TFM - TRAITÉS FRANÇAIS SUR LA MUSIQUE

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Fn and Ft: HOLLET TEXT
Author: Holbach, Baron Paul Henri Dietrich d'
Title: Lettre a une dame d'un certain age, Sur l'état présent de l'Opéra
Source: Lettre a une dame d'un certain age (L'Académie Royal de Musique, 1752; reprint ed. in La Querelle des Bouffons, Genève: Minkoff, 1973), 1:119-132.

[-i-] LETTRE A UNE DAME D'UN CERTAIN AGE, SUR L'ETAT PRÉSENT DE L'OPÉRA.

EN ARCADIE,

Aux dépens de l'Académie Royal de Musique.

1752.

[-1-] LETTRE A UNE DAME D'UN CERTAIN AGE, Sur l'état présent de l'Opéra.

MADAME,

Ce fut, il n'en faut pas douter, un pressentiment qui vous détermina à quitter une Ville dans laquelle il alloit se passer les plus étranges extravagances. Que vous êtes heureuse de n'en avoir pas été témoin! et qu'il est triste pour moi d'être destiné par vos ordres à vous annoncer des malheurs auxquels je sens déja toute la part que vous allez prendre! Ecoutez, Madame et frémissez. Les tems que vous aviez prédits sont arrivés. Nous avons vû, à la honte de la Nation et de notre siécle, le Théâtre auguste de l'Opera [-2-] profané par d'indignes Bâteleurs. Oui, Madame, ce spectacle si grave, si vénérable, dont l'immortel Lulli son fondateur sembloit avoir pris soin d'écarter les ris insensés et la gayeté indécente, a été abandonné à des Histrions Ultramontains: sa dignité vient d'être avilie par les représentations les plus burlesques et par la musique la plus folâtre: une joye bruyante et des éclats immodérés ont déchiré le voile de ce Temple et succédé au sang froid, noble et majestueux, et aux applaudissemens sages et mesurés des admirateurs de Campra, de Mouret, de Destouches. O tems! O moeurs!

C'est à nos jours, à ces jours de dépravation, de mauvais goût et de vertige qu'il étoit réservé de déconcerter des visages austeres qui avoient été depuis si longtems l'étiquette au Théâtre Lyrique.

On rit à l'Opera, on y rit à gorge déployée! Ah, Madame, peu s'en faut que cette triste idée ne me fasse pleurer.

Hélas! cette révolution ne fut que trop clairement annoncée, lorsqu'un Novateur sacrilege osa s'affranchir des routes connues, et porter à nos oreilles des accords ignorés. Les bons Citoyens n'entendirent pas les simphonies d'Hippolite et d'Aricie, les ouvertures [-3-] des Indes Galantes et des Talents Lyriques, sans en frémir. Ces vieillards à perruques respectables, que leur longue expérience et la vivacité de leur organe ont mis en droit de juger depuis soixante ans sans examen et sans appel, interrompirent les représentations de Platée par leurs sanglots et leurs gémissemens; et nous, Madame, s'il vous en souvient, nous expiâmes alors la profanation de la Scene Lyrique par la douleur la plus profonde.

Le Ciel n'a point entendu nos voeux; et le fatal événement dont Platée, ce phénomene terrible nous menaçoit, est enfin arrivé. Le François a abandonné la musique de ses Peres; il court en foule à des productions monstrueuses et dont nous n'avons aucune idée; il prétend y découvrir chaque jour des beautés nouvelles. Jamais on ne vit un pareil fanatisme. Trois misérables intermedes ont fasciné le Public depuis trois mois, et ont été plus applaudis à la cinquantiéme représentation qu'ils ne l'avoient été à la premiere. Je n'aurois jamais fini, s'il falloit vous décrire toutes les folies que je vois et tous les blasphêmes que j'entens aux représentations de ces intermedes. "C'est, disent nos modernes Entousiastes, une musique dialoguée [-4-] comme il n'y en a point. Ce sont des chants simples, élégans et expressifs, comme nous n'en avons jamais entendus; ils suffiroient seuls pour mettre au fait des paroles. C'est le ton de la nature toujours rendue avec force et vérité, et souvent dans les instans où il paroît le plus impossible de la saisir. Ce sont des accompagnemens qui piquent l'attention, qui concourent à l'expression et qui soutiennent la voix sans l'étouffer. Ce sont des finesses dont nos imbécilles ne se sont jamais doutés que leur art fût susceptible.... Et que signifie ces noms Bâteleurs, Boufons, quand on les donne à des Comédiens qui expriment avec la derniere délicatesse des passions communes à tous les hommes, et qui les représentent par les endroits les plus frappans? Quelqu'un qui jugeoit mieux de cette peinture extraordinaire, disoit, c'est la chose même, et ce sont en même tems des accents divins.....! Y a-t-il rien de si surprenant que la longue opiniâtreté avec laquelle nos grands-peres et nos grandes-meres ont admiré les compositions les plus plattes.... Mais ils ne les admiroient après tout que faute d'en connoître de meilleures.... Ils venoient [-5-] pour s'amuser, ici les bonnes gens, et ils s'y ennuyoient. Il s'écrioient en bâillant: Ah que cela est beau! et nous aurions continué comme eux à prendre l'Ennui pour de la Dignité, si ces Italiens, si opposés à notre pompeuse et léthargique harmonie, n'étoient venus nous arracher le bandeau, et nous apprendre que la musique est susceptible de variété, de caractere, d'expression et d'enjouement; qu'elle peut être tendre sans fadeur, naturelle sans monotonie, gaye sans trivialité, nombreuse sans confusion.... Quels duos que les nôtres! et quels duos que ceux du Joueur et de la Serva Padrona! Il y a plus de génie dans un seul de ces morceaux que dans nos immenses compilations de notes.... Secouons une bonne foi le joug du préjugé national, et ne rougissons point de céder à des accents qui ont enchanté toute l'Europe...... Après les leçons qu'on vient de nous donner, il seroit bien étonnant que nous revinssions à une musique gothique et barbare qui a fait assez longtems notre ennui et la risée des Etrangers.

Telles sont, Madame, les horreurs que vous seriez forcée d'entendre à ma place. Les nombre. Les noms respectables de Lulli, de [-6-] Campra, de Destouches et de Mouret, ou ne se prononcent plus, ou sont accompagnés de quelqu'épithete injurieuse. Il n'est plus question que d'un Pergolese, d'un Orlandini, d'un Latilla et d'une foule d'autres gens ignorés dont, il me semble, Madame, qu'on ne parloit pas de notre tems.

Voilà les personnages dont on prétend que nous prenions le ton, nous qui sommes en droit de le donner à toute l'Europe. Mais s'il faut des originaux à nos Enthousiastes; qu'ils nous laissent jouir en paix de notre musique qui, de l'aveu de tout le monde, est la chose la plus originale. Que les Etrangers qui nous accusent de légéreté, écoutent, s'ils l'osent, les productions de nos Compositeurs, et qu'ils rougissent de leur calomnie. La musique Italienne a subjugué toutes les autres Nations; eh bien, tant mieux; il n'en sera que plus honorable pour nous d'avoir constamment résisté à un torrent qui a entraîné tant de barbares.

Mais après vous avoir affligée par le récit de nos désastres, il ne faut pas vous laisser ignorer nos justes motifs de consolation. Au milieu de la perversion générale, il est resté d'honnêtes Israëlites qui n'ont point fléchi le genou devant l'Idole du jour; et si vous [-7-] vouliez faire grace à cette Ville en faveur de quelques Justes, vous les y trouveriez encore. Certes les Petits violons ont bien mérité dans cette occasion le nom de Grands. Toûjours fidéles à l'anciennes mélodie, ils ne se sont point amusés inutilement à faire les zélés; ils n'ont point cherché à contenir le torrent du fanatisme; mais par des détours adroits, par des ruses qui leur sont familiéres, ils ont travaillé sourdement à détruire l'oeuvre à laquelle ils feignoient de se prêter ouvertement. Ils ont adroitement fixé à trois le nombre d'intermedes, jamais ils n'ont consenti qu'on les accompagnât des ballets et autres ornements que les Apostats appellent la Rocambolle de nos Opéra. S'ils n'ont pû malgré cela en lasser le Public, il faut convenir que c'est la faute de ces maudits intermedes, et non la leur. Le soporatif Acis et la narcotique Arethuse étoient les contrepoisons les plus efficaces qu'on pût opposer à la nouveauté, et ils les ont employés; avec peu d'effet à la vérité, mais c'est encore la faute de ces intermedes invulnérables. Croyez aussi, Madame, que pour assommer des sons trop séducteurs, ils n'ont pas épargné les coups redoutables de leur bâton. Une justice qu'il faut leur rendre encore avec tout le monde; [-8-] c'est qu'ils ne se seroient point prêtés d'abord à cette nouveauté, s'ils avoient eu le moindre soupçon qu'elle dût augmenter la recette de l'Opera.

La saine partie de notre Orchestre a merveilleusement secondé ces deux braves. Les bras les plus vigoureux qui le composent n'ont rien omis pour défigurer, ou si vous voulez, pour naturaliser les fatals accens qui font tourner la tête à nos François; ils ont mis en usage les accompagnemens tantôt traînans, tantôt forcés, presque toujours à contresens, les tons faux, les mouvemens estropiés, en un mot toute leur science. A ces témoignages authentiques de leur sincere opposition aux progrès des accens Ausoniens, nous nous sommes écriés: "Courage fidéle Orchestre! l'inflexibilité de votre goût et la roideur invincible de vos bras, nous sont des garants assûrés de la durée de notre musique. Qu'ils paroissent ces Pergoleses, ces Orlandinis, et tous ces prétendus Orphées Italiens; qu'on vous les abandonne, et ils expireront bientôt sous vos doigts indomptables; et vous continuerez de briller par votre premier coup d'archet; et malgré quelques traîtres qu'on ne distingue que trop bien parmi vous, vous resterez à jamais, [-9-] comme vous prétendrez l'être depuis long-tems, le plus singulier Orchestre du monde."

Vous vous doutez bien, Madame, que dans une affaire de cette importance, nous ne sommes pas demeurés oisifs le vieux Commandeur et moi. Nous avons d'abord criés à l'indécence, au scandal; mais comme les applaudissemens redoublés étouffoient nos voix, nous avons pratiqué des souterrains, formé des cabales, semé des bruits. Le Commandeur me répond de toutes les femmes jolies ou qui prétendent l'être. "Crois-moi, me dit-il, mon pauvre Chevalier, ces femmes veulent être regardées, et ne goûteront jamais une musique que les hommes écoutent. Et nos petits Messieurs qui'aiment à fredonner? tu t'imagines donc qu'ils supporteront des pieces où il n'y a pas un malheureux air qu'ils puissent estropier?" En revanche je lui promets et nos Compositeurs qui n'auroient qu'à souffler dans leurs doigts, si cette musique venoit à prendre, et la plûpart de nos chanteurs et chanteuses qui, à l'exception de deux, seroient forcés de sauter du Theâtre à la Guinguette. J'en rencontrai derniérement un que je connois; il étoit triste et pensif; il n'étoit pas difficile de deviner [-10-] la cause de son inquiétude; nous sortions d'une représentation où ces maudits bouffons avoient été applaudis des pieds et mains. "Qu'avez-vous, mon ami, lui dis-je? vous me paroissez tout chagrin. Eh, Monsieur le Chevalier, me répondit-il, ne voyez-vous pas que si le public se laisse ensorceler plus long-tems par ces Trin-trin-trin, je suis ruiné? Monsieur Geliotte et Mademoiselle Fel se tireront toujours d'affaire; mais convenez qu'il seroit dur d'aller chanter dans les rues à mon âge.

En vérité, Madame, son état me fit pitié, et j'en soupai mal: c'est un garçon à qui il ne manque qu'un peu d'oreille et d'étude, pour être un Acteur admirable; et il ne faut pas souffrir qu'on introduise parmi nous une musique qui exige des qualités qui lui manquent, et à beaucoup d'autres qui ne s'en doutent guéres.

La perte de tant d'excellens sujets que cette musique baroque ne manqueroit pas d'entraîner, m'en rappelle une autre qui vous causera d'abord la plus grande consternation. Geliote, cet homme qui de l'aveu de nos détracteurs les plus outrés, est un Chanteur inimitable, nous quitte; ah Madame, dans quelle conjoncture! Cependant calmez un peu vos inquiétudes; on a découvert dans [-11-] les antres de Vulcain, un Ciclope dont on espere les plus grandes choses; et l'on se flatte que six mois de magasin, le mettront en état de nous dédommager de toutes nos pertes. Cela seul ne devroit-il pas décider en faveur de notre musique: des études commencées dès la jeunesse la plus tendre, et continuées pendant des années entieres, suffisent à peine pour former un Chanteur Italien; c'est assez pour les nôtres de solfier pendant quelques mois; et on les en a même quelquefois dispensés, sans qu'on s'en trouvât plus mal.

Consolez-vous donc un peu, Madame; nous serions bien mal-adroits, si nous ne parvenions pas à dégouter un public dont l'inconstance et la frivolité ont été des ressources assurées en tant d'autres circonstances infiniment moins importantes. Nous ferons tant que les Histrions seront renvoyés pardelà les Monts; et j'aurai l'honneur de vous instruire du succès de nos intrigues. En attendant, je suis avec un profond respect,

MADAME,

Votre très-humble et très-obéissant Serviteur. * * *


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