TFM - TRAITÉS FRANÇAIS SUR LA MUSIQUE

Data entry: Matthew Nisbet, Kristie Withers
Checked by: Peter Slemon
Approved by: Peter Slemon

Fn and Ft: RAMORI TEXT
Author: Rameau, Jean-Philippe
Title: Origine des sciences
Source: Origine des sciences (Paris: L'Imprimerie Royale, 1760; reprint ed. in Jean-Philippe Rameau (1683-1764) Complete Theoretical Writings, Miscellanea, vol. 4, n.p.: American Institute of Musicology, 1969), 297-312.
Graphics: RAMORI 01GF

[-1-] ORIGINE DES SCIENCES.

CE n'est que dans la Nature même qu'on peut puiser de justes idées de la vérité: ces idées ne peuvent naître en nous que des effets produits par les objets qu'elle offre à nos sens; et de tous ces sens, celui de l'Ouïe paroît être le seul dont on puisse profiter pour arriver à quelques connoissances.

Transportons-nous dans les premiers tems d'ignorance, dont l'époque ne peut se tirer que de l'Histoire, et représentons nous bien les objets qui s'offrent à nos yeux dans la Nature; nous n'y verrons que des Astres où semble règner la confusion; l'Arc-en-Ciel, si l'on veut, où la dégradation imperceptible des couleurs ne laisse rien distinguer de certain; une variété inconcevable de corps animés, sur laquelle on ne peut rien fixer. Reste donc, selon la tradition, le partage des terres en Egypte, comme si, à la vûe des cinq doigts de chaque main, notre instinct ne suffisoit pas pour faire apprécier le plus ou le moins, aussi bien que l'excès de l'un sur l'autre. N'a-t-on que ce moyen à proposer pour fonder les grandes découvertes dûes à la spéculation du Géomètre? Ce seroit la vouloir faire passer pour un miracle que de s'en tenir là. Cependant le silence règne encore sur tout autre moyen dont la raison puisse être satisfaite. On a cru, pendant un assez long tems, l'avoir trouvé, cet autre moyen; mais ceux à qui l'on n'en peut guère disputer la découverte, paroissent n'avoir rien négligé pour le voiler à nos yeux. Je m'explique.

[-2-] L'Egypte est le lieu où l'on convient que des Prêtres s'adonnérent, les premiers, à la recherche des Sciences; qu'ils possédoient, entr'autres, celles de la Musique, de l'Arithmétique et de la Géométrie jusqu'à un certain point, qu'ils avoient même une sorte de Théologie; on ajoute à cela que plusieurs grands Philosophes de la Grèce avoient profité de leurs leçons. Reste à savoir maintenant par quelles voies la première idée de ces Sciences leur est parvenue, et de quelle façon ils les ont communiquées.

S'il ne peut naître en nous d'idées que des effets qui frappent nos sens; si parmi ces sens on ne peut guère conclure qu'à la faveur de ceux de la Vûe et de l'Ouïe; et si, conséquemment à ce qui vient d'être exposé, la Nature n'offre rien aux yeux sur quoi l'on puisse fonder quelques idées lumineuses; il n'y a donc plus de ressource, en ce cas, que dans les objets du ressort de l'oreille, et la Musique est le seul qui se présente pour lors.

Ici vient à propos la question décisive de Monsieur Rameau (a) savoir, que les nombres n'ont aucun pouvoir sur le corps sonore, puisqu'il seroit absurde de prétendre qu'ils le forcent à se diviser en deux, en trois, en quatre, et cetera pour produire telles ou telles consonances; on voit, au contraire, qu'en produisant ces consonances, il détermine, entre les nombres qui les désignent, tels et tels rapports, dont le plus ou le moins de perfection se décide sur le plus ou le moins de plaisir qu'on reçoit de ces mêmes consonances: or, voilà précisément ce que les nombres, comparés entr'eux de toutes les façons, ne pourroient faire comprendre, si nous ne le tenions pas d'un effet dont un de nos sens fût affecté (b); et voilà par conséquent de quoi enrichir l'Arithmétique de principes qui puissent acheminer à la Géométrie; mais ce n'est rien encore.

Pour peu qu'on y réflechisse, on voit d'abord qu'il n'y a pas à douter sur le choix entre la Musique et l'Arithmétique, pour juger de l'objet dont les effets puissent répandre quelques lumières sur l'autre. D'ailleurs, par quel hazard le seul Art de la Musique se trouve-t-il en compromis avec l'Arithmétique et la Géométrie chez les premiers dispensateurs des Sciences? D'où leur est venue l'idée de la Musique, si ce n'est de ce qu'ils ont entendu chanter, et qu'ils ont chanté eux-mêmes? C'est le seul Art qu'on puisse dire être né avec l'homme: aussi est-ce le seul dont la Nature ait bien voulu nous favoriser en naissant, pour que les charmes que nous en aurions une fois éprouvés engageassent notre curiosité à pénétrer dans les secrets, nous en ayant même procuré le moyen le plus simple dans une infinité de corps sonores, que nous puissons manier et mesurer à notre fantaisie, dans notre voix même, en cas de besoin. Il falloit de la Géométrie pour prendre connoissance des autres Arts, et la Musique seule a pu suffire [-3-] pour arriver à la Géométrie. Je prie le Lecteur de me suivre avant de me condamner.

Le premier système de Musique qui ait paru chez les Grecs ne contenoit que quatre Sons ou Notes, formant la consonance de la quarte entre les extrêmes, sous le titre de Tétracorde, dans cet ordre diatonique (a), si, ut, re, mi, où le demi-ton sur lequel monte un premier son donné, comme de si à ut, n'est pas naturel: en voici la raison, prise dans la Nature même.

Tout son naît d'un corps sonore (b); par conséquent, à quelque degré que notre voix se porte, il en résulte un corps sonore dont l'harmonie, produite par les parties dans lesquelles il se divise naturellement, procède toûjours en montant: aussi, tel qui murmure des sons de lui-même, s'il ne débute par le plus bas, il le prend du moins dans le medium de sa voix, toûjours dans le dessein de monter, à moins que quelques réminiscences n'en ordonnent autrement; première subordination aux Loix de la Nature; mais la plus essentielle, c'est que se laissant guider par l'instinct, et ce premier son lui suggérant son harmonie, s'il manque d'expérience, il montera, sans y penser, à la quinte, même plûtôt qu'à la tierce, parce que la quinte est la plus analogue au principe; c'est la première consonance qui se présente après l'octave, aussi constitue-t-elle l'harmonie et sa succession naturelle (c). Cependant, pour peu que les moindres degrés qui servent à passer d'une consonance à l'autre lui soient familiers, au lieu de la quinte, dont il est intérieurement frappé, sans le savoir, il entonnera l'un de ses harmoniques, savoir, la quinte de cette quinte, qui donne le ton au-dessus du premier son, et s'il veut descendre, il entonnera sa tierce majeure, qui est le demi-ton au-dessous de ce même premier son. Moins on aura d'expérience, plus on se laissera guider par ces Loix naturelles: quelqu'expérimenté qu'on soit même dans l'Art, on ne pourra faire autrement, en se laissant conduire par le seul instinct. Concluons de-là que le demiton en montant après un premier son, donné sans réflexion, ne sauroit être inspiré, comme chacun peut l'éprouver.

D'où peut naître le sentiment qui nous engage à préférer un tel intervalle après un premier son, si ce n'est de ce son même qu'on appelle pour cette raison, Note du Ton, Tonique, Ordonnateur? Il faut bien que l'inspiration naisse d'un effet quelconque; et que produiroit, en ce cas, l'effet d'un son, si ce son étoit unique? Quand nous conversons, est-ce le son de la voix (son qui pour lors n'est [-4-] qu'un bruit) qui nous la fait monter ou descendre à tel ou tel degré? Ce n'est que ce que nous voulons exprimer qui décide de ses inflexions. Voudroit-on que la préférence ne fût dûe qu'au hazard dans la Musique, parce qu'on n'a pû dire encore de quel effet est venue au Géomètre la première idée de préférence entre les rapports, idée qui n'a pu faire loi qu'à la faveur d'un principe évident? Ce principe se découvre t-il dans aucun objet du ressort de la vûe? Voudroit on que la Nature se fût expliquée pour chaque sens en particulier, lorsque nous devons d'autant plus admirer ses decrets, qu'elle a compris dans un seul objet tout ce qui pouvoit les concerner? Comment pouvoit-elle nous faire naître l'idée d'une proportion, par exemple, à la vûe de différens objets, dont chacun ne paroît qu'un, pendant qu'elle nous les fait toutes entendre dans un seul corps, et distinguer les unes des autres, en nous y faisant même éprouver des charmes qui aiguisent notre curiosité? et quel est ce corps? Un corps à notre choix, que nous pouvons manier et diviser, comme je l'ai déjà dit. Que voit-on dans la Nature qui approche de ce Phénomène? Comment opérer sur les objets qu'elle offre à nos yeux, quand on ne fait pas encore par quel moyen s'y prendre?

Les consonances ne se sont pas plûtôt emparées de l'oreille, que les degrés qui conduisent de l'une à l'autre les suivent de près; et bientôt le tout ne s'y présente plus qu'en confusion, dès qu'on veut chanter, d'autant qu'une mélodie simplement formée de consonances est extrêmement stérile et bornée: aussi n'est-il question d'aucun particulier qui se soit jamais avisé d'une pareille mélodie, continuée pendant un certain espace de tems, et c'est ce qui fit d'abord adopter aux Grecs le Tétracorde dont il s'agit, non qu'ils n'aient dû s'y apercevoir sur le champ de l'inconvénient du demi-ton au-dessus du premier son; mais ils crurent apparemment pouvoir s'en tenir à des degrés qui leur étoient déjà familiers, sans porter leurs vûes plus loin; de sorte qu'ils le tournèrent de toutes les façons pendant un assez long tems, en y mêlant même du Chromatique et de l'Enharmonique. Ce fut, sans doute, lorsque les sentimens commençoient à se partager, que Pythagore de retour d'Egypte, où l'on pouvoit l'avoir entretenu de ce Tétracorde, et de la progression triple (chaque chose à part, et sans autre explication) rebuté néanmoins du premier demi-ton qui répugne à tous, s'avisa de chercher dans cette progression des rapports qui pussent lui rendre des degrés ou intervalles, dans l'ordre où nous les entonnons naturellement; et son succès fut si grand, qu'il en forma un système diatonique, qui s'est maintenu jusqu'à ces derniers jours, surtout à la faveur du premier ton en montant, mais nullement quant aux rapports du plus grand uombre des intervalles.

Si cependant l'on a prétendu former, avec ce Tétracorde, un système de Musique parfait, comme il l'est effectivement, à la honte [-5-] de tous les Auteurs qui n'en ont encore donné que de faux, depuis Pythagore jusqu'à Monsieur Rameau inclusivement (a), il faut qu'on y ait été guidé par un principe antérieur, duquel on ne puisse appeller, et c'est ce qu'il faut examiner.

Sans approfondir les raisons qui ont engagé un petit nombre de particuliers (ce sont les Prêtres de l'Egypte) à chercher les moyens de pénétrer dans les secrets de la Nature, on peut juger qu'ils se sont d'abord attachés aux objets visibles; mais n'en pouvant tirer aucune conséquence (selon les remarques précédentes) capables de les persuader, il ne paroîtra pas étonnant que parmi des esprits curieux, pénétrans, sans doute ambitieux, il ne s'en soit trouvé un qui ait représenté qu'il restoit encore un moyen dans la Musique, dont on éprouvoit des effets plus on moins agréables entre certains sons; et que si l'on pouvoit en connoître les rapports, peut-être que ces rapports deviendroient de quelque utilité pour les objets visibles; d'autant qu'il y a tout lieu de croire que des rappors qui plaisent à un sens, doivent naturellement plaire aux autres: il n'aura pas manqué de représenter encore (comme nous l'avons déjà insinué) que cette parfaite justesse, dans les rapports harmoniques, également communiquée à tous, ne pouvoit naître que d'un effet naturel, et que cet effet ne pouvoit absolument se découvrir que dans le son même.

Il n'y a pas à douter qu'entre différens corps sonores on n'ait choisi pour lors une corde tendue de manière qu'elle pût rendre un son: les termes, même, de Monocorde, de Tétracorde, semblent l'annoncer: c'est d'ailleurs l'instrument sur lequel on peut opérer le plus facilement pour le fait dont il s'agit: il n'y a pas à douter, non plus, qu'on n'ait écouté, avec toute l'attention possible, l'effet du son de cette corde, avant que de s'occuper d'aucun autre moyen pour découvrir ce qu'on desiroit y trouver, et qu'enfin on y aura distingué cette harmonie parfaite que nous y reconnoissons aujourd'hui. En a-t-il fallu davantage?

Etoit-il réservé au Père Mersennes de découvrir le premier ce Phénomène? Si les grands effets de l'Art, si la simple Mélodie, à laquelle se sont bornés les Grecs, du moins dans leur théorie, et que les Modernes n'ont que trop imité, ont pû nous distraire de l'effet du corps sonore: si même après plus d'un siécle que cet effet est reconnu, on n'a pas eu le moindre soupçon sur le principe qui s'en déduit, et dont la découverte n'est dûe qu'à Monsieur Rameau: Est-ce une raison pour qu'il ait pû échapper à des hommes qui vouloient se distinguer par quelques nouveautés dignes d'attention, et qui par conséquent n'étoient préoccupés de rien qui pût les en distraire?

Quelle joie pour ces Prêtres d'être convaincus que trois sons différens résonnent dans un seul corps! que n'en auront-ils pas conclu [-6-] en faveur de tout ce qui s'offroit à leurs yeux! sans doute, se seront-ils dit, les différens objets, que nous appercevons, sont composés de plusieurs parties dont l'analogie ne peut qu'égaler celle qui se trouve entre les parties d'un objet que nous avons toujours cru unique, jusqu'à ce qu'enfin, par une attention sans relâche, nous y en avons reconnu trois? Peut il se trouver des rapports plus parfaits que ceux dont nous venons d'être frappés? Ne perdons point de tems, voyons quels peuvent être ces rapports: cherchons-les sur la corde même: le moyen en est tout simple: il ne s'agit que de pouvoir reconnoître, en glissant un doigt sur cette corde, la section où nous entendrons les unissons des sons fugitifs que nous y avons distingués: faisons-la résonner de nouveau, aussi souvent qu'il sera nécessaire pour nous bien inculquer ces unissons dans l'oreille: nous mesurerons ce qui nous restera de la corde au dessous du doigt, nous le comparerons à l'unité, censée représenter la corde totale, et nous saurons bientôt en quoi consistent ces rapports. Ces moyens sont à la portée de tout le monde: et les supposer imaginés par des hommes rares, ce n'est pas dire beaucoup.

Sans s'étendre davantage sur les moyens d'opérer, il suffit de dire qu'on entend au tiers de la corde sa douzième, octave de la quinte qui se forme avec sa moitié; et à son cinquième, la dix-septième, double octave de la tierce majeure qui se forme avec son quart; mais ce qui dut surprendre, c'est de n'avoir point distingué, dans la résonnance du corps sonore, les octaves qu'on venoit d'entendre dans son demi et dans son quart, et bien plus, de reconnoître qu'il n'étoit jamais question dans le chant, de douzième, ni de dix septième, mais bien de la quinte et de la tierce: qu'augurer de tout ceci? A-t-on besoin d'un grand discernement, pour juger que les octaves se confondent à l'oreille comme dans le corps sonore? N'en reconnoît-on pas, même, la nécessité dans les bornes de nos facultés? et pour peu qu'on y réflechisse, on voit, comme on le sent, que plus il y a d'analogie entre les objets, moins on les distingue les uns des autres: aussi la dix-septième se distingue-t-elle plus aisément et plus promptement que la douzième dans la résonance du corps sonore. Bien d'autres sujets de réflexions, et bien plus importans encore, se présentent dans cette première opération.

On voit d'abord le corps sonore engendrer avec la consonance, le nombre qui doit la désigner rélativement à l'unité, représentée, quand il en est besoin, par l'une de ses octaves, 2, 4, et cetera (a) réfléchissant ensuite sur les bornes de sa résonance, où l'on ne distingue rien au-delà de sa cinquième partie, on y aura reconnu deux proportions différentes, auxquelles on aura donné tel autre nom qu'on aura voulu, peut être celui de progression, n'importe; car dans 1, 3, 5, [-7-] qu'on distingue, il y a même différence d'un terme, ou d'un nombre à l'autre, au lieu que dans 1, 2, 4, qu'on ne distingue pas, les termes se doublent de l'un à l'autre; ce qui engendre, d'un côté, la proportion harmonique, dite arithmétique en Géométrie, et de l'autre la géométrique. Voilà déjà bien du chemin de fait pour l'Arithmétique: c'est du moins une preuve bien convaincante de ce que l'instinct auroit pû faire deviner en pareil cas; mais avant que de passer à de nouvelles conséquences, qui n'auront pû échapper à des hommes aussi intelligens que devoient l'être les Prêtres en question, voyons les fruits qu'ils auront tirés de ces premières notions pour la Musique.

Quand nous chantons, se seront-ils dit, notre voix ne se porte à aucune des consonances qu'on distingue dans la résonnance du corps sonore, si ce n'est à celle de leurs octaves qui s'avoisine le plus du son de la totalité de ce corps; mais en même tems nous nous livrons volontiers à de petits intervalles, qui nous semblent des degrés propres à nous conduire à ces octaves, où nous nous arrêtons, aussi bien qu'à leur générateur, à chaque fois que nous voulons terminer un Chant. D'où naissent donc ces degrés, dont on ne reconnoît nulle trace dans l'harmonie du corps sonore? Nous voyons bien que la progression ou succession du Chant en demande également une au corps sonore, qui existe dans chaque degré de notre voix: et nous ne pouvons, pour nous y conformer, que faire succéder au premier corps sonore l'une de ses consonances, qui sera d'abord sa quinte, puisquil l'engendre la première après son octave, dont on ne peut rien espérer de nouveau: or, cette quinte, donnée par une autre corde, sera un nouveau corps sonore, dont l'harmonie nous affectera comme dans le premier; de sorte qu'il ne s'agit plus que d'éprouver si dans cette harmonie se recontrent, du moins, quelques-uns des degrés qui conduisent aux repos déjà cités: et pour cet effet, en voyant la quinte de 1 à 3, ils auront dit, celle de 3 est par conséquent à 9: d'où comparant 9 à 1, qu'ils auront porté à celle de ses octaves la plus voisine de 9, savoir 8, ils auront éprouvé l'effet de ce rapport 8, 9, ils y auront senti le même degré qui conduit naturellement d'un premier son à sa tierce, et qu'on appelle ton: ce qui leur aura fait connoître qu'il falloit nécessairement que la quinte d'un premier son s'emparât extrêmement de l'oreille, puisqu'à son défaut, on ne pouvoit se dispenser de lui substituer l'un de ses harmoniques à la suite de ce premier son (a).

Il n'y a pas à douter qu'après une si heureuse découverte ces Prêtres [-8-] n'ayent compté trouver dans la même source le degré qui conduit de la tierce à la quinte; mais quelle aura été leur surprise, lorsqu'ils auront vû ne pouvoir le tirer que d'une nouvelle quinte qui n'existe pas! en effet, la quarte fa, qui vient après mi, tierce d'ut, premier corps sonore, Tonique, en un mot, n'est ni dans l'harmonie d'ut, ni dans celle de sa quinte sol: cependant ce fa dont ut est quinte, est le seul corps sonore à la quinte au-dessous d'ut qu'on puisse employer pour lors: l'oreille y souscrit, mais nullement la raison, qui devoit tenir le premier rang chez des hommes qui pensent: aussi ne leur aura-t-il pas fallu beaucoup de réflexions pour juger qu'en employant fa, l'ut seroit son produit, et ne seroit plus principe; c'est pourquoi, voulant conserver à cet ut le droit de principe, en lui assignant l'unité, ils ont essayé de changer l'ordre de la marche, et l'ont fait commencer par sa quinte sol, dont ils ont obtenu ce Tétrachorde

[Rameau, Origine, 8; text: ut, re, mi, sol, si, 3, 1] [RAMORI 01GF]

(a) où le fa déjà exclu, les aura forcés de s'arrêter, comme auparavant; cependant l'instinct nous portant naturellement à suivre l'ordre diatonique de la Gamme d'un son jusqu'à son octave, ils auront bientôt senti, comme ils l'auront vû, qu'on pouvoit y parvenir en ajoutant un nouveau corps sonore à la quinte de l'un des deux premiers, dont ils venoient d'obtenir ce Tétracorde; mais lequel des trois corps sonores prendre pour générateur? C'est dans ce moment qu'ils ont eu besoin de toute leur sagacité: c'est dans ce moment, sans doute, que voulant s'assurer, encore plus qu'ils ne l'avoient fait, de la puissance du corps sonore, ils n'auront pas manqué de l'éprouver à l'égard de ses parties aliquantes, comme à l'égard de ses parties aliquotes (b): et que les voyant toutes frémir à la résonnance de ce corps, pendant que ses aliquantes se divisoient en ses unissons, il ne leur en aura pas fallu davantage pour juger, qu'annullant par cette division, tout plus grand corps que le sien, on ne pouvoit lui supposer d'antécédent (c), et [-9-] qu'ainsi l'on ne pouvoit entreprendre de progressions que du côté de ses aliquotes; ce dont ils devoient bien se douter, quoique surpris néanmoins, vû qu'on monte et descend indifféremment quand on chante; mais revenant sur leurs pas (comme on doit le supposer) et se rappellant les deux proportions qu'ils venoient de découvrir, ils y ont bientôt reconnu que c'est la consonance, non son générateur, qui décide du genre de la proportion, où elle tient le milieu: le nombre qui l'indique s'appellant Terme moyen, et les deux autres ses extrêmes. En effet, dans 1, 2, 4, c'est 2, qui détermine la multiplication par lui-même, puisqu'il est double de son antécédent 1: et dans 1, 3, 5, c'est 3, qui détermine la différence de 2 entre 3 et 5, puisqu'il reçoit la même différence de son antécédent 1: non que 2 et 3, aussi bien que tout autre nombre, ne puissent jouir du même privilège dans chaque proportion; mais la nature, en voulant prévoir à tout dans un seul objet, s'est contentée d'en donner les modèles: admirons surtout le biais qu'elle a pris pour faire distinguer une proportion de l'autre, sans qu'on puisse s'y tromper (a): admirons encore plus comment le principe y conserve ses droits, puisque c'est de lui, de l'unité, que le terme moyen reçoit la qualité, pour ne pas dire, la quantité par laquelle il devient l'arbitre de la proportion: aussi lui sert-il toujours d'antécédent, en l'appuyant de tout son ministére, non seulement pour faire distinguer sa consonance, mais encore pour lui communiquer le droit d'étendre sa progression de chaque côté, et d'ordonner, par ce moyen, en sa place, de toute sa génération.

Concluons, de tout ce qui vient d'etre annoncé, que les deux Tétracordes conjoints doivent débuter par le terme moyen de la proportion triple, c'est à dire, par l'ordonnateur sol, représentant son générateur ut dont il est quinte; et cela, surtout pour inspirer, par son harmonie naturelle, les différens intervalles qui peuvent lui succéder: en voici l'ordre, tel que Monsieur Rameau l'a donné dans le Mercure de Juin 1761.

[-10-] Systême diatonique produit par sa Basse fondamentale en proportion triple, ou de quintes, et composé de deux Tétracordes conjoints tant en montant qu'en descendant, pour le Mode mineur comme pour le majeur.

[Rameau, Origine, 10; text: 45, 48, 54, 60, 64, 72, 80, ut, ré, mi, fadiéze, sol, la, si, tierce, quinte, octave, 1. 3. 9.] [RAMORI 01GF]

Les chiffres d'en haut marquent les rapports que les Notes du Systême ont entre elles et avec les chiffres d'en bas en proportion triple, au dessus desquels sont les Notes par quintes dont se forme la basse fondamentale: et les chiffres du milieu marquent les consonances du Systême avec la Basse fondamentale.

De tous les Systêmes de Musique, le seul Tétracorde doit jouir du titre de parfait, comme on va le prouver: les Systêmes des Grecs sont pleins d'erreurs, et l'on n'a pu s'en laisser surprendre que par une prévention aveugle en leur faveur, sinon en faveur des effets merveilleux qu'ils en racontent: si Zarlino a corrigé quelques-unes de ces erreurs, il n'en reste encore que trop, dont Monsieur Rameau, lui-même, ne s'est point assez-tôt apperçu, puisqu'il y a voulu soumettre sa Basse fondamentale; cependant à force de recherches, ayant reconnu que c'étoit à cette même Basse fondamentale qu'il falloit soumettre tout Systême de Musique, il s'est enfin rappellé ce premier Tétracorde d'où sont partis les Grecs, et qu'il avoit d'abord négligé, sans doute à cause du premier demi-ton en montant: il a bien vû, comme eux, que pour arriver à l'octave il en falloit joindre deux l'un à l'autre; mais il a vû, de plus, le précipice où ils nous ont jettés, en abandonnant un pareil Systême, pour lui en substituer un, dont nous conservons encore de grands défauts, savoir, trois tons de suite, qui ne sont pas naturels, et le changement de Mode forcé par le troisième ton: pour-lors il n'a plus balancé sur le choix, et portant le premier demi-ton à la fin, il s'est enfin trouvé récompensé de ses soins, en cherchant néanmoins la raison pourquoi il n'avoit d'abord été question que d'un seul Tétracorde. En effet, il n'en a pas fallu davantage aux inventeurs de ce Tétracorde pour donner les premieres régles de l'art; s'étant apparemment réservés tout ce qui auroit pû faire naître quelques soupçons sur le vrai principe, dont les conséquences annoncées, jointes à celles qui vont se déduire dans la suite, leur ont vraisemblablement procuré les connoissances qu'on leur attribue. Je crois cependant devoir prouver avant toute chose (pour la satisfaction de ceux qui veulent tout savoir) [-11-] qu'on ne peut rien ajouter à ce Tétracorde, sans qu'il n'en résulte quelques imperfections.

Il n'y a que deux Cadences naturelles, l'une est donnée par deux sons fondamentaux qui descendent de quinte, comme de sol à ut, ou de ré à sol, l'autre par les deux mêmes sons qui montent de quinte, comme d'ut à sol, ou de sol à re: or ces deux Cadences sont contenues dans le premier Tétracorde, et ne font que se répéter dans le deuxiéme: on les voit naître de ce même principe, dans le Systême diatonique, de deux en deux Notes, et l'on peut éprouver que non-seulement tous les repos du Chant (ce qu'on appelle Cadence) se forment de deux de ces Notes, ou des deux sons fondamentaux qui les engendrent, mais encore qu'après que l'ordonnateur a donné le sentiment de son Mode par son harmonie, c'est lui qui termine toutes les Cadences d'un bout à l'autre: il est vrai que le deuxième Tétracorde s'y joint, mais la Cadence qu'il y forme en montant de quinte d'ut à sol, n'est-elle pas déjà exprimée dans le premier en montant de sol à ré? On doit donc juger, par là, que si la Cadence de sol à ré est du Mode de sol, celle d'ut à sol peut être du Mode d'ut; de même encore que si l'on ajoutoit un nouveau Tétracorde avant le premier, la Cadence de celui-ci, en passant de sol à ré, pourroit appartenir à cet autre: ce qui prouve qu'un Tétracorde a toujours une Cadence commune avec deux autres qui s'y lient, l'un avant, l'autre après; d'où suit la nécessité de le faire commencer par un demiton non naturel, en ce cas, pour annoncer une pareille liaison.

Cette Cadence, commune à deux Tétracordes conjoints, prouve de son côté que chacun de ces deux Tétracordes peut présenter son Mode particulier, ne s'agissant que d'en ajouter les uns aux autres tant qu'on voudra, par des quintes qui se succéderont en progression triple, pour en former autant de Modes (a); mais remarquons bien que les Cadences communes n'ayant lieu qu'entre un Tétracorde et les deux qui lui sont joints, il est le maître de s'en approprier ce qui lui convient, ou de leur céder le droit qu'il a sur eux, en s'y prêtant à son tour: les ordonnateurs de ces trois Tétracordes ou Modes, sont les trois mêmes termes de la proportion triple, dont se sert celui du milieu pour compléter le sien, ce qui répond à la Tonique dont le Mode a, pour adjoints ou rélatifs, ceux de sa quinte au-dessus, dite dominante, et de sa quinte au-dessous, dite sous-dominante: aussi sont-ce là les seuls rapports adoptés par l'oreille dans la pratique, rapports auxquels se [-12-] joignent cependant trois Modes mineurs, dont chacun est engendré par le majeur de chaque Tétracorde; mais comme ces derniers Modes n'influent dans la question présente que relativement à la proportion arithmétique renversée de l'harmonique, on peut voir ce qu'on en dit dans le Code, pages 199 et 200.

Deux Tétracordes conjoints ne peuvent conduire diatoniquement à l'octave sans de grandes imperfections, puisqu'il faut nécessairement que les deux extrêmes de la proportion triple, savoir ut et re, s'y succèdent, dès que pour arriver à cette octave, il faudroit faire monter fadièze après la sixième Note mi du Systême; non-seulement la succession immédiate des deux extrêmes détruit l'ordre de la proportion: produit, dans le passage de l'harmonie de l'un à celle de l'autre, des consonances altérées: mais il force de changer de Mode, et occasionne, qui pis est, trois tons de suite qui se refusent à toutes les oreilles; nouvelle preuve encore de la nécessité de faire débuter le Tétracorde par un demi-ton, qu'on ne pouvoit placer dans son véritable lieu sans des inconvéniens insurmontables, si l'on se souvient, surtout, de son Exclusion, page 8. Cependant à force d'expériences, on a trouvé le moyen de pallier tous les défauts déjà cités dans un même Mode, par celui d'une dissonance.

Il faut remarquer d'abord que si le diatonique forme toûjours Cadence d'une Note à l'autre, selon le Mode auquel on veut l'appliquer, il n'y en aura point ici du mi au fadièze dans le Mode de sol, puisque toute Cadence naît de deux Corps sonores qui se succédent par quintes, et que ces deux Notes naissent, l'une de l'harmonie d'ut, et l'autre de l'harmonie de re, dont la succession est interdite; mais par le moyen de la dissonance on réveille l'attention de l'auditeur, on le tient en suspens pour un moment, et cette suspension ajoute au plaisir qu'il reçoit d'entendre ensuite la Cadence de fadièze à sol, où tendent tous ses desirs, étant toûjours préoccupé de l'ordonnateur, ou Tonique sol, dont le Mode domine à son oreille (a). Aussi la Nature ne s'est-elle pas contentée de nous prescrire deux harmonies prequ'également parfaites, l'une dans la proportion harmonique, l'autre dans l'Arithmétique qui en est renversée, elle a prévû qu'en réunissant ces deux proportions, l'on y trouveroit précisément la dissonance convenable, non-seulement à ces sortes de suspensions de Cadence, mais encore aux Cadences communes aux Tétracordes conjoints; étant à remarquer que cette réunion des deux harmonies donne la règle de toute quatrième [-13-] proportionnelle ajoutée géométriquement. Voyez Origine des dissonances dans le Code, page 206.

Il étoit nécessaire de prouver, comme on en peut juger à présent, que dès qu'on vouloit se mettre à l'abri de tout reproche, en proposant un Systême de Musique, dont on pût tirer les régles les plus essentielles de l'Art, sans en donner la clef, on n'avoit, pour cet effet, que le Tétracorde: il renferme en lui seul toute la substance de ce qu'il y a de plus naturel et de plus parfait en Musique: au lieu qu'on n'y peut rien ajouter, sans qu'il ne se rencontre quelques imperfections, sur lesquelles on vouloit apparemment éviter toute explication. Pour trouver cette clef, il ne falloit que s'occuper de l'harmonie, d'une seule quinte, dont à la vérité chacun des sons fût reconnu pour un corps sonore fournissant son harmonie; mais la mélodie, le chant nous a tous séduits: l'harmonie y a perdu ses droits: et la raison n'a pu se faire écouter sur ce point, ni du Géomètre, ni même du Philosophe, non plus que du Musicien. Comment se peut-il qu'on ne se soit jamais demandé, d'où naît la préférence de certains intervalles après un premier son donné? Voyez, page 2 de la Préface.

Au reste, nos Prêtres de l'Egypte n'ont eu besoin que des produits de la résonance du corps sonore, pour arriver à leur but: s'ils ont reconnu dans la quinte désignée par le nombre 3, une puissance absolue sur la Musique, soit par le Tétracorde qu'ils en ont reçu, soit par la progression triple qu'ils en ont conçue, on doit toûjours leur sçavoir gré d'avoir bien voulu nous en faire part: tout enveloppé qu'y paroisse le principe, on l'y voit pourtant, on l'y entend: il ne s'agissoit que d'y joindre les yeux de l'esprit à ceux du corps, avec le secours de l'oreille; peut-être auroit-on été plus loin qu'on ne l'a fait; car tout n'est pas dit.

Supposons le corps sonore résonant, une corde, par exemple, placée au centre d'autres cordes, accordées dans toute la justesse possible à l'unisson de ses aliquantes et aliquotes, on les verra toutes frémir à proportion de la puissance de ce corps sonore: desorte que les parties mises en mouvement ne trouveront de bornes que dans celles de notre vue, aussi bien que dans le défaut de grandeur et de grosseur proportionnées entre ces cordes: ce qui présente incontestablement une idée de l'infini: il y a plus, on voit les aliquantes se diviser dans les unissons du corps qui les fait frémir: il se les incorpore par conséquent, ils ne font plus qu'un dans leur multitude; de sorte que ce principe prouve, par-là, qu'il contient tout, sans pouvoir être contenu (a): puis enfin il céde à ces trois consonances uniques, l'octave, la douzième, et la dix-septième désignées par ces trois premiers nombres, 2, 3 et 5, pour ne pas dire 1/2 1/3 et 1/5, le droit d'ordonner [-14-] de toute sa génération, en leur servant toûjours d'antécédent, pour constater ce même droit dans toutes leurs opérations. Quelle image! image vraiment animée, qui présente à l'esprit les plus grandes idées qu'on puisse se former d'un créateur! Peut-on parler Théologie sans mettre ces principes en avant? Ne trouve-t-on pas même quelques-uns de ces principes dans les écrits de certains Philosophes Grecs qu'on dit avoir passé en Egypte?

Quant à la Géométrie, on croiroit volontiers que Monsieur Rameau auroit deviné la conduite de nos Prêtres en question, lorsqu'il dit dans son Code, page 214: Ici la Nature se rend Géomètre pour nous apprendre à le devenir: ce qui suit peut s'appliquer aux épines qu'on y a semées en renversant toutes les Loix de la Nature: Et si l'on a pu se passer d'un si puissant secours, rendons-en grace à cet instinct, à ce sentiment vif et profond, mais confus et ténébreux, par lequel on est conduit à des vérités dont on n'est pas en état de se rendre compte, et dont la connoissance ne nous parvient qu'à force de tâtonnemens et d'expériences. Les milliers de siécles qui se sont écoulés avant que d'être parvenu aux connoissances dont jouit à présent le Géomètre, prouvent assez cette dernière définition de notre instinct: il n'y a pas même long-tems qu'on s'est apperçu que les sciences étoient fondées sur les proportions (a): cependant à peine le corps sonore résonne qu'on les y voit et les entend. Voudroit-on que des hommes qui ne cherchoient qu'à s'éclairer, qui n'avoient, à proprement parler, que ce moyen pour s'instruire dans toutes les parties dont on les regarde comme les inventeurs, n'eussent pas eu des yeux et des oreilles, aussi bien que le Père Mersennes, aussi bien que Monsieur Rameau, dans un cas surtout où l'on n'a pas besoin d'une grande expérience? Si ce qui paroît sortir de leurs mains ne peut avoir une autre source, accusons-les seulement d'avoir mis tout en usage pour la dérober à nos yeux.

Pourquoi proposer un systême diatonique, sans en déclarer le fondement? Pourquoi ne proposer que le produit, et taire son principe (b)? Pourquoi faire commencer ce systême par un demi-ton en montant qui révolte, sans en dire la raison, lorsque la nécessité s'en découvre, comme on doit s'en souvenir, dans plusieurs cas très-importans? Pourquoi n'avoir pas dit, du moins, que ce systême, quoi-qu'il ne fût composé que de quatre Sons ou Notes, renfermoit tout ce qu'il y a de plus naturel, et par conséquent de plus parfait dans le Chant? Pourquoi parler d'une progression triple (c), dans un cas où il ne s'agit encore que d'une seule quinte? Les Chinois et Pythagore [-15-] l'auroient-ils imaginée d'eux-mêmes, cette progression? et quel fruit en ont-ils tiré? de mauvais systêmes. Seroit-ce sur ce principe que les Chinois auroient fondé tout ce qu'ils font dépendre de la Musique, jusqu'à la Morale, jusqu'aux cérémonies domestiques, en quoi les Grecs, même, les ont suivis d'assez près? Ils se sont égarés par de fausses conjectures. On ne s'est pas seulement contenté de leur déguiser la vérité dans cette partie par des apparences trompeuses: c'est sur-tout dans les règles de Géométrie que la séduction se manifeste encore plus évidemment.

On commence par renverser tout l'ordre de la Nature: on ne laisse entrevoir que quelques branches de l'arbre au lieu de sa racine, qu'il falloit déterrer avant toute chose: on propose la grandeur pour objet de la Géométrie, où pour lors la plus grande grandeur tient lieu de cette racine, qu'on y perd de vue (a) Pour la découvrir on est forcé de s'attacher d'abord au sommet de l'arbre, je veux dire, aux branches dont il a fallu démêler tous les rapports, avant que de descendre au tronc qui les distribue. Quel bonheur pour le Géomètre d'avoir trouvé dans ce tronc le dispensateur des Loix, dont sa racine s'en est reposée sur lui? On l'avoit prévu, sans doute, d'autant que la proportion géométrique, 1 1/2 1/4, déguisée ici sous l'idée du tronc de l'arbre, produit les mêmes rapports dans son renversement, 1, 2, 4, ou 4, 2, 1: il a donc fallu, en conséquence, renverser aussi la proportion harmonique, 1 1/3 1/5, en celle de l'arithmétique, 1, 3, 5, ou 5, 3, 1, quoique la différence en soit grande. Tout ce que j'y remarque seulement, c'est que ces deux proportions ont, chacune, leur genre particulier en Musique, et que l'effet en est presqu'également agréable: pendant que l'arithmétique donnée sous le titre d'harmonique en géométrie, n'y a presque point de droits: je ne crois pas même qu'il soit question de leur renversement dans aucun des élémens de cette science.

En suivant la même comparaison, l'on peut dire qu'à peine les yeux sont ouverts en Musique, qu'on apperçoit, dans les entrailles de la terre, une racine sonore: on la voit, on l'entend, je ne saurois trop le répéter: et dans le moment qu'elle résonne, on en voit naître le tronc de l'arbre (c'est la proportion géométrique) qui de son côté produit une infinité de branches (ce sont les progressions qui s'en suivent) dont l'oreille distingue les plus parfaits rapports des moins parfaits, et dont la raison s'éclaire à la faveur des nombres engendrés en même tems; le tout dans l'ordre où nous concevons plus ou moins facilement ces rapports: puis enfin, au-dessus de chaque branche s'élévent des rameaux (c'est la proportion harmonique) d'où naissent les fleurs et les fruits. On [-16-] les voit même naître de bonne heure, ces fleurs et ces fruits, dans le triangle numérique rectangle de Pythagore, dont j'ai parlé dans la Préface, page 3: l'harmonie en est la fleur, et le triangle le fruit.

Qu'on examine tous les Élémens de Géométrie, on y trouvera la plus fidelle copie des principes, que présente une image toûjours animée par la résonance du corps sonore. N'est-ce pas des conséquences tirées des proportions que naissent les principes géométriques? Et n'est-ce pas pour cette raison qu'on dit que toutes les sciences sont fondées sur les proportions? Où les voit-on, où les entend-on, pour ainsi dire, vivantes, ailleurs que dans le corps sonore? Ici seulement se donnent la main les deux sens par lesquels on puisse juger sainement des effets, et cela mérite bien qu'on y pense: d'un autre côté, ne dit-on pas que toutes les sciences se donnent la main? Pourquoi donc en excepteroit-on la Musique (comme quelques-uns le prétendent) lorsqu'on l'y voit dominer?

La plus grande preuve (sans perdre les autres de vue) que le Tétracorde ne peut être dû qu'à la résonance du corps sonore, c'est que si l'on ne s'y fût attaché qu'à la Mélodie, qu'au diatonique de la Gamme, on y auroit non seulement monté d'abord d'un ton, on auroit, tout au moins, porté ce Tétracorde jusqu'à la quinte, qui s'empare la première de l'oreille de quiconque n'a point encore écouté de Musique, et l'on ne s'y seroit guères mis en peine du fa, dont on s'est vû forcé de se départir, comme étant principe d'ut, qu'on vouloit établir lui-même, pour principe. Dans quelque tems que ce soit, l'homme une fois sensible au diatonique, se trouve forcé, comme malgré lui, de chanter de suite ut, re, mi, fa, d'entonner le demi-ton mi fa, après les deux tons d'ut à re, et de re à mi, sans pouvoir continuer ces deux tons par un troisiéme, au lieu duquel le demi-ton s'offre à l'oreille, quelque volonté qu'on eût du contraire. Tel est le lieu forcé du demi-ton, mais jamais dans le début en montant: ut, re, mi, fa, ou sol, la, si, ut, c'est tout un: la différence des noms n'en met aucune ici dans les intervalles, non plus que dans les rapports. Quelle autre raison auroit donc pu engager à se roidir contre un ordre naturellement inspiré, pour lui en substituer un qui répugne à toutes les oreilles: lorsque cependant il présente le plus parfait systême de Musique qu'on puisse imaginer, exempt des imperfections qu'y introduit l'addition, à laquelle la Nature même semble nous inviter? Quelle autre raison, dis je, auroit pû faire prendre ce parti, si ce n'eût été d'y voir dominer cette raison par un principe qui pût l'éclairer avec certitude?

FIN.


Return to the 18th-Century Filelist

Return to the TFM home page