, fait bâiller toute la compagnie, sans qu'aucun de ceux qui la composent ait résolu auparavant de bâller; cependant l'éducation nous apprend que l bâillement en compagnie est une espece d'i<>politesse, parce qu'il annonce que nous nus ennuyons avec ceux qui sont en notre comagnie; doit-on pour cela justifier le bâillemen parce qu'il provient d'une cause physique? C'est le son ou le bruit de celui qui bâille, qui agit sur [-137-] nous malgré nous; ainsi la musique par ses différentes modulations nous affecte involontairement. Ceci se fait remarquer, sur-tout au théatre tragique, où se passent les plus fortes émotions. Que le célebre Lequint récite le rôle d'Oreste sur le ton des litanies des saints, et le parterre ne sera pas plus agité qu'aux complies des capucins.

Les paroles mêmes qu'on emploie pour exprimer le sentiment ne sont pas nécessaires, puisqu'on voit tous les jours des étrangers dans notre théatre tragique, être troublés et agités sans entendre la langue française. C'est l'art qui en trompant la nature égare les sens. Ces sens une fois trompés s'accrochent où ils peuvent; faute d'un objet principal, ils s'attachent à l'accessoire, car il faut toujours une action, un mouvement à l'ame, une sensation quelconque. Les anciens nous font bien sentir ceci, lorsqu'ils s'opposerent si ouvertement au faste et à la pompe de l'éloquence. Art trompeur, qui a causé une révolution générale dans l'esprit humain, et qui a plus renversé de républiques que la bravoure et le courage n'ont élevé d'empires.

La musique qui n'est autre chose qu'un genre d'éloquence noté, n'en cause pas moins dans [-138-] la nature; c'est quelque chose de prodigieux que les égaremens dans lesquels elle jette notre ame.

Il est certain que l'erreur va souvent jusqu'à nous faire sentir une sensation agréable, de ce qui doit être pour nous un objet de haine et d'indignation. Lorsque j'étais à Constantinople je me rendis chez les Dervis, ce sont des moines musulmans qui prient Dieu au son de la flûte. Ils exécutent ordinairement une musique douce et affectueuse pour inspirer de la dévotion aux fideles ottomans. Les sujets de ces airs sont des hymnes fort tendres; car on se tromperait beaucoup si l'on croyait que la musique ottomane est aussi turque que les turcs; elle a des airs si touchans, que j'en fus moi-même touché au point de verser quelques larmes. Après que le concert spirituel turc fut fini, je fis demander par mon interprete au maître de musique quel était le sujet de cet hymne qui m'avait si fort ému. Le sujet de l'hymne qui vous a rendu si sensible, est en l'honneur de la religion mahométane, pour mettre en dérision les chrétiens qui croient à la Sainte Vierge. Cette agitation me fit juger une fois pour toutes de la foi que nous devons ajouter à nos sens remués par la musique. Voilà pourtant [-139-] les effets de cette grande cause physique dont on se sert pour expliquer avec tant d'emphase ce qui se passe en nous. Mais, dira-t-on, n'y a-t-il pas une modulation innée, un son particulier pour remuer un certain sentiment? Oui, il y en a un; et s'il en était autrement, la nature se serait trompée en donnant indifféremment à chaque vibration de l'air le même ascendant sur nos ames. Les loix de cette grande mere du genre humain seraient arbitraires, c'est-à-dire, indépendantes de tout premier principe; ce qui renverse de fond en comble le systême de l'humanité.

Les fragmens de la musique grecque qui sont parvenus jusques à nous, excitent la même sensation en nous, qu'elles excitaient sur ces peuples, il y a plus de trois mille ans. Le chant grégorien est devenu vieux dans l'église chrétienne, sans avoir vieilli.

L'hymne In exitu Israël de AEgypto, a pour nous la même onction qu'elle avait lorsqu'elle fut créée. On a eu beau changer celle du Pange lingua dans nos tems modernes, lui mettre plus d'accords, plus d'harmonie; les fideles assemblés dans les églises, qui sont les vrais juges en musique, ont prononcé pour lui, et ont rejeté les autres; on ne les chante plus aujourd'hui qu'en Italie, où le goût de la vraie musique est [-140-] corrompu. C'est en suivant le goût de cette nation que nous nous sommes égarés. Notre musique qui a voulu suivre son génie, ressemble à notre cuisine, où nos professeurs en ragoûts se sont si fort écartés de la nature, que si nos ancêtres revenaient de l'autre monde, nous les empoisonnerions dès le premier plat que nous leur donnerions.

Depuis qu'on a perdu le vrai goût du chant et qu'on l'a altéré, si on peut s'exprimer ainsi, par des épiceries musicales, il nous faut du poivre, de la canelle, des clous de girofle, de la noix muscade dans les ariettes, sans quoi nous les trouverions fades et insipides.

Voilà le brigandage de cette musique; il est tems de voir l'influence que celui-ci a sur la nôtre. Depuis quelque tems nous avons non-seulement adopté le génie des ariettes, mais même nous les habillons à la française, ce qui est une des plus grandes dissonnances qu'il y ait entre les deux chants.

Les Anglais ayant pris du goût pour cette musique, essayerent leur idiome. Ils firent d'abord des opéras bretons avec des notes napolitaines; mais voyant qu'ils juraient en bon

anglais, dans toutes les regles de la musique italienne, ils retirerent leur langue, et laisserent chanter les italiens en italien.

[-141-] Les oiseaux qui, comme on l'a vu, sont les premiers maîtres de musique du monde, ont leur ramage particulier: chaque espece chante et fait l'amour dans sa mere langue. Si le hibou voulant faire l'agréable auprès de sa femelle, empruntait le gazouillement du rossignol pour se faire aimer, tous les autres volatiles se mocqueraient de lui. Les étrangers ont été surpris dans l'opéra d'Orphée, de voir un de nos acteurs descendre aux enfers, pour y demander Euridice en français, tandis que la même demande y avait été faite en italien. Il est ridicule de chanter un opéra en deux langues, à moins que dans la seconde, on ne lui fasse un habit neuf en musique. Nous ne parlons que du bout des lévres; les italiens parlent du gozier. La réussite d'une langue qu'on met en musique, dépend beaucoup du nombre ainsi que du mélange de ses voyelles; l'idiome qui en a le plus, est le plus heureux. Dans la comparaison des deux langues, l'italienne a l'avantage sur la française. Par exemple, prononcez l'a: a, fort bien. Le son dont vous venez d'agiter l'air forme un ton parfait, autant que peut l'être un ton simple et décomposé. Maintenant prononcez le c: c, sentez-vous la différence qu'il y a entre ces deux sons? Vous ne pouvez tirer aucune mélodie de [-142-] cette derniere lettre, parce que pour la prononcer il vous faut serrer les dents, et mettre la langue entre la mâchoire supérieure et l'inférieure pour empêcher l'air de s'échapper; au lieu qu'à la lettre a vous ouvrez la bouche, pour ainsi dire, à deux battans. Celle-ci est le grand cheval de bataille des italiens, sur lequel sont montées toutes les ariettes. Le nominatif, le génitif, le nom, le pronom, l'article, le genre, le verbe, l'adverbe, tout en est rempli. Anima mia: en voilà déja trois: mon ame; n'en voilà qu'un. Si un maître Italien et un Français doivent faire de la musique sur cette expression, voici l'avantage qu'aura le premier: il mettra un petit agrément sur le premier a d'anima, il embellira le second d'une roulade, et enjolivera le dernier de mia, par une volade, tandis que le maître français se donnera au diable, sans pouvoir rien faire de son ame; parce que le nominatif mon lié avec ame, forme une liaison dans laquelle il faut faire sentir le n autant que l'a. Tout ce qu'il pourra faire, sera de mettre, pour me servir de l'expression italienne, une petite poggiatura entre ces deux lettres.

Ceci ne regarde que l'accent vocal; car il y a bien d'autres distinctions à faire dans le national, qui est aussi différent que l'air du visage [-143-] de chaque nation. La musique n'est autre chose que les paroles mises en notes, mais il faut que les notes s'accordent avec les paroles. C'est de cette premiere harmonie que dépend celle de la musique.

Oh che felici pianti!

Che amabil martir!

Si vous faites bien attention à ces deux vers, qui sont le commencement d'une ariette de Metastasio, vous trouverez que la moitié de l'ariette est déja faite, parce qu'on ne peut pas les prononcer sans chanter.

Oh quelles pleurs heureuses!

Quel aimable martire!

Vous ne trouverez dans celle-ci ni l'harmonie vocale, ni l'harmonie musicale. Cette opposition est dans le génie des deux langues; ici l'une chante en parlant, et l'autre ne parle pas en chantant. Cela dépend entiérement de la premiere construction du méchanisme vocal, qu'il faut bien distinguer du littéraire; car ces deux vers signifient la même chose, quoique le sens qu'ils rendent mis en musique, soit différent; et c'est cette différence qui dans le chant choque le sens, sans changer le sens.

Je sais bien qu'on a trouvé la traduction d'Orphée française aussi bonne que l'original, [-144-] et la musique adaptée à nos moeurs et à nos manieres; mais je sais bien aussi que beaucoup de gens ne le pensent pas ainsi, et que s'ils ne se récrient point contre cette cacaphonie chantante, c'est que lorsque le préjugé de la musique vient de bien haut, la partie basse chantante ne dit mot; elle murmure tout bas, pour que la prévention ne l'entende pas. Il y a un génie, comme je viens de le dire, dans le chant de chaque nation, qui n'est point celui d'une autre. Envoyez l'académie royale de musique de Paris à Naples pour la former au goût italien; à son retour elle chantera comme une compagnie d'aveugles Napolitains; c'est ce qui vient d'arriver à un professeur Français, qui ayant dépensé son tems et son argent dans cette capitale, pour se perfectionner dans ce chant, après un travail long et assidu, est venu échouer au concert spirituel dans toutes les regles du goût italien.

On dit qu'un célebre chirurgien de l'académie royale de Londres ayant fait l'anatomie d'un gozier italien et celle d'un gozier français, il trouva que le premier, outre la construction humaine, avait quelque rapport avec celui d'un rossignol, et le second avec celui d'un oiseau qu'il ne nomme pas, mais [-145-] qui croasse un peu. C'est sans doute après ces observations qu'un Auteur (*) a dit, que le véritable chant français consiste à nasillonner, à canarder et à chevrotter. Voilà pourquoi, sans doute, Monsieur Gelliot a nasillonné quinze ou seize ans à l'opéra, que Monsieur Gerin a canardé presqu'autant, et Monsieur de Chassé a chevrotté plus long-tems. C'est toujours au physique qu'il faut avoir recours pour résoudre ces sortes de questions. En Italie on mange des pois verds dans le mois de janvier, en France on n'en mange que dans le mois de mai: voilà pourquoi les Français ne chantent pas comme les Italiens.

Mais j'ai des réflexions plus intéressantes à faire sur ce sujet, que celle des pois verds. Depuis la révolution qui s'est faite dans notre musique, il s'en est fait une dans nos moeurs; car les passions suivent toujours le goût du chant. On peut regarder la musique comme la base fondamentale des vices.

Monsieur Jean-Jacques Rousseau ne veut pas que la république de Genève aille à l'opéra (**); [-145 <recte 146>-] il a raison: ce petit Etat qui ne fait gueres que des montres, et qu'à cause de cela l'Espion Chinois appelle le cadran de l'Europe, ne saurait plus lui-même l'heure de ses bonnes moeurs.

L'auteur de l'Esprit des Loix mesure l'ivrognerie des nations par la hauteur du soleil; nous pourrions mesurer notre luxe par les degrés de la musique; car on donne comme on chante: c'est surtout au théatre que se fait sentir ce faste. Du tems de Lulli, lorsqu'on donnait un petit écu à une demoiselle de l'opéra, cette générosité était annoncée dans le Mercure galant; maintenant que nous avons fait des progrès dans cet art, il faut chanter bien plus haut, on ne parle que de cent mille francs, de cinquante mille écus, sans compter la petite oye. Les amateurs de l'opéra vont plus loin: ils portent tous les jours des sommes considérables aux fonds publics, pour laisser à la postérité un monument de leur goût pour l'ariette.

Monsieur Bonnefoi, notaire de Paris, m'a dit, que depuis les premiers opéra de Rameau, la musique avait si bien fait chanter la finance, qu'entre lui et ses confreres, ils avaient voituré au trésor royal plus de soixante millions pour être réduits en rentes viageres, ou constitués en l'honneur et gloire des chanteuses de [-147-] l'opéra, y compris la capriolli, qui est soeur utérine de la musique. Si je voulais rapporter la chose en fidele historien, je pourrais faire voir ici combien de maisons ruinées, de familles réduites à la mendicité, de demoiselles qui ont resté sans mari, d'enfans de famille sans éducation; de banques renversées, d'hommes qui se sont pendus ou noyés. Mais point de pédanterie: il n'y a aujourd'hui que les recteurs des colléges qui écrivent dans un sens moral. A l'égard des diamans, les princesses de coulisses en sont couvertes; elles en ont depuis la tête jusqu'aux pieds. Une de celles-ci vient d'imaginer un petit déshabiller pour assister aux répétitions, où il n'en entre que pour vingt mille écus seulement; c'est pour former le clair-obscur du grand habit diamantaire, dans un jour de fonction.

Pour ce qui est de l'argent comptant, la somme ne peut plus se compter, tant elle est exorbitante. On dit que Mademoiselle la Guerre a dans son coffre-fort autant de troupes numéraires, qu'il en faut pour livrer bataille à une puissance belligérante; et il y a dans le corps militaire de l'opéra plusieurs autres demoiselles toutes aussi guerrieres que Mademoiselle la Guerre; sans parler des vieilles héroïnes, qui se reposent [-148-] sous les lauriers de Cythere, et qui sont aux invalides de vingt mille livres de rente. Voici un autre inconvénient musical: après avoir éprouvé une révolution dans l'espece numéraire, nous sommes à la veille d'en éprouver une autre dans l'espece humaine. Paris va se remplir d'Italiens. Déja les compositeurs d'ariettes, de Naples, de Rome, de Venise, de Florence, de Bologne et de Milan, graissent leurs bottes pour se rendre dans cette capitale; car il n'y a point d'animaux qui aient l'odorat si fin que les maîtres de musique Italiens; ils flairent les louis d'or à cinq cens lieues loin. Ce sont, pour m'exprimer ainsi, les meilleurs chiens numéraires qu'il y ait en Europe. Passe encore pour les maîtres: car lorsqu'il est question de ronger les finances d'un état, quelques chiens de plus ou de moins ne sont pas de grande conséquence; mais ils traîneront après eux toute la bande-joyeuse, basse, contre-basse, flûtes, hauts-bois, violons, fifres, flageolets, trompettes, timbales, timpanons, et cetera moyennant quoi nos pauvres écus s'en iront en Italie tambour battant et méche allumée.

Ce n'est pas tout: les Castrati menacent de faire une invasion en France, comme on l'a [-149-] déja vu, par la requête qu'ils veulent présenter à Monsieur de la Ferté. Si cela arrive, il en sera de cette invasion comme de celle des Normands, peuple à qui on donna un établissement sans en connaître l'origine; moyennant quoi notre musique deviendra une arche de Noé, composée de toutes sortes de bêtes. Je ne dis pas que ces messieurs les Italiens ne soient de fort honnêtes gens; mais il y a des honnêtes gens de certaines nations dont il faut se tenir loin. Il n'y a rien de si contagieux que les moeurs, et il est rare que celles d'un peuple, soient celles d'un autre peuple. Or, des moeurs contraires forment toujours une corruption; de là vient que les grands législateurs de la Chine et du Japon ont défendu toute communication avec les étrangers.

On a fait dans notre gouvernement de très-sages réglemens, pour prévenir les lectures dangereuses, qui corrompent le coeur en gâtant l'esprit; il est étonnant qu'on n'ait pas poussé plus loin cette loi. Est-ce qu'un Roman mis en musique est moins dangereux que celui qu'on lit? Au contraire, il a une volupté de plus, qui est celle de la musique. Regle générale, plus une nation est tendre et sensible, plus on l'agite facilement, et plus il faut l'agiter [-150-] d'une maniere convenable. Malgré cette maxime nous n'avons aucun statut noté, et dans notre code légal, qui est si vaste et si étendu, on ne découvre pas un seul législateur en musique.

Pour remédier à cet inconvénient, j'ai formé un très-beau projet; celui d'un conseil d'ariettes, ou parlement de musique, où toutes les compositions musicales seront visée, parafées et enregistrées. On prendra d'abord un corps politique chantant. Platon prétend qu'on ne peut faire aucun changement dans la musique, qui n'en soit un dans le gouvernement. Aristote le croit de même, et tous les philosophes de l'antiquité l'ont pensé ainsi. Or, comme les institutions sont de même, on doit juger par là combien notre systême doit être altéré, nous qui changeons continuellement de modes, et qui chantons aujourd'hui à la française et demain à l'italienne.

[-151-] STATUTS DU PARLEMENT CHANTANT.

Genie.

Talent.

Gout.

Regles.

Mesure.

Bon sens.

Esprit national.

Toutes les compositions qui manqueront par une de ces qualités, seront mises hors de cour et de procès.

Qualités requises pour devenir Parlementaire.

Aucun membre ne pourra être reçu qu'il n'ait été trois ans enfant de choeur.

Charges principales.

Le premier président chantant sera né à Paris, attendu que cette capitale donne le ton à tout le royaume. Les autres membres pourront être de leur pays, pourvu néanmoins qu'ils ne soient ni Normands, ni Picards, car ces gens là ont la tête dure en musique.

Police.

Le parlement aura douze censeurs musicaux, pour examiner tous les morceaux de musique [-152-] qui paraîtront, et sauront par coeur au moins trois opéra de Rameau, et auront lu son traité sur l'harmonie.

Regles générales.

Afin que le public ne soit pas infecté d'une musique dangéreuse, capable de gâter l'esprit et corrompre les moeurs, tout ouvrage noté sera porté au parlement pour être examiné. Si ce sont des pieces fugitives détachées pour être exécutées dans les guinguettes et les carrefours, il sera nommé un comité particulier pour l'examiner, afin d'éviter les mauvaises impressions; car lorsque le public ne chante pas bien, l'état chante mal.

Prohibitions.

On ne remettra point dans les rues les vaudevilles et couplets qui auront été chantés. Par exemple, si quelque ennemi de Madame la comtesse du Barri voulait réhabiliter la Bourbonnaise, le parlement s'y opposerait, attendu qu'une intrigue chantée est une intrigue consommée, et qu'en musique comme en politique, il ne faut pas réveiller le chat qui dort.

La même prohibition sera établie à l'égard du comte Jean, attendu que son opéra a éte à grand-choeur dans un ouvrage qui a pour titre Anecdotes de Madame du Barri, ainsi que [-153-] la grande ariette de sa généalogie, sur les paroles du vigneron.

Réglement populaire.

Le parlement veillera sur la musique des aveugles qui s'exécute journellement dans les rues de Paris, attendu que leurs opéra font beaucoup de tort à celui de l'Académie royale de musique.

Protection particuliere du grand Théatre.

Le parlement aura un soin particulier de la scène du Palais Royal, attendu que le sort de la France chantante dépend de lui, et que chacun apporte chez soi ce qu'il trouve établi dans son parterre.

Ordonnances sur les maîtres compositeurs.

Chaque opéra nouveau sera porté au parlement de musique deux mois auparavant d'être donné au théatre. La grand'chambre en fera une répétition générale; et après celle-ci, il sera soumis à un examen particulier.

Nomination d'un reviseur d'ariettes.

Le parlement nommera un reviseur pour procéder à l'examen des ariettes, sur lesquelles il aura droit de changer, de modérer, de refondre, d'altérer les passages qui lui paraîtront trop forts ou trop faibles; lui étant enjoint de faire ses annotations en langue italienne, attendu [-154-] que la plupart des maîtres qui composent aujourd'hui pour l'opéra de Paris n'entendent point de français.

Corrections.

S'il trouve une ariette dont la musique ne réponde point aux paroles, et que les notes soient éloignées du sens, il mettra à la marge: aria da mutare.

Si un morceau de musique est faible et languissant, tandis qu'il devrait rendre une expression sonore, il écrira: forte, mà non troppo. Si un air galant est rendu froidement et sans goût, il notera doucement ces paroles: vezzoso è con grazia. Si un endroit doux et pathétique est exécuté avec trop de vîtesse, il écrira ce mot piano; mais si la symphonie d'un opéra est si bruyante qu'elle étourdisse et casse la tête des spectateurs; il écrira, troppo sussurro. Si une ariette est obscène et voluptueuse; il marquera à côté, con sordine acciò che non si senta. Au cas que le compositeur, en voulant imiter dans son opéra une tempête, fasse mugir le vent en musique, lance la foudre et le tonnerre par un orchestre le plus bruyant, il mettra à côté en grand caractere: questa tempesta è una peste.

Défenses faites aux Auteurs.

Les compositeurs qui donneront leurs opéra, [-155-] n'auront droit de représentation pour l'enregistrement, qu'après que la piece sera représentée; c'est-à-dire, que si leur musique tombe il leur sera permis de la relever, en prouvant qu'elle est bonne, quoique le public l'ait trouvé mauvaise.

Nomination d'un copiste.

Afin que les arrêts du parlement soient notés distinctement, Monsieur Jean-Jacques Rousseau en sera le copiste; homme célebre, connu en Europe par ses genres de littérature, et qui n'ayant fait qu'un original en musique, laissera à sa mort des milliers de copies.

Assemblée générale.

Il sera tenu un grand conseil de musique deux fois l'année, pour examiner l'état de la France chantante; et au cas qu'elle soit sortie de son ancienne modulation, il nommera des commissaires pour la faire rentrer dans son ton naturel.

Subordination au Conseil suprême.

Cependant, comme ce corps législatif en musique pourrait devenir despotique, et prendre sur le droit de la couronne chantante, il sera subordonneé à un conseil suprême, dont les membres seront, Monsieur de la Ferté, les Gentilshommes de la Chambre, et le Lieutenant de police, président né. Le conseil suprême sera absolu; et au cas que le parlement de musique refuse d'enregistrer ses arrêts, il sera relégué à Pontoise.

[-156-] En attendant l'établissement de la grand'chambre des ariettes, je finirai par cette réflexion: la musique doit suivre le génie de la nation, et ressembler aux hommes qui la chantent. Elle ne doit pas s'élever au dessus de leurs moeurs, ni descendre au dessous de leurs manieres. Si elle monte plus haut que leur caractere, elle le changera; si elle descend plus bas que leurs passions, elle les irritera; son mode doit flotter entre les deux.

Lorsque le Soleil donna à Phaëton son char à conduire, il lui dit: Si (*) vous montez trop haut, vous brûlerez la demeure céleste; si vous descendez trop bas, vous réduirez en cendres la terre. N'allez pas trop à droite, car vous tomberez dans la constellation du serpent; n'allez pas trop à gauche, car vous iriez dans celle de l'autel: tenez-vous entre les deux.

FIN.

[Footnotes]

(*) [cf. p.iv] Mr. Glouck.

(*) [cf. p.17] Marché public très-bruyant.

(**) [cf. p.17] Le bas peuple.

(a) [cf. p.40] Dans l'opéra de Zénobie, acte I, scene V.

(b) [cf. p.40] Opéra d'Ipermnestre, act. I, scene II.

(c) [cf. p.40] Ibidem acte I, scene IX.

(a) [cf. p.41] Opéra d'Antigone, acte I, scène VIII.

(b) [cf. p.41] Opéra de la naissance de Jupiter, scene III.

(a) [cf. p.42] Le héros chinois, acte I, scène II.

(*) [cf. p.46] Il est l'auteur de l'Orphée.

(*) [cf. p.53] C'était le nom de deux chanteuses des hôpitaux des incurables et de la piété.

(*) [cf. p.63] Monsieur Glouck.

(*) [cf. p.67] Piece comique du Maître de musique Anfossi.

(*) [cf. p.145] Voyez le Dictionnaire de musique.

(**) [cf. p.145] Voyez sa réponse à Monsieur d'Alembert sur le théatre.

(*) [cf. p.156] Nec preme, nec summum molire per caetera currum,

Altiùs egressus coelestia tecta cremabis,

Inferiùs terras: medio tutissimus ibis.

Nec te dexterior tortum declinet in anguem,

Nivè sinisterior, pressam rota ducat ad aram,

Inter utrumque tene.

Ovide. Métamorphoses. livre II.


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