TFM - TRAITÉS FRANÇAIS SUR LA MUSIQUE

Data entry: Peter Slemon
Checked by: John Reef
Approved by: Peter Slemon

Fn and Ft: LAUGAP TEXT
Author: Laugier, Marc Antoine
Title: Apologie de la Musique françoise, contre Monsieur Rousseau
Source: Apologie de la Musique françoise, contre Monsieur Rousseau (1754; reprint ed. in La Querelle des Bouffons, Genève: Minkoff, 1973), 2:1145-1226.

[-i-] APOLOGIE DE LA MUSIQUE FRANÇOISE,

CONTRE MONSIEUR ROUSSEAU.

Nostras qui despicit Artes

Barbarus est....

M. DCC. LIV.

[-iii-] AVERTISSEMENT.

JE souhaite que ceux qui liront cet Ecrit soient dans les mêmes dispositions où j'ai été en le composant; que ni la prévention pour les richesses de leur Pays, ni le penchant pour les modes étrangères ne déterminent leur opinion; qu'ils ne consultent que la raison et le sentiment, guides les plus nécessaires et les moins trompeurs dans l'étude des Arts. Toute dispute contre le goût national d'un peuple qui n'est rien moins que barbare, ne sauroit être poussée avec trop de ménagement, soûtenë avec trop de réserve, décidée avec trop de circonspection. L'autorité d'un homme tel que Monsieur Rousseau, pourroit faire illusion dans une matière qui est du ressort de l'esprit et du goût. [-iv-] Son style nerveux et plein de feu, la fécondité de ses pensées, la force de ses raisonnemens, l'étendue de ses connoissances sont des armes très-dangéreuses entre les mains d'un ennemi. N'en ayant point de pareilles à lui opposer, je n'aurois point entrepris de lui faire résistance, si je n'avois été enhardi par la bonté de la cause que j'ai à défendre. Pour maintenir les droits qu'il veut nous ravir, il suffira de les faire connoître: comme il ne pouvoit les détruire qu'en dissimulant une partie de ce qu'ils sont, il s'est attaché à en obscurcir et à en défigurer la nature. Mon intention est de réclamer contre cette petite supercherie. Le public jugera de nos efforts: l'équité est inséparable de ses arrêts, tout est soumis à ses décisions infaillibles.

[-1-] APOLOGIE DE LA MUSIQUE FRANÇOISE.

J'Avois toûjours crû que notre Musique n'étoit pas sans défauts; mais je n'imaginois point que sérieusement on entreprît de nous prouver, que les François n'ont point de Musique, qu'ils n'en peuvent avoir; que si jamais ils en ont une, ce sera tant pis pour eux. Quoique je connus déja le goût décidé de Monsieur Rousseau pour le paradoxe, et les ressources que lui fournit son esprit pour donner une couleur de vérité aux idées les plus hardies [-2-] et les plus singulieres: j'avouerai que le trait qu'il vient de nous lancer surpasse tout ce que je pouvois attendre d'un Auteur, capable de soûtenir qu'éclairer les hommes, c'est les corrompre.

Par quelle fatalité la Musique seroit-elle donc le seul des Arts dont nous ne pourrions atteindre la perfection? On nous permet de croire que nous excellons dans tous les autres Arts; on nous interdit dans celui-ci jusqu'à l'espérance du succès le plus médiocre. Notre Musique n'est que du bruit, notre chant un aboiement continuel, notre harmonie est brute, nous n'avons ni mélodie, ni mesure. Cette barbarie qu'on nous attribue d'un ton assez aigre, on la suppose tellement essentielle à notre Nation, qu'on nous décide dans l'impossibilité absolue de nous en défaire. Le reproche est au moins outré; et malgré l'opinion avantageuse que j'ai des lumières et des connoissances de Monsieur [-3-] Rousseau, je crois fermement qu'il nous fait injustice.

Examinons sur quoi il se fonde pour nous traiter si durement. Toute Musique nationale tire, dit-il, son principal caractère de la qualité du langage; or la langue Françoise n'est point du tout propre à la Musique, donc les François n'ont point de Musique et ne sçauroient en avoir. Tel est en substance le raisonnement qu'il inculque avec beaucoup de confiance, et qu'il développe avec beaucoup d'art. Malheureusement le principe est faux et l'application encore plus fausse, c'est ce que je vais tâcher de rendre sensible.

I.

Pour mettre de l'ordre et de la clarté dans la discussion de ces deux points importans, avant toutes choses, convenons des termes, et du sens qu'il est nécessaire [-4-] d'y attacher. Qu'est-ce que la Musique? C'est, si je ne me trompe, l'art de peindre et d'émouvoir par le moyen des sons. Je m'en tiendrai à cette définition, jusqu'à ce qu'on m'en donne une meilleure; et je crois, tout bien examiné, que c'est la plus exacte qu'on en puisse donner. La Musique a le même objet que la Peinture et la Poësie. Parler à l'imagination et remuer l'ame, c'est la destination commune de ces trois Arts. Ils ne different que par les routes particulières que chacun prend diversement, pour arriver au même but. La Poësie employe les richesses du style, et la cadence du vers; la Peinture a les lignes et les couleurs à son usage; à la Musique appartiennent l'harmonie, la mesure et le chant. Des sons qui font image et qui excitent le sentiment, sont donc de la vraie Musique. Si l'image est bien naturelle et bien vive, si le sentiment a de la force et de la vérité, la Musique est excellente.

[-5-] Ce principe établi, les conséquences sont toutes au désavantage de Monsieur Rousseau. Il suit delà évidemment que le caractère d'une Musique nationale ne dépend point de la qualité du langage; mais de la mesure du génie. C'est le génie, et le génie lui seul qui enfante ce que la Musique a de plus aimable et de plus touchant. Ses tendres douceurs, ses vivacités légeres, ses langueurs tristes et sombres, ses duretés, ses fureurs, ses rapidités, ses désordres, sont le fruit, non d'une langue qui se prête plus ou moins facilement aux charmes de la mélodie; mais d'un esprit qui se livre à des inventions pleines de feu, et qui assujettit l'harmonie à ses idées.

Quoi qu'on en dise, le vrai génie est de toutes les Nations. Si la Nature n'a pas eu pour elles une libéralité uniforme, ses prédilections et ses rigueurs n'ont jamais été jusqu'à tout donner aux unes, et tout refuser aux autres. Les [-6-] grands talens plus ordinaires en certains climats, ne sont nulle part des fruits contre nature. N'incitendons point sur l'aigreur et la rudesse du langage. Toute Nation où le génie fait briller son flambeau, peut avoir de la vraie Musique. Par tout où je trouve des Peintres et des Poëtes, je puis rencontrer des Musiciens. Dès que l'imagination et le sentiment me secondent, le principal est fait. Pour produire du beau, de l'excellent en Musique, il ne me reste qu'à bien user des moyens que l'Art me présente. L'étude me les fait connoître, la pratique me les rend familiers, l'expérience m'en démontre les effets divers, et j'en fais des choix plus ou moins heureux, selon que j'en ai des idées plus ou moins précises.

La mélodie, l'harmonie et la mesure sont, comme dit très-bien Monsieur Rousseau, les seules ressources du génie musical. La mélodie détermine la succession des [-7-] sons, l'harmonie en régle l'union, la mesure en fixe la durée. Que fait à tout cela le langage? On peut composer des chants très-mélodieux, les accompagner d'une harmonie très-pure, y joindre l'extrême précision de la mesure, sans y mettre de paroles. Cette Musique où le langage n'entrera pour rien, n'aura-t-elle pas un caractère et une expression? Ne sera-t-elle pas de la vraie Musique? Le Compositeur inventera son sujet plus ou moins bien, il lui donnera des graces plus ou moins piquantes, il le traitera avec plus ou moins d'énergie, non selon qu'il sera Italien ou François; mais selon qu'il aura plus ou moins de génie.

Il ne sert de rien, d'avancer d'un air chagrin, que dans l'état actuel de la Musique Françoise, la mélodie est insipide, l'harmonie est confuse, la mesure ne se sent point. Ces défauts, quand ils seroient aussi réels qu'on le suppose, prouveroient tout au plus, que nous [-8-] manquons actuellement d'habiles Compositeurs, et non pas que ce vice de composition est un vice national essentiellement causé par le caractère de notre Langue. La Langue latine est commune à toutes les Nations. S'il étoit vrai que la Musique tire son principal caractère de la qualité du langage, les paroles latines mises en chant devroient produire dans tous les Pays le même caractère de Musique. Or le contraire est évidemment certain. Le goût national se fait également sentir dans le chant du latin et du François, et nos Motets sont aussi différens des Motets à l'Italienne, que Lully differe du Pergolese. Il faut donc reconnoître que la qualité du langage ne fait rien au caractère de la Musique; et que malgré notre vilain et maussade François, nous pouvons, si nous avons du génie, composer de très-beaux chants; tout le monde sçait qu'une Langue douce et sonore, fournit [-9-] plus aisément et avec plus d'abondance des paroles propres à être chantées. Mais enfin ce n'est point des paroles que la Musique tire son expression. Elles ne servent qu'à désigner l'objet que le Musicien a dû peindre, le sentiment qu'il a dû exciter. Elles offrent l'explication du tableau: le tableau n'en sera pas moins bon, parce que l'explication est mauvaise.

II.

L'application du principe est encore plus fausse que le principe même. Je conviens avec Monsieur Rousseau qu'il y a des Langues plus ou moins propres à la Musique; mais je n'ai garde de lui passer que la Langue Françoise n'y est point propre du tout. L'artifice avec lequel il oppose nos sons mixtes, nos syllabes muettes, sourdes et nazales, la dureté de nos consones et de nos articulations, à la douceur de la Langue Italienne, où [-10-] les articulations sont peu composées, la rencontre des consones rare et sans rudesse, la prononciation facile et coulante, les voyelles sonores et pleines d'éclat, prouve à la vérité que l'Italien a de grands avantages sur le François; mais ce n'est pas là de quoi il s'agit. Pour justifier l'odieuse exclusion dont on nous menace, il auroit fallu nous convaincre, que non-seulement il y a des duretés dans notre langue; mais que tout en est dur, aigre, rude, sourd, criard.

Nous gémissons depuis long-tems des imperfections de notre Langue; mais nous prétendons avec raison, que sans être susceptible d'une douceur extrême, il dépend de ceux qui la possédent et la parlent bien d'en tempérer heureusement la dureté. Nos bons Auteurs trouvent le moyen d'adoucir et de cadencer leur style, de lui donner une tournure légere et coulante, d'en régler la marche, ici avec une grave et pompeuse [-11-] lenteur; là avec une volubilité vive et brillante, tantôt avec une tranquillité simple et naturelle, tantôt avec fougue, rapidité, précipitation.

Si la langue Françoise n'avoit ni douceur, ni harmonie, où en seroient nos Poëtes? Comment viendroient-ils à bout de faire des Vers? Notre Censeur voudroit-il nous rendre encore la versification impossible? Il est trop instruit de nos succès, pour nous contester en ce point la possession où nous sommes de ne le céder qu'aux Romains et aux Grecs. Le nom qu'il porte réclameroit contre son injustice, en rappellant le souvenir d'un Poëte, dont on peut bien nous reprocher les malheurs; mais dont il est impossible de méconnoître les talens. Quelle Muse lirique a jamais mieux connu la pureté et les finesses de l'harmonie, pour en faire un usage plus régulier et plus constant? Les Odes, les Cantates de l'immortel Rousseau, ne réunissent-elles [-12-] pas à tout le feu de la poësie, toutes les graces de la versification? Cet Auteur charmant a connu les vrais richesses de notre Langue. Douce et sonore dans ses Vers, elle flatte l'oreille délicieusement. Le pinceau le plus moëlleux ne fondit jamais les couleurs d'une maniere plus suave. Cet exemple qui n'est pas unique parmi nous, montre que les duretés de notre Langue disparoissent, sous une plume qui la manie habilement.

Monsieur Rousseau y pense-t-il, lorsqu'il soûtient que nous n'avons point de prosodie, ou que nous n'avons qu'une prosodie fort incertaine. Pour moi qui suis bien éloigné de connoître toutes les propriétés de notre Langue, je crois sentir que nous avons une prosodie, et qu'elle n'a rien d'incertain. N'avons-nous pas des longues et des brèves? Les unes et les autres ne sont-elles pas suffisamment déterminées par l'usage? Leur arrangement [-13-] est-il arbitraire? Leur déplacement n'est-il pas toûjours vicieux? Quiconque a une exacte connoissance de la langue Françoise, est persuadé, qu'il n'y a pas plus d'indétermination sur la longueur et la briéveté de nos syllabes, que sur la signification propre de nos mots en apparence les plus sinonimes. Je doute même qu'on réussisse jamais à bien parler et à bien écrire, tandis qu'on abandonnera l'étude de cette prosodie occulte, qui pour être négligée, n'en est pas moins existante.

Il est certain qu'il y a un arrangement de mots qui donne de l'harmonie à nos phrases. Cet arrangement consiste à éviter les rencontres dures, à varier la nature et la durée des sons, à semer dans le style d'agréables liaisons et des repos cadencés. Tout cela se pratique aisément quand on possede bien la Langue; mais rien de tout cela ne peut se faire, sans une prosodie régulière, qui donne [-14-] à la durée de chaque syllabe un temps déterminé. Si l'on ne sent point dans certains Ecrits de nos Auteurs cette harmonie de style, leur négligence ne doit point faire imputer à la langue Françoise des imperfections qu'elle n'a pas. Ce n'est point par les abus qu'on y introduit; c'est par les beautés dont elle est susceptible qu'on doit juger de son mérite.

Nous avons des longues et des brèves comme dans le Latin. Leur combinaison n'est pas plus arbitraire dans nos Vers qu'elle l'est dans la versification Latine. Parmi nous la rime seule ne fait pas le Vers, il y faut une mesure et des repos. Lorsque le Vers est bien fait, la cadence en est si marquée, que naturellement sa déclamation dégénere en une espéce de chant. Que dis-je! il seroit possible, si on vouloit s'en donner la peine, de fixer dans nos Vers comme dans les Vers Latins, non-seulement le nombre des [-15-] syllabes; mais la quantité propre de chacune, d'en prescrire et d'en borner toutes les variations.

Pour établir l'incertitude de notre prosodie, Monsieur Rousseau nous oppose que nous avons des longues plus longues les unes que les autres. J'en conviens, et je ne sçai s'il pourroit nous citer une seule langue vivante, où ce prétendu défaut ne se rencontre pas. Le Latin qui en paroît exempt, l'étoit-il en effet dans la bouche des Romains? Ce défaut, si c'en est un, ne sçauroit mettre d'incertitude dans notre prosodie; parce qu'après tout le plus ou le moins de longueur de nos syllabes n'a rien d'indéterminé. Nous savons précisément quelles sont les syllabes qui demandent une prononciation plus ou moins allongée. Je crois au reste que ces longues plus longues n'ont rien en elles-mêmes de vicieux. Il me semble qu'elles ajoûtent de l'agrément, en fournissant un moyen de [-16-] varier l'harmonie, par une plus grande variété de prononciation.

La langue Françoise n'est donc point essentiellement dépourvûe de douceur et d'harmonie. Les beaux Vers de nos Poëtes garantiront cette vérité à tous ceux qui les connoissent. Il est faux par-conséquent que la langue Françoise ne soit point du tout propre à la Musique. Qu'on dise qu'il faut réfléchir beaucoup et peiner un peu pour lui donner un caractère mélodieux, il en résultera une facilité moins grande que dans l'Italien, nous l'avoüons; mais ce qui n'est que difficile ne doit point être traité de chimérique, et Monsieur Rousseau a trop de hardiesse dans l'esprit pour confondre ces deux idées. Nous pouvons donc avoir de la Musique, et si nous en avons une, ce ne sera pas tant pis pour nous.

[-17-] III.

Notre ingénieux Censeur ne se borne point à présumer les vices de notre Musique des défauts de notre Langue. Il attaque notre Musique en elle-même: il ne lui trouve que des ornemens puériles, ridicules, gothiques, nulle imagination, nul feu, nulle expression. Ce n'est donc pas assez d'avoir contre lui obtenu le droit, il faut malgré lui établir le fait.

Je n'imiterai point sa partialité pour la Musique ultramontaine. Par enthousiasme pour notre goût national, je ne répondrai point en récriminant. Si je voulois user de tous mes avantages; j'aurois bien des raisonnemens à faire sur les singularités de cette Musique Italienne, qu'on nous donne hardiment pour la meilleure et l'unique. Je pourrois dire, sans trop charger le portrait, qu'elle n'a [-18-] rien de vrai et de naturel, que ses mouvemens sont presque toûjours exagérés, ses variations brusques et bisarres, que sa vivacité dégenère en folie, sa douceur en mollesse, sa hardiesse en emportement, son sérieux en mélancolie, que sa manière est extrême en tout. Je pourrois dire que malgré sa pureté d'harmonie et sa précision de mesure, la plûpart de ses chants ne sont que des chants de fantaisie qui font valoir le son des paroles, sans en exprimer le sens; des chants ou sans nécessité et sans régle, se trouvent entassées toutes les difficultés de l'intonation, et qui ne se font admirer que par la difficulté vaincuë; des chants pleins de haut et de bas qui ménent de l'un à l'autre par des passages souvent forcés, par des routes toûjours extraordinaires. Je pourrois dire que cette Musique ressemble aux feux d'artifices, qui éblouissent et qui n'éclairent pas, aux sauts des Voltigeurs qui surprennent et [-19-] qui n'amusent pas, aux tours de gobelets qui réjouissent et qui n'enchantent pas; qu'on y cherche en vain la noblesse, la grace, le grand goût, qu'en un mot elle cause plus d'étonnement que de vrai plaisir. Je contesterois toutes les conséquences que l'on prétend tirer de la passion que prennent, dit-on, pour la Musique Italienne tous ceux qui y sont une fois accoûtumés, passion qui ne leur laisse que du dégoût pour toute autre Musique. Je commencerois par nier le fait, et quand il seroit question de recueillir et de peser les suffrages, nos adversaires trouveroient bien à décompter. Ensuite venant à examiner la nature de cette passion, je soûtiendrois que l'amour de la singularité en est l'unique principe. Rien, dirois-je, ne caractérise mieux les défauts d'un genre de Musique, que le besoin de s'y accoûtumer; ce qui est véritablement beau plaît toûjours dès la première fois. Si l'on [-20-] m'objectoit le dégoût que la Musique Italienne inspire pour toute autre Musique, je répondrois que c'est le malheur de tous ceux qui se sont habitués au singulier et à l'extraordinaire, de ne pouvoir plus se faire au simple et au naturel; que les gosiers accoûtumés aux liqueurs fortes réprouvent le vin usuel le meilleur.

Tous ces raisonnemens, sans être pleinement décisifs, rendroient au moins fort douteux le sort de la dispute: mais il ne s'agit point de nous justifier aux dépens des autres. Je n'ai garde de vouloir ravir à une Nation très-spirituelle la gloire dont elle jouit depuis long-tems d'exceller dans tous les beaux Arts. Je ne suis rien moins qu'ennemi de la Musique Italienne. Si mon esprit n'en est pas toûjours satisfait, mon oreille en est ordinairement flatée. Je lui connois de grands défauts, et des beautés encore plus grandes. Laissons aux Italiens [-21-] leur genre; je demande seulement qu'on veuille bien aussi nous laisser le nôtre. Les diversités de maniere, sont les richesses des Arts, et les goûts exclusifs sont communément des goûts aveugles. Mon devoir est de prouver que nous avons de la bonne et de l'excellente Musique; et je vais y procéder incessamment. Distinguons dans la Musique la composition et l'exécution, deux parties très-différentes que je traiterai l'un après l'autre. La première est l'effet du génie, la seconde ne demande que de l'exercice et de l'habitude.

IV.

Tous nos Compositeurs ne se ressemblent point. La Nature nous a servi en cela comme en tout le reste, elle nous a donné du bon, du médiocre, et du mauvais. Il ne sera question ici que des plus distingués, et de leurs meilleurs [-22-] Ouvrages, parce que c'est sur la valeur de ceux-là qu'on doit nous apprécier si l'on veut être juste. Pour parler avec liberté, je ne nommerai aucun des vivans.

Le mérite de toute composition musicale consiste dans l'énergie de l'exprespression; je veux dire, dans l'Art avec lequel le Compositeur manie les sons et l'harmonie pour peindre le tableau, et exciter le sentiment qui est propre de son sujet. Ce qui rend une composition parfaite, c'est lorsque l'expression est vive et naturelle, lorsqu'elle a des graces et de la nouveauté. Une expression au reste, n'est point vive par le plus ou moins de tems que l'on met à la prononcer; elle est vive lorsqu'elle apporte avec elle une grande lumière, et qu'elle met son objet dans un beau jour; ce qui peut avoir lieu dans les mouvemens les plus lents, comme dans les plus précipités de la mesure. Une expression n'est point naturelle quand il y a de la recherche, et que [-23-] l'artifice en est trop ressenti: la Nature a toûours quelque chose de simple et de négligé. Les graces de l'expression viennent du tour noble, élégant, ou ingénu qu'on lui donne. La nouveauté de l'expression suppose qu'elle n'est ni commune, ni imitée, ce qui en rend le plaisir d'autant plus piquant, qu'il n'a aucun des défauts attachés à l'habitude. Enfin quand l'expression a toutes les qualités que je viens de dire, on doit la regarder comme une expression heureuse et parfaite.

Voyons présentement, si parmi nos habiles Compositeurs il n'en est aucun qui aye possédé le talent de l'expression à un degré supérieur. Je crois le reconnoître dans un assez grand nombre; mais particuliérement dans les OEuvres de Lully, de Clerambaud, de Campra et la Lande. Ce n'est pas que ces grands Hommes aient toûjours également réussi; et quel est le génie qui n'a pas ses [-24-] intervalles d'activité et de langueur. Mais dans leurs beaux endroits, ils me plaisent, ils me ravissent, ils me transportent.

Lorsque j'entreprends de conserver à Lully le rang distingué dont il jouit autrefois, et qu'aujourd'hui la frivolité lui dispute, je prévois que mon opinion passera dans l'esprit des Novateurs pour le radotage d'un homme à vieux préjugés. Ils se réuniront tous à Monsieur Rousseau pour me redire avec chaleur, ce que j'ai souvent entendu avec impatience, que Lully n'a point fait de Musique, qu'il en étoit incapable, que ses airs sont des airs de Guinguette, que son récitatif fait baailler et dormir, que ses Choeurs sont misérables, que c'est insulter les gens, de citer un aussi plat personnage, pour donner l'idée d'un Compositeur. Doucement, Messieurs, tâchez d'en dire moins si vous voulez être crûs.

Lully n'est plus à la mode; mais vous [-25-] n'ignorez point qu'il a fait les délices d'un siécle, qui de l'aveu de tout l'Univers a été pour nous le siécle de la perfection en tout genre. On ne dédaigne Lully, que parce qu'il est trop connu. Ses beautés qui dans leur primeur firent des impressions si vives, ont perdu leur éclat depuis que la trop grande habitude en a usé le sentiment. Il en est de lui, comme des Corneilles et des Racines qui ne sont plus d'usage, parce que tout le monde les fait par coeur. Les chants de Lully n'ont perdu aucune de leurs graces, il ne leur manque que le mérite de la nouveauté. Ils ont plû trop longtems pour plaire encore.

Lully n'est plus à la mode. Prenez garde que ce ne soit une nouvelle preuve de la dépravation de goût qu'on reproche à notre siécle. Depuis qu'une insensibilité humiliante aux charmes naïfs de la belle nature, a fait recourir au singulier, à l'affecté, au précieux, au Phébus [-26-] pour produire l'intérêt; il n'est pas surprenant que des hommes qui ne se plaisent qu'aux saillies puériles, aux idées abstraites, aux figures outrées, au style confus et énigmatique, quand on leur rappelle l'élégante simplicité des chants de Lully, n'y trouvent qu'une froide monotonie et une assommante pesanteur.

Lully n'est plus à la mode. Cependant auprès de tous ceux qui aiment le naturel et la vérité, sa Musique triomphe encore du caprice qui veut en vain la proscrire. Il faut même qu'elle aye des charmes bien intéressans, puisque toutes les censures immodérées qu'on en fait incessamment, n'empêchent pas qu'on y revienne, et que mille nouveautés éphémeres qu'on leur substituë, ne font qu'en réchauffer le sentiment.

Quelle force, quelle sagesse dans les expressions de Lully! Si la tendresse l'inspire, rien n'est plus doux, plus affectueux, plus touchant que sa mélodie. [-27-] Elle pénétre l'ame sans violence, pour y produire une aimable rêverie, une délicieuse langueur. S'il se trouve dans des situations tristes et déplorables, ses sons gémissans, son harmonie lugubre opérent la désolation dans les coeurs. Quelle est son aménité dans les sujets joyeux, son énergie dans les pensées terribles, son agitation, son désordre dans les transports de la colère, ou les fureurs du désespoir! Que tout chez lui est excellemment caractérisé. C'est un génie qui prend toutes sortes de formes, qui se prête à toute sorte d'intérêts. Il s'éleve, il se soûtient, il s'interrompt: fécond dans ses inventions, correct dans ses desseins, heureux dans ses choix, judicieux dans ses ornemens, varié dans ses tours, contrasté dans ses détails, il observe toutes les bienséances, il évite tous les excès, exact sans servitude, naturel sans négligence; plein d'art et de simplicité, toûjours facile et gracieux, [-28-] toûjours diversifié, et toûjours le même. Je ne m'amuserai point à en citer des morceaux au hazard. Il n'est aucun de ses Ouvrages où l'on ne rencontre de ces mâles sublimités, de ces ingénuités délicates auxquelles le coeur ne peut résister.

Vous qui blâmez les Duo, et les Choeurs de Lully, parce qu'ils vous paroissent unis et sans travail, ne craignez-vous point que je ne prenne cette censure pour un éloge? Non vous ne m'entendrez jamais répondre avec quelques-uns de ses aveugles panégiristes, que Lully a été obligé de simplifier beaucoup les choses par la difficulté de l'exécution dans un tems où les voix et les instrumens n'avoit qu'une habileté médiocre. Et pourquoi chercher à ce grand homme des justifications dont il n'a nullement besoin? Lully pensoit trop bien, pour croire que dans une Musique faite pour plaire, il fallût exagérer et faire sentir le [-29-] travail. Ce n'est point par nécessité; c'est à dessein et avec connoissance de cause, qu'il n'a jamais voulu quitter son air uni et son caractère facile. Jaloux de charmer le coeur, et non d'étonner l'esprit; il a si bien fait, que toutes ses compositions paroissent avoir coulé de source; on diroit qu'elles n'ont coûté aucun effort, et c'est bien ici le cas d'appliquer le mot arte che tutto fa, nulla si scuopre.

Plus on connoîtra Lully, plus on estimera son beau génie. Il a toutes les parties essentielles qui font le grand Musicien. Plusieurs ont excellé au-dessus de lui dans quelques-unes; personne n'en a réuni un si grand nombre, et dans un degré si parfait. Ses Ouvrages sont comme les Tableaux de Raphaël, inférieurs à ceux de Michel Ange pour la fierté du dessein, à ceux du Titien, pour l'artifice du coloris, à ceux du Correge, pour l'esprit et les graces, à ceux de Jules Romain, pour l'imagination et [-30-] le feu; supérieurs à tous par la réunion de toutes les parties qui rendent un tableau précieux. Ceux à qui la Musique de Lully est insipide, je leur conseille de mépriser les Peintures de Raphaël.

Monsieur Rousseau malgré ses préventions n'a pû s'empêcher de dire de Lully "Convenons que l'harmonie de ce célebre Musicien est plus pure et moins renversée, que ses basses sont plus naturelles et marchent plus rondement, que son chant est mieux suivi, que ses accompagnemens moins chargés naissent mieux du sujet et en sortent moins, que son récitatif est beaucoup moins maniéré, et par conséquent beaucoup meilleur que le nôtre." Cet aveu est considérable dans un adversaire, qui prétend ôter à Lully jusqu'à la capacité de faire de la Musique; aussi ne signifie-t-il de sa part que l'attribution d'une supériorité fort peu importante sur nos Compositeurs modernes; [-31-] supériorité qui rend la Musique de Lully moins mauvaise, sans pouvoir jamais la décider bonne.

En vérité de pareilles hiperboles ne se supportent pas. J'en appelle à tous ceux qui ont l'intelligence du vrai beau, et qui ont le bon sens de le faire consister dans la simplicité des idées, et le naturel des expressions. Ils ne me désavoueront pas, lorsque je dirai: heureux les tems où parmi nous la Poësie avoit ses Rousseau, la Peinture ses le Sueur, la Musique ses Lully. Heureux les éleves qui iront à l'école de ces grands Maîtres. Vous tous qui aspirez à la gloire de charmer nos oreilles, étudiez le grand Lully, étudiez-le sans cesse. Il n'est pas seulement le créateur de notre Musique; il est le Maître et le modéle de tous nos vrais Musiciens.

Dans le genre des Cantates, je ne crains pas de nommer l'ingénieux Clerambaud. En le considérant du côté de [-32-] l'expression, il doit passer pour un homme rare. Son chant aussi favorable à la voix, que flatteur pour l'oreille, est plein de naturel, et orné de mille graces. Que peut-on désirer dans son récitatif? Que la mélodie en est douce! Que les variations en sont fines! Que cet Homme connoît bien toutes les routes qui menent au coeur.

Ce n'est point ce récitatif imaginaire dont parle Monsieur Rousseau, qui selon lui doit différer si peu de la simple déclamation, qu'on soit tenté de croire que la personne qui exécute parle et ne chante point. Jusqu'à ce qu'il ait réussi à donner de l'existence à ce singulier être de raison, nous croirons que le récitatif et la déclamation sont deux manieres essentiellement différentes, faites l'une et l'autre pour peindre la chose; mais par des voies éloignées entre elles de tout l'intervalle qui sépare la parole du chant. La déclamation seroit vicieuse si elle devenoit [-33-] chantante, le récitatif seroit difforme s'il n'étoit que parlant. Ne confondons point des Arts qui quoique limitrophes, n'ont rien de commun. Laissons à chacun son expression particulière. Chanter et parler sont deux modifications de la voix si opposées, qu'on ne sauroit en produire une mitoyenne qui tienne des deux, et qui les réunisse en quelque sorte. Le récitatif doit donc toûjours être du chant. S'il exprime, s'il peint, quelque figurée qu'en soit la mélodie, il est bon.

Il me paroît que le récitatif de Clerambaud a ce touchant caractère: il me plaît par la grande naïveté des images, et l'extrême franchise des expressions. Si le chant en est enrichi et figuré, c'est sans superfluité et sans luxe. Je n'y vois que la nature ornée, et la parure est de si grand goût, que bien loin d'effacer les beautés du sujet, elle les releve.

Je n'admire pas moins cet aimable [-34-] Compositeur dans ses Ariettes dessinées avec légereté, traitées avec enjoüement, touchées avec tendresse, maniées avec tout l'esprit possible. Ici je ne puis me faire entendre qu'à ceux qui, prenant le Livre à lamain, auront la bonne foi de se livrer au sentiment de la chose, et qui n'opposant aucun obstacle volontaire à la séduction, jugeront de la bonté de l'effet sur la garantie du plaisir qu'ils éprouvent. Ce plaisir sera déja dans plusieurs affoibli par l'habitude; mais s'il est nouveau, j'ose assûrer qu'il sera vif.

Passons à un autre genre de Musique, qui fut toûjours parmi nous le plus parfait, et dans lequel nous avons peut-être mieux réussi que toute autre Nation. Je parle de nos Motets. Autant le Latin surpasse en énergie toutes les Langues vivantes: autant la sublimité des Pseaumes efface toute Poësie humaine: autant les beaux motets de nos grands [-35-] Compositeurs sont au-dessus de presque toute Musique connue.

Deux Hommes se sont particuliérement distingués dans la composition de nos chants religieux; Campra et la Lalande. Campra l'un des plus beaux génies pour la Musique qui aye jamais paru, dut tout à la Nature, et n'eut besoin d'étude que pour développer toutes les ressources de sa brillante imagination. La Lande moins heureusement né, pour arriver à la perfection, fut obligé de s'en frayer la route par un travail assidu et opiniâtre. Le premier plus fécond et plus hardi, fut quelquefois la dupe de sa facilité trop grande. Le second plus sage et plus réservé fut souvent trop esclave de sa sévère correction. Campra, esprit vif et léger, ne se donna point la peine de limer et de finir ses Ouvrages; tout y paroît touché au premier coup; mais avec un si prodigieux naturel, qu'on croiroit que [-36-] ses chants se sont faits d'eux-mêmes, que pour les composer il n'a eu besoin que d'écrire. La Lande, esprit lent et méditatif, n'a rien produit qui ne soit extrêmement travaillé; on sent qu'il y est revenu à plusieurs fois, qu'il a touché et retouché, qu'il n'a réussi qu'à force d'étude et de patience. Campra n'a presque jamais été médiocre; ou il est sublime, ou il est plat, ou il n'exprime point, ou il exprime divinement, c'est un feu qui brille et s'éteint; il a des saillies qui enchantent, et des chûtes qui révoltent; quand il a des graces, il les a toutes; quand il plaît, personne ne plaît autant que lui. La Lande plus soûtenu, est assez égal à lui-même; il n'est pas habituellement sublime, il n'est jamais rampant; la Nature ne le sert pas toûjours bien, l'Art ne l'abandonne jamais; on trouve rarement chez lui de ces morceaux aimables, que Campra rend si ingénus et si touchans quand il [-37-] s'avise de bien faire; mais on n'y voit point comme dans Campra, de ces lieux communs et triviaux, qui sont le supplice des oreilles délicates. Le caractère de la Lande est plus sérieux, celui de Campra est plus riant; la Musique du premier est toûjours plus savante, celle du second est habituellement plus vraie. La Lande est un Artiste qu'on estime davantage, Campra est un séducteur qu'on aime infiniment.

Considérons séparément ces deux grands Hommes, et rappellons ici pour l'honneur de la Musique Françoise quelques-uns de leurs Ouvrages les plus connus. Je vais y procéder sans affectation et sans choix. Je demande à Monsieur Rousseau, si les petits Motets de Campra ne sont pas de la Musique. J'ouvre et je vois un Paratum cor meum, qui est bien une des plus jolies choses qu'on puisse entendre. Tout y respire la pure joie, la tendre onction qu'éprouvent les ames [-38-] vertueuses et innocentes. Quel naturel! quelle variété! Est-il une mélodie plus simple et plus délicieuse? Peut-on peindre plus célestement la situation d'une ame qui est pleine de son Dieu, qui l'admire, qui le bénit, qui le chante, qui le désire, qui sent pour lui les plus vives ardeurs? Je parcours et je m'arrête au Dominus regnavit, Motet à deux voix, basse et dessus. Quelle force! quelle fierté dans ce premier verset! Quelle agitation! quel trouble dans l'Elevaverunt flumina! quel silence! quelle admiration dans le Mirabilis! Quelle religion! quelle majesté dans le Testimonia tua! C'est un chant qui coule par-tout avec la facilité la plus élégante, et qui en exprimant les pensées les plus nobles, conserve toûjours son naturel et ses graces.

Je viens à l'Ecce panis Angelorum, Motet à trois voix. Le début en est pompeux. Je crois entendre un Prophete qui [-39-] annonce avec dignité le grand Mystère de la divine Eucharistie. Bien-tôt dans un trio sublime se trouve exprimé le respect et la vénération dont doivent être saisis tous les fideles à la vûe de cet auguste Sacrement. Mais quelle est la volupté de mon coeur, lorsque je viens à entendre cette voix seule qui produit l'acte d'une adoration pleine d'amour, et qui en fait passer le sentiment jusques dans le fond de mon ame. J'oublie que je suis sur la terre, je crois être dans le Ciel. Oui, c'est ainsi que les Anges chantent les loüanges de leur Dieu. Qu'on me répete mille fois cet incomparable Adoro te, je ne me lasserai jamais de l'entendre. Tandis que je demeure absorbé dans l'ivresse de dévotion qu'il m'inspire, tout-à-coup une simphonie brillante me réveille et m'invite à me livrer à tous les transports de la joie. Ce sont les merveilles de mon Dieu que l'on célébre avec une vivacité triomphante. Des [-40-] expressions pleines d'énergie et de candeur me vantent le bonheur de mon sort. L'allégresse me faisit, je suis hors de moi-même: ce chant m'anime et ne me dissipe point, il enflamme ma piété sans la distraire. Oui, je le dis hardiment, s'il y a quelque chose de parfait en ce monde, c'est ce morceau de Musique.

Dans les Motets à grand choeur de Campra, il est rare de trouver un tout qui soit sans reproche; mais il en est peu où l'on ne rencontre des beautés qui surprennent et qui saisissent. Est-il une image plus noble des grandeurs de Dieu, que le Quis sicut Dominus du Laudate pueri, une expression plus forte de sa toute-puissance que le Conturbatae sunt gentes, magnifique choeur, du Deus refugium, une insinuation plus hardie de la confiance que Dieu inspire que le Propterea non timebimus du même? Un tableau plus doux de ses bontés, que le [-41-] Memoriam fecit du Confitebor; une représentation plus naturelle de la fuite miraculeuse des eaux en présence de Moyse, que le Mare vidit de l'Inexitu? Une invitation plus gracieuse à honorer Marie, que le Salutate Mariam? Et cent autres endroits admirables, que dis-je, désespérans pour tous ceux qui ont la même carriere à courir.

Rien n'égale la perfection de caractère que Campra fait donner aux différentes parties qui entrent dans la competition de son chant, le ton mâle, ferme, résolu de ses basses, la vive et deuce légereté de ses dessus. Rien n'est au-dessus de la précision avec laquelle il marque la mesure, de la pureté de la force de son harmonie qui remplit toûjours l'oreille agréablement, et des sons moëlleux qui distinguent sa mélodie. Campra moins inégal, eût été de tous les hommes le plus approchant de l'idée du Compositeur parfait.

[-42-] La Lande nous offre des beautés de composition plus réfléchies et plus étudiées. On n'y trouve point le grand naturel, le facile, l'élégant, le gracieux: mais dans le dévot, le tendre, le grave, l'auguste, le majestueux, le terrible, il a réussi éminemment. Parcourons également sans affectation quelques-uns de ses Ouvrages. Le Dominus regnavit se présente à moi; ce n'est point un joli Motet comme on l'a osé dire de nos jours; mais un des plus grands Motets que l'on connoisse. Ce Pseaume est sans contredit un de ceux où la Poësie de l'Auteur inspiré, a répandu les images les plus frappantes et les plus variées. Il est difficile qu'un Compositeur aie un sujet plus intéressant et plus riche à traiter. La Lande l'a rempli avec toute la force et toute la vérité imaginable.

Peut-on mieux débuter qu'il le fait? Un Choeur vif et assuré peint le Seigneur [-43-] comme un Roi, qui fait au milieu de ses sujets son entrée triomphante. Une fugue heureusement ménagée exprime le concours des peuples qui font retentir les airs de leurs acclamations, tantôt séparément, et tantôt tous ensemble. Suit le tableau majestueux de la Divinité. Un Chant plein de retenuë, de respect et de saisissement, annonce les voiles impénétrables qui la couvrent, l'ordre et la justice de ses jugemens. Tout-à-coup pour marquer ses redoutables vengeances, un mouvement précipité fait marcher le feu devant le Seigneur, pour dévorer quiconque lui résiste; on entend l'épouvantable fracas de son tonnerre, la terre est ébranlée, un coeur rapide et entrecoupé peint la violence de la secousse et l'effroi de l'ébranlement.

Alors un nouveau caractère de mélodie se fait entendre, pour représenter avec moins de tumulte les montagnes [-44-] qui se fondent comme la cire en la présence du Seigneur, la terre entière comme un atôme qu'il anéantit d'un regard. Un duo vraiment céleste exprime le témoignage que les Cieux rendent à sa justice, l'admiration que donnent à tous les peuples les profondeurs de sa gloire. Ce duo est remplacé par un choeur plein d'indignation et de mépris contre les adorateurs insensés des idoles; on ne peut mieux en inspirer de l'horreur, et faire désirer leur confusion.

Ici tout prend une face nouvelle: un mouvement plein d'une religieuse lenteur, des suspensions fréquentes, une harmonie grave, un chant modeste et sérieux, invitent les Anges à adorer le Seigneur: l'ame est pénétrée de cette mélodie auguste. On se sent porté à s'humilier, à se confondre devant un Dieu si grand; on est presque accablé sous le poids de Sa Majesté. Aussi-tôt [-45-] Sion, l'heureuse Sion fait éclater naïvement sa joie, de ce qu'elle a pour Maître le Dieu du Ciel. L'allégresse des filles de Juda est vivement et délicatement ressentie, et après qu'on s'est quelque tems occupé de leur bonheur, on revient à admirer encore la magnificence du Très-Haut, la mesure se rallentit, l'harmonie reprend sa gravité. Un chant qui imite le vol de l'Aigle, et qui plane au milieu des airs, acheve par un dernier trait plus éloquent que tous les autres, le tableau de la supériorité infinie du vrai Dieu sur toutes les divinités fausses. Ce morceau finit par la répétition de l'Adorate eum, répétition la plus heureuse et la plus pitoresque qui fût jamais. Il ne restoit plus qu'à terminer cette sublime composition par quelque image douce et riante. C'est ce que la Lande a fait par un récit très-gai mêlé avec le choeur, où la félicité et la joie des Justes [-46-] est vivement rappellée. Ils sont invités d'une manière très-intéressante à se réjouir dans le Seigneur, et à ne jamais oublier ses graces. La légereté de ce dernier morceau rend la satisfaction complette, et ne laisse plus rien à désirer.

Il seroit trop long de décrite ici chacun des beaux Motets de ce grand Compositeur. On remarque dans tous une singulière expression des grandes idées de la Religion, des nobles, des tendres sentimens qu'elle inspire à ceux qui l'ont profondément gravée dans le coeur.

Peut-on rappeller plus éloquemment à un peuple privilégié les bienfaits qu'il a reçus de Dieu, que dans le Mementote du Confitemini? L'inviter d'une manière plus touchante à loüer le Seigneur, que dans le Jubilate Deo du Cantate? Lui peindre d'une manière plus effrayante la terreur du dernier Jugement, que dans le Judicabit du Dixit? Inspirer pour Dieu [-47-] des sentimens plus affectueux que dans le Beata gens de l'Exultate justi, le Misericordia mea du Benedictus Dominus, l'Ego autem du Confitebimur? Peut-on prononcer d'une manière plus sévère la haine que Dieu porte aux pécheurs, que dans le Et inclinavit; magnifique choeur du même Confitebimur? Exprimer enfin plus tristement la profonde douleur d'une ame pénitente, que dans le Sacrificium Deo du Miserere?

Combien d'autres Motets n'aurois-je pas à citer, si je voulois détailler toutes les fortes images, tous les heureux mouvemens qui abondent dans les compositions de la Lande? Personne n'a poussé plus loin l'art de la mélodie et des accompagnemens. Il est le premier qui ait introduit dans le chant des finesses particulières et la plus exquise propreté. Il a épuisé en ce genre tout ce que la pureté du goût avoit de richesses cachées, tout ce qu'il [-48-] étoit possible d'en employer sans s'écarter entiérement du naturel; de sorte que ceux qui ont voulu enchérir sur lui, ont fait des choses contre nature. Son harmonie forte, pleine et extrêmement nourrie, produit toûjours de grands effets. Chez lui tout est en action, tout peint, tout exprime, l'instrument et la voix, les accords et les parties, tout concours à faire un ensemble complet. Ses choeurs sont d'ordinaire du plus heureux choix: la manière en est grande, l'expression très-animée, la mesure marquée fortement, et lorsqu'ils sont bien exécutés, l'impression en est étonnante.

On peut lui reprocher d'avoir souvent corrompu le caractère des parties, en donnant aux dessus et aux basses la même espèce de mélodie, d'avoir eu recours trop fréquemment aux desseins composés, et à l'entassement des parties. Quand il n'a point eu d'image particulière à tracer, [-49-] il a profité de l'occasion pour faire briller son savoir, en produisant des morceaux de Musique écrite, pleins de fugues et de contre-fugues. Le dernier choeur de son Confitemini en est un exemple remarquable. Il est certain que l'harmonieux fracas de ce choeur superbe ne convient point du tout aux paroles, qui n'étant qu'une simple narration ne fournissoient ni image, ni sentiment. Ayant à travaillet sur un sujet si ingrat, la Lande n'a trouvé d'autre moyen d'intéresser le Spectateur, que de forcer un peu la nature, pour y répandre les plus grands traits de l'harmonie; et il a si bien usé de cette licence, que ce morceau est devenu l'un des plus friands pour des oreilles musiciennes. Cependant la chose est de mauvais exemple, tant de richesses sont à pure perte, et on doit toûjours éviter de pareilles profusions.

Les seuls Compositeurs dont j'ai fait [-50-] mention suffisent, pour démontrer à tout l'Univers; que non-seulement nous pouvons avoir une Musique vraie; mais qu'en effet nous avons de la très-bonne et très-excellente Musique. J'ai insisté principalement sur nos Motets, parce que je les crois supérieurs à tout le reste. J'y trouve le caractère, la variété, le contraste, le naturel, le fort, le patétique qui distinguent les Ouvrages des grands Poëtes et des grands Peintres. Il n'auroit tenu qu'à moi de multiplier les exemples, de citer les Gille, les Battistin, les Bernier, les Destouches, les Desmarets, les Mouret, les Madin. Je m'arrête...... j'allois nommer des hommes qui vivent encore. Laissons au Public le soin de venger leur réputation qu'il a établie par ses applaudissemens.

Monsieur Rousseau dira-t-il que tous nos Compositeurs sont dans le genre sérieux, que nous n'en n'avons aucun dans le genre comique. Il est vrai que ce dernier [-51-] genre n'a point encore été introduit dans nos grandes piéces de Musique. Nous l'avons toûjours réservé pour les Chansons, les Vaudevilles, les Parodies, et nous possédons plusieurs Ouvrages de cette espéce qui sont d'un comique très-réjouissant. Mais notre goût n'a jamais souffert les bouffoneries et les farces dans les Piéces de considération. Jusqu'à présent nous nous sommes bien trouvés de cette façon de penser; et il est à souhaiter qu'elle ne varie jamais.

V.

Monsieur Rousseau expose les vrais principes, et donne de très-bonnes leçons, lorsqu'il parle de l'unité de mélodie. Je pense comme lui, que "pour qu'une Musique devienne intéressante, il faut que toutes les parties concourenr à fortifier l'expression du sujet; que l'harmonie ne serve qu'à la rendre [-52-] plus énergique, que l'accompagnement l'embellisse sans la couvrir ni la défigurer, que la basse par une marche uniforme et simple, guide en quelque sorte celui qui chante et celui qui écoute, sans que ni l'un ni l'autre s'en apperçoive; il faut en un mot que le tout ensemble ne porte à la fois qu'une mélodie à l'oreille, et une idée à l'esprit." Je sai que cette unité est aussi essentielle à la Musique, que la dégradation des lumières et des ombres dans un tableau, pour que tous les objets particuliers concourent à faire ressentir davantage l'objet principal.

Mais quand Monsieur Rousseau ajoûte que cette unité de mélodie nous est impossible, qu'elle n'a été connuë d'aucun de nos Compositeurs; je soûtiens qu'il y a plus d'humeur que de Philosophie dans ce reproche. Quand il nous cite les fréquens accompagnemens à l'unisson que l'on remarque dans la Musique [-53-] Italienne, comme un moyen de fortifier l'idée du chant; je réponds que cette manière, qui peut réussir quelquefois, et qui ne nous est ni impossible, ni étrangère, n'est propre dans le fonds qu'à décèler l'impuissance de l'art. Les Italiens montreroient beaucoup plus d'habileté, en trouvant le secret de fortifier l'idée du chant par des accompagnemens en accords. C'est ce qu'ont exécuté d'ordinaire nos habiles Compositeurs, et la Lande sur-tout. Ses accompagnemens sans être à l'unisson fortifient toûjours l'expression de la partie chantante; ils ajoûtent de nouvelles idées que le sujet demandoit, ils embellissent l'expression sans la couvrir ni la défigurer, et il en résulte un ensembe dont l'agrément n'est consommé que par l'union des parties. Pour s'en convaincre, il n'y a qu'à prendre au hazard un des beaux Récits de la Lande, et en suprimer l'accompagnement. On sentira bientôt que l'expression [-54-] est extrêmement affoiblie, et l'oreille éprouvera un vuide que tous les unissons possibles ne sauroient remplir.

Ceux qui font chanter à part "des violons d'un côté, de l'autre des flutes, de l'autre des bassons, chacun sur un dessein particulier, et presque sans rapport entr'eux:" ceux-là sont regardés parmi nous comme de très-mauvais Compositeurs. Il est inutile de nous reprocher leurs défauts, et bien injuste de les citer en preuve de l'essentielle méchanceté de notre Musique.

Monsieur Rousseau s'éleve contre l'usage des fugues, imitations, doubles desseins, et autres beautés arbitraires, dit-il, et de pure convention qui ont été inventées pour faire briller le savoir, en attendant qu'il fût question du génie. S'il ne faisoit que condamner l'abus et la prodigalité de ces richesses de l'art, nous approuverions sa censure. S'il disoit [-55-] même que plusieurs de nos Compositeurs sont dans le cas de l'abus, nous en demeurerions d'accord. Mais prétendre que ce sont-là des beautés arbitraires et de pure convention, qu'il n'y a pas moyen d'en tirer avantage pour embellir et fortifier l'expression; c'est raisonner contre une expérience certaine, c'est ôter à l'art une de ses plus précieuses ressources. Lorsque Monsieur Rousseau ajoûte que le travail en est si ingrat, qu'à peine le succès peut-il dédommager de la fatigue d'un tel Ouvrage; il avoüe du moins indirectement la possibilité de réussir. Je conviens avec lui que la difficulté est grande; mais l'homme de génie surmonte la difficulté; et c'est ne pas connoître ses forces que de lui exagérer les épines d'un travail qui renferme quelque utilité.

J'en dis de même des contrefugues, doubles fugues, fugues renversées, basses contraintes, qui ne sont des sottises [-56-] qu'entre les mains des sots. Un habile homme qui voudra s'en servir, prouvera aisément qu'il n'y a rien en tout cela de barbare et de gothique. Qu'on les proscrive toutes les fois qu'elles seront contraires, ou même indifférentes à l'expression; mais il n'est pas prouvé qu'elles ne puissent jamais lui être d'aucun avantage.

Notre Censeur met encore le duo au rang des superfluités contre nature. "Rien n'est moins naturel, dit-il, que de voir deux personnes se parler à la fois durant un certain tems, soit pour dire la même chose, soit pour se contredire, sans jamais s'écouter ni se répondre." La plaisanterie est ingénieuse. Mais je lui demande, s'il est contre nature que deux personnes éprouvent un sentiment uniforme, ou un sentiment contraire dans le même tems. Il me semble que rien n'est plus naturel et plus ordinaire. Or dès qu'il est possible [-57-] qu'elles l'éprouvent, il est convenable qu'elles l'expriment. Alors ce ne seront plus deux personnes qui se parlent à la fois; mais deux personnes qui à la fois manifestent la situation particulière de leur coeur; dispensées par conséquent, et même absolument hors d'état de s'écouter et de se répondre.

Concluons de-là que le duo n'est point du tout arbitraire; qu'il n'est légitime que lorsque deux personnes agitées du même mouvement, ou d'un mouvement contraire, sont autorisées par la nature à l'exprimer séparément, quoique tout à la fois; et qu'alors le duo bien loin d'être choquant produit une satisfaction des plus vives. Il n'est donc pas nécessaire de décomposer toûjours nos duo pour les traiter en simple dialogue, comme le voudroit Monsieur Rousseau. Il est encore moins nécessaire, quand on joint ensemble les deux parties, de s'attacher exclusivement, comme il le prescrit, [-58-] à un chant susceptible d'une marche par tierces ou par sixtes, dans lequel la seconde partie fasse son effet, sans distraire l'oreille de la première. Un pareil chant seroit contre nature dans la situation de deux personnes qui éprouvent à la fois deux sentimens contraires: et lors même que c'est un sentiment uniforme qui les occupe, il est assez naturel que chacune aye sa manière différente de sentir relativement à la diversité du caractère; il n'est donc pas hors de propos que chacune conserve dans l'expression cette manière différente, et alors la double mélodie, bien loin d'être contre nature, en rend plus exactement les diversités.

Monsieur Rousseau soupçonne avec raison, que l'harmonie complette n'est pas toûjours aussi efficace pour produire l'expression, que l'harmonie mutilée; et qu'en bien des occasions l'épargne des accords vaut mieux que leur prodigalité. Le principe ancien qu'il cite d'après [-59-] Monsieur Rameau est très-vrai, que chaque consonnance a son caractère particulier; c'est-à-dire, une manière d'affecter l'ame qui lui est propre. La conséquence qu'il en tire est encore très-logique, lorsqu'il dit que deux consonnances ajoûtées l'une à l'autre mal-à-propos, pourront en augmentant l'harmonie, troubler mutuellement leur effet, le combattre ou le partager. S'il m'est permis d'ajoûter à sa pensée, je dirai que non-seulement l'addition ou le retranchement de telle consonnance, en rendant l'accord plus ou moins complet pourra le rendre plus ou moins expressif; mais que dans le passage d'un premier accord à un second, la liaison pour être parfaitement expressive, demandera telle addition ou tel retranchement, que l'accord qui précéde ou qui suit n'auroit pas demandé dans une succession différente. En un mot, je crois que comme il n'y a en toutes choses qu'une manière de bien faire, il [-60-] n'y a pour toute expression que tel caractère de consonnance de légitime, tel degré d'harmonie de bon.

De-là on conclut assez cavalierement que toute Musique oû l'harmonie est scrupuleusement remplie doit faire beaucoup de bruit; mais avoir très-peu d'expression, ce qui est précisément le caractère de la Musique Françoise. Pour que cette conséquence fût aussi logique que la précédente, il faudroit prouver le fait; je veux dire que tous nos Compositeurs sont tellement asservis à remplir l'harmonie, qu'ils n'emploient jamais que les accords complets. Je trouve une infinité d'occasions où ils ont ménagé les accords et les parties. En chiffrant leurs basses, ils ne font que désigner le caractère de la consonnance: ce n'est pas leur faute si l'accompagnateur conduit par une aveugle routine y met un remplissage qu'ils ne lui prescrivent pas. Quand même il seroit [-61-] vrai que le défaut ordinaire de nos Compositeurs est de trop remplir l'harmonie; au moins doit-on convenir que ce défaut n'est pas incorrigible.

Monsieur Rousseau qui a si bien pénétré la nature du mal, devroit nous en assigner le remède. Il nous rendroit un grand service, et non-seulement à nous; mais aux Italiens eux-mêmes, s'il nous donnoit des régles sûres pour discerner toûjours le degré d'harmonie qui convient. Il avouë que dans la nécessité de ménager les accords et les parties, le choix devient difficile; et demande beaucoup d'expérience et de goût pour le faire toûjours à propos. Nous l'invitons à ne pas se rebuter de la difficulté. Il est capable par la profondeur de ses réflexions de faire de grandes découvertes dans cet abîme; et lorsqu'il voudra bien nous les communiquer, notre Musique dont il se déclare [-62-] l'ennemi, l'honnorera comme son Restaurateur le plus signalé.

Pour nous accabler, Monsieur Rousseau met en opposition le fade et puérile galimathias de flammes et de chaînes qui domine dans nos Tragédies Françoises, au tragique, au vif, au brillant, à l'entrecoupé des scènes Italiennes. C'est sur de telles paroles, dit-il, qu'il sied bien de déployer toutes les richesses d'une Musique pleine de force et d'expression. Il a raison; mais par-là, il fait le procès moins à nos Musiciens qu'à nos Poëtes. Ce misérable jargon emmiellé qu'on est trop heureux de ne pas entendre, ces impertinens amphigouris, toutes ces paroles qui ne signifient rien, ne sont point le crime du Compositeur. Est-ce sa faute, si on ne lui donne pas à peindre de grands tableaux et de grandes passions? Pourvû qu'il exprime bien tous tes sujets qu'on lui présente, sa charge est faite et on n'a rien à lui reprocher. Il falloit donc réserver [-63-] à d'autres cette critique, qui toute judicieuse qu'elle est, paroît ici fort déplacée. D'ailleurs je n'aime point qu'on insiste tant sur des comparaisons odieuses. Mais si l'on veut absolument nous comparer aux Ultramontains, qu'on nous juge sur une langue commune. Qu'on prenne le meilleur Motet Italien, qu'on le confronte au meilleur Motet François. Je n'ai pas la présomption de croire que la comparaison sera toute au désavantage de la Musique Italienne, comme en sont persuadés bien des gens qui ne sont ni aveugles ni frivoles: mais ce n'est pas un préjugé d'avancer que notre Musique alors soûtiendra très-bien le parallèle; qu'on découvrira dans les deux genres des beautés à peu près égales, et que la préférence demeurera au moins incertaine.

On nous donne pour une des perfections de la Musique Italienne, de pouvoir exprimer tous les sentimens, et [-64-] peindre tous les caractéres avec telle mesure et tel mouvement qu'il plaît au Compositeur. Elle est triste sur un mouvement vif, gaie sur un mouvement lent. Si c'est-là une perfection, j'avouë de bonne foi que je n'ai point idée de la Musique parfaite. J'aimerois autant que l'on me dît qu'une des perfections de la Peinture est de pouvoir représensenter toutes sortes d'objets avec telle couleur et telle lumiere qu'il plaît au Peintre. Il est pourtant vrai qu'un tableau n'est censé parfait que lorsque le coloris propre du sujet s'y trouve joint à l'invention et au dessein. A l'égard de la Musique, j'ai toûjours crû, et Monsieur Rousseau est forcé d'en convenir que le grand art consiste à faire concourir toutes choses à l'énergie de l'expression. Le choix de la mesure n'y est pas moins essentiel que celui de l'accompagnement et de la mélodie. Un mouvement vif dans un sujet triste, est [-65-] tout-à-fait contre nature. Il en résulte non une expression unique, mais deux expressions contradictoires qui se combattent; celle de la mélodie qui porte à la tristesse, celle de la mesure qui inspire la joie. Ce mêlange peut être singulier, il ne sera jamais naturel; et je conseille à nos Compositeurs de se bien garder d'imiter de pareilles bisarreries. Rubens a quelquefois employé les graces et le brillant du coloris dans des sujets tragiques et sérieux: Raphaël n'eût jamais commis cette faute. Au reste, s'il n'étoit question que de prouver que nous pouvons quand il nous plaît produire de ces singularités que mal-à-propos on nous éxalte tant, je n'aurois qu'à citer le fameux duo d'Héraclite et de Démocrite, où Batistin fait pleurer l'un et rire l'autre sur le même mouvement. Cet exemple prouveroit encore que si nous savons composer une Musique triste sur un mouvement gai, nous ne le faisons [-66-] point sans y être autorisés par la nature et le caractére du sujet.

VI.

Monsieur Rousseau a contre nous plus d'avantage lorsqu'il attaque notre exécution, qui est la seconde partie de la Musique. Il y a eu un tems où nos Musiciens exécutoient avec plus d'exactitude et de goût qu'ils ne font aujourd'hui. Cette vérité paroîtra à nos modernes très-prévenus en leur faveur, un paradoxe plus paradoxe que toutce qu'a avancé l'adversaire que je combats. Mais ils se rapprocheront malgré eux de mon idée, s'ils comprennent une fois ce que c'est que bien exécuter. On peut avoir la voix très-flexible et très-belle, le jeu très-subtil et très-brillant, et exécuter la Musique d'une maniere détestable. La bonne exécution demande que l'on entre bien [-67-] dans la pensée du Compositeur et dans l'esprit de la chose; qu'on s'attache à donner à chaque note sa valeur précise; qu'on ne s'émancipe point à y ajoûter de son autorité privée des ornemens de surérogation; qu'on s'en tienne scrupuleusement à la Lettre, se contentant de mettre l'ame et le feu dont la Lettre ne parle point.

L'art de bien exécuter est le même que celui de bien lire. Un bon Lecteur est celui qui prononce exactement, qui distingue bien la phrase, qui fait sentir les liaisons et l'harmonie du style sans les trop marquer, qui anime ce qu'il dit, qui intéresse par le ton propre et varié qu'il sçait donner aux choses. Cet art n'est point du tout commun: les bons Lecteurs sont très-rares. L'exécution de la Musique est une vraie lecture: peu de gens y réussissent éminemment. La plûpart s'imaginent [-68-] bien exécuter en fredonant beaucoup. Campra disoit un jour à un de ces Violons, petits Maîtres, qui s'étoit avisé de broder un de ses accompagnemens. Vous avez voulu faire l'habile homme, et vous n'êtes qu'un sot. Si vos fredons étoient nécessaires, je les aurois mis.

Autrefois les Maîtres étoient extrêmement sévères à ne rien souffrir de ce qui s'écartoit de l'exécution littérale. Mais depuis qu'on a imaginé que toute la gloire consiste à bien filer un son, à bien marteler une cadence, à faire de très-longues tenuës, des roulemens et des fredons de toute espéce, on s'est beaucoup négligé sur la précision du jeu et du chant. On s'est accoûtumé à une pratique extraordinaire et déréglée. Les licences les moins naturelles et les plus inoüies ont pris la place du rigorisme des anciens, et tel morceau qui exécuté autrefois, produisoit l'enchante<>ent le plus délicieux, ne fait plus aujourd'hui [-69-] qu'une impression superficielle. Nos modernes prétendent que ce sont les richesses de la Musique nouvelle qui ont rendu insipide la simplicité de l'ancienne Musique. Mais il y a cent contre un à parier, que la Musique d'autrefois n'a cessé de plaire, que depuis qu'on n'en a plus connu les régles de l'exécution, et qu'au lieu de s'appliquer à produire des sons, on a mis toute son habileté à faire du bruit.

Loin de nous réduire toûjours à l'impossibilité de bien faire, Monsieur Rousseau qui condamne si justement les défauts de notre exécution moderne, auroit dû nous fournir le moyen de les éviter. Je vais tâcher de suppléer à son silence.

Pour qu'une Musique soit bien exécutée, la première attention que l'on doit avoir, c'est d'ordonner régulierement le Concert, de fournir suffisamment toutes les parties, de manière que [-70-] chacune fasse son effet, que les parties principales telles que le dessus et la basse dominent davantage, que les parties accessoires telle que la Haute-contre et la Taille soient moins ressenties, afin qu'il en résulte une harmonie où rien ne déborde, et qui aye de l'unité. On ne peut trop recommander de fournir les basses plus que tout le reste; parce qu'elles sont le fondement de l'harmonie, et à cause de la nature du son grave qui est toûjours le moins perçant. L'une des grandes beautés de l'orgue, ce sont les basses un peu exagérées. Dans les choeurs c'est toûjours la basse qui dessine le tableau, et qui consomme l'expression. Elle doit donc prévaloir, et occuper l'oreille plus que toute autre partie. Quand il s'agit d'accompagner des récits, ou des duo, au lieu de s'en tenir à l'expédient ordinaire déteindre les basses, il faudroit avoir pour ces sortes d'accompagnemens [-71-] une espéce d'instrument semblable aux Pédales de Flûte, dont le son naturellement sourd, mais d'ailleurs extrêmement moëlleux, portât sensiblement l'harmonie à l'oreille sans être en danger de couvrir la voix. On ne réussit presque jamais à produire l'effet désiré par le seul usage d'adoucir. Un instrument dont on est obligé d'éteindre le son, perd presque tout son effet. De plus, celui qui le manie ne fait pas au juste à quel degré il faut l'éteindre pour bien adoucir. On n'auroit aucune de ces difficultés si l'on imaginoit des instrumens dont la force naturelle ne donnât que ce qui est nécessaire pour conserver l'harmonie sans distraire du chant.

Une seconde attention non moins importante, c'est de prévenir les libertés irrégulières de ceux qui exécutent. Pour cela il faudroit porter une loi qui défendît à tous las Chanteurs et à tout [-72-] ceux qui composent l'Orchestre de rien changer à la Mélodie dont le caractère leur est tracé, avec ordre de s'en tenir scrupuleusement au noté qu'ils ont devant les yeux. Il faudroit qu'une pareille loi obligeâ tous les Maîtres qui enseignent de faire prendre à leurs écoliers l'habitude importante de l'exécution littérale. Pour évite même que les accompagnateurs fussent encore dans le cas de remplir ou de mutiler mal-àpropos l'harmonie, faute de régle qui leur apprenne avec certitude les profusions qu'ils peuvent hazarder et les épargnes qu'ils doivent faire; il faudroit que les Compositeurs en chifrant leurs basses, prissent la peine de spécifier tous les accords nécessaires, et qu'on fût tenu de suivre litéralement le chifre sans y supposer du sous-entendu. Il faudroit enfin que les uns et les autres ne fussent censés bons qu'autant [-73-] qu'ils seroient fidéles à cet loi; que leur réputation, et par conséquent leur forn<> fût attachée à cette exactitude.

Une troisiéme attention de plus grande conséquence que toutes les autres, c'est de veiller à la précision de la mesure. Jusqu'à présent on n'a employé pour cela, que des moyens insuffisans. La mesure n'est point assez clairement marquée; de-là vient que chacun interprete le caractère du mouvement à sa fantaisie: et tous n'en ayant pas la même idée dans l'esprit, il est impossible qu'il n'en résulte beaucoup de contrariété dans l'exécution. Ces mots gravement, lentement, légérement, vîte, très-vîte sont des signes très-équivoques, qui n'expriment point uniformément à tout le monde la pensée du compositeur: Ceux qui exécutent mettent plus ou moins de vivacité dans chacun de ces [-74-] mouvemens, selon qu'ils ont l'imagination plus ou moins ardente.

En chargeant quelqu'un de battre la mesure, on obvie tant soit peu à ce premier inconvénient; il en reste un second. Cet homme qui bat la mesure n'a rien qui le fixe dans le choix du mouvement, et s'il ne le donne point tel que le Compositeur l'a voulu, il dénature l'effet de sa Musique. Aussi rien de plus ordinaire que de voir une même piéce de Musique exécutée par les mêmes gens, changer d'expression par le seul changement de celui qui bat la mesure. Il seroit done très-important de faire cesser toute incertitude à cet égard et de pouvoir déterminer chaque caractère de mouvement, de manière à ne s'y jamais méprendre.

Pour y réussir, le meilleur moyen seroit de donner à la valeur de chaque note une mesure de tems fixe et invariable. [-75-] Il n'y auroit qu'à convenir une fois pour toutes, que la durée d'une blanche, par exemple, seroit l'espace d'une seconde de tems, de sorte que deux secondes détermineroient les deux tems de la mesure à deux. On en ralentiroit le mouvement de la moitié, en mettant deux rondes au lieu de deux blanches; on le rendroit de la moitié plus vif en mettant deux noires au lieu de deux blanches. Dans ce systême le plus ou moins de subdivision dans les notes qui composent la mesure, décideroit au plus juste le plus ou moins de vîtesse dans le mouvement. On feroit de même pour la mesure à trois dont on diversifieroit les mouvemens en mettant ou une ronde, ou une blanche, ou une noire, ou une coche, ou une double croche à chaque tems. Les notes pointées ne changeroient rien à la durée de la mesure à deux, si ce n'est que dans le [-76-] même espace de tems, on prononceroit la valeur de trois notes au lieu de deux. Le mouvement étant ainsi déterminé, on n'auroit plus besoin d'autre avertissement pour le connoître, et il ne dépendroit plus du caprice de personne. C'est aux maîtres de l'Art à examiner l'utilité du moyen que je leur propose, et à le mettre en usage s'ils n'en imaginent pas de meilleur.

On ne peut trop appuyer sur ce principe qu'il n'y a que l'exécution parfaite qui puisse faire goûter pleinement le plaisir d'une composition excellente. Les meilleures Tragédies seront insupportables par les seuls défauts de l'exécution. Avec de méchans Acteurs Athalie cessera d'être le chef-doeuvre du Théatre, et deviendra un tas monstrueux d'insipides Vers. A plus forte raison, la Musique dont la parfaite expression cachée à celui qui la lit, ne peut être [-77-] sentie que par celui qui l'écoute, perdra tout son mérite, si on l'exécute mal.

Je viens d'indiquer à nos Musiciens bien des réformes à faire à leur pratique, qu'ils prendront pour ce qu'elles valent. Si l'amour propre ne les aveugle pas, ils conviendront que leur exécution a de grands défauts: et s'ils aiment la gloire, ils mettront tout en oeuvre pour les faire disparoître. Au reste Monsieur Rousseau n'a pas plus à triompher en ce point que dans tous les autres. En lui accordant que nous exécutons mal, il nous reste une ressource commune à tous ceux qui péchent, le pouvoir de nous corriger; il ne persuadera jamais à personne que cette ressource nous manque, et que les Italiens dont l'exécution a aussi bien des choses à corriger, sont les seuls qui ne soient pas incorrigibles. Quoi qu'il [-78-] puisse dire, nous ne perdrons point l'espérance de nous perfectionner à force d'exercice. Peut-être à égale application n'irons-nous pas aussi loin que ceux d'au-delà des Monts. Il nous suffira d'acquérir de la précision et de l'exactitude, et nous y touchons d'assez près.

La Musique françoise n'est donc point un être imaginaire. Il en existe une parmi nous qui a toutes les qualités nécessaires pour peindre et émouvoir. Elle a déja de très-grandes perfections, elle est susceptible de toutes celles qu'on lui désire, je crois l'avoir démontré.

FIN.


Return to the 18th-Century Filelist

Return to the TFM home page