TFM - TRAITÉS FRANÇAIS SUR LA MUSIQUE

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Author: Rousseau, Jean-Jacques
Title: Examen de deux principes avancés par Monsieur Rameau, dans sa brochure intitulée, Erreurs sur la musique, dans l'Encyclopédie
Source: Oeuvres complètes de J. J. Rousseau, mises dans un nouvel ordre, avec des notes historiques et des éclaircissements, 26 vols., ed. V. D. Musset-Pathay (Paris: P. Dupont, 1824), 11:218-46.

[-218-] AVERTISSEMENT.

Je jetai cet écrit sur le papier en 1755, lorsque parut la brochure de Monsieur Rameau, et après avoir déclaré publiquement, sur la grande querelle que j'avais eue à soutenir, que je ne répondrais plus à mes adversaires. Content même d'avoir fait note de mes observations sur l'écrit de Monsieur Rameau, je ne les publiai point; et je ne les joins maintenant ici que parce qu'elles servent à l'éclaircissement de quelques articles de mon Dictionnaire, où la forme de l'ouvrage ne me permettait pas d'entrer dans de plus longues discussions.

[-219-] EXAMEN DE DEUX PRINCIPES AVANCÉS PAR MONSIEUR RAMEAU,

Dans sa brochure intitulée, Erreurs sur la Musique, dans l'Encyclopédie.

C'est toujours avec plaisir que je vois paraître de nouveaux écrits de Monsieur Rameau. De quelque manière qu'ils soient accueillis du public, ils sont précieux aux amateurs de l'art, et je me fais honneur d'être de ceux qui tâchent d'en profiter. Quand cet illustre artiste relève mes fautes, il m'instruit, il m'honore, je lui dois des remerciements; et comme, en renonçant aux querelles qui peuvent troubler ma tranquillité, je ne m'interdis point celles de pur amusement, je discuterai par occasion quelques points qu'il décide, bien sûr d'avoir toujours fait une chose utile, s'il en peut résulter de sa part de nouveaux éclaircissements. C'est même entrer en cela dans les vues de ce grand musicien, qui dit qu'on ne peut contester les propositions qu'il avance, que pour lui fournir les moyens de les mettre dans un plus grand jour: d'où je conclus qu'il est bon qu'on les conteste.

Je suis au reste fort éloigné de vouloir défendre mes articles de l'Encyclopédie: personne à la vérité n'en devrait être plus content que Monsieur Rameau [-220-] qui les attaque; mais personne au monde n'en est plus mécontent que moi. Cependant, quand on sera instruit du temps où ils ont été faits, de celui que j'eus pour les faire, et de l'impuissance où j'ai toujours été de reprendre un travail une fois fini; quand on saura de plus que je n'eus point la présomption de me proposer pour celui-ci; mais que ce fut, pour ainsi dire, une tâche imposée par l'amitié, on lira peut-être avec quelque indulgence des articles que j'eus à peine le temps d'écrire dans l'espace qui m'était donné pour les méditer, et que je n'aurais point entrepris si je n'avais consulté que le temps et mes forces.

Mais ceci est une justification envers le public, et pour un autre lieu. Revenons à Monsieur Rameau, que j'ai beaucoup loué, et qui me fait un crime de ne l'avoir pas loué davantage. Si les lecteurs veulent bien jeter les yeux sur les articles qu'il attaque, tels que Chiffrer, Accord, Accompagnement, et cetera; s'ils distinguent les vrais éloges que l'équité mesure aux talents, du vil encens que l'adulation prodigue à tout le monde; enfin s'ils sont instruits du poids que les procédés de Monsieur Rameau vis-à-vis de moi ajoutent à la justice que j'aime à lui rendre, j'espère qu'en blâmant les fautes que j'ai pu faire dans l'exposition de ses principes, ils seront contents au moins des hommages que j'ai rendus à l'auteur.

Je ne feindrai pas d'avouer que l'écrit intitulé, Erreurs sur la musique, me paraît en effet fourmiller d'erreurs, et que je n'y vois rien de plus juste [-221-] que le titre. Mais ces erreurs ne sont point dans les lumières de Monsieur Rameau: elles n'ont leur source que dans son coeur: et quand la passion ne l'aveuglera pas, il jugera mieux que personne des bonnes règles de son art. Je ne m'attacherai donc point à relever un nombre de petites fautes qui disparaîtront avec sa haine; encore moins défendrai-je celles dont il m'accuse, et dont plusieurs en effet ne sauraient être niées. Il me fait un crime, par exemple, d'écrire pour être entendu; c'est un défaut qu'il impute à mon ignorance, et dont je suis peu tenté de la justifier. J'avoue avec plaisir que, faute de choses savantes, je suis réduit à n'en dire que de raisonnables; et je n'envie à personne le profond savoir qui n'engendre que des écrits inintelligibles.

Encore un coup, ce n'est point pour ma justification que j'écris; c'est pour le bien de la chose. Laissons toutes ces disputes personnelles qui ne font rien au progrès de l'art, ni à l'instruction du public. Il faut abandonner ces petites chicanes aux commençants qui veulent se faire un nom aux dépens des noms déjà connus, et qui, pour une erreur qu'ils corrigent, ne craignent pas d'en commettre cent. Mais ce qu'on ne saurait examiner avec trop de soin, ce sont les principes de l'art même, dans lesquels la moindre erreur est une source d'égarements, et où l'artiste ne peut se tromper en rien, que tous les efforts qu'il fait pour perfectionner l'art n'en éloignent la perfection.

Je remarque dans les erreurs sur la musique [-222-] deux de ces principes importants. Le premier, qui a guidé Monsieur Rameau dans tous ses écrits, et qui pis est dans toute sa musique, est que l'harmonie est l'unique fondement de l'art, que la mélodie en dérive, et que tous les grands effets de la musique naissent de la seule harmonie.

L'autre principe, nouvellement avancé par Monsieur Rameau, et qu'il me reproche de n'avoir pas ajouté à ma définition de l'accompagnement, est que cet accompagnement représente le corps sonore. J'examinerai séparément ces deux principes. Commençons par le premier et le plus important, dont la vérité ou la fausseté démontrée doit servir en quelque manière de base à tout l'art musical.

Il faut d'abord remarquer que Monsieur Rameau fait dériver toute l'harmonie de la résonnance du corps sonore; et il est certain que tout son est accompagné de trois autres sons harmoniques concomitants ou accessoires, qui forment avec lui un accord parfait, tierce majeure. En ce sens, l'harmonie est naturelle et inséparable de la mélodie et du chant, tel qu'il puisse être, puisque tout son porte avec lui son accord parfait. Mais, outre ces trois sons harmoniques, chaque son principal en donne beaucoup d'autres qui ne sont point harmoniques, et n'entrent point dans l'accord parfait. Telles sont toutes les aliquotes non réductibles par leurs octaves à quelqu'une de ces trois premières. Or, il y a une infinité de ces aliquotes qui peuvent échapper à nos sens, mais dont la résonnance est démontrée par induction, et n'est pas impossible à [-223-] confirmer par expérience. L'art les a rejetées de l'harmonie, et voilà où il a commencé à substituer ses règles à celles de la nature.

Veut-on donner aux trois sons qui constituent l'accord parfait une prérogative particulière, parce qu'ils forment entre eux une sorte de proportion qu'il a plu aux anciens d'appeler harmonique, quoi-qu'elle n'ait qu'une propriété de calcul? Je dis que cette propriété se trouve dans des rapports de sons qui ne sont nullement harmoniques. Si les trois sons représentés par les chiffres 1 1/3 1/5, lesquels sont en proportion harmonique, forment un accord consonnant, les trois sons représentés par ces autres chiffres 1/<> 1/6 1/<7> sont de même en proportion harmonique, et ne forment qu'un accord discordant. Vous pouvez diviser harmoniquement une tierce majeure, une tierce mineure, un ton majeur, un ton mineur, et cetera; et jamais les sons donnés par ces divisions ne feront des accords consonnants. Ce n'est donc ni parce que les sons qui composent l'accord parfait résonnent avec le son principal, ni parce qu'ils répondent aux aliquotes de la corde entière, ni parce qu'ils sont en proportion harmonique, qu'ils ont été choisis exclusivement pour composer l'accord parfait, mais seulement parce que, dans l'ordre des intervalles, ils offrent les rapports les plus simples. Or, cette simplicité des rapports est une règle commune à l'harmonie et à la mélodie: règle dont celle-ci s'écarte pourtant en certains cas, jusqu'à rendre toute harmonie impraticable; ce qui prouve que la mélodie n'a point reçu [-224-] la loi d'elle, et ne lui est point naturellement subordonnée.

Je n'ai parlé que de l'accord parfait majeur. Que sera-ce quand il faudra montrer la génération du mode mineur, de la dissonance, et les règles de la modulation! A l'instant je perds la nature de vue, l'arbitraire perce de toutes parts, le plaisir même de l'oreille est l'ouvrage de l'habitude. Et de quel droit l'harmonie, qui ne peut se donner à elle-même un fondement naturel, voudrait-elle être celui de la mélodie, qui fit des prodiges deux mille ans avant qu'il fût question d'harmonie et d'accords?

Qu'une marche consonnante et régulière de basse fondamentale engendre des harmoniques qui procèdent diatoniquement et forment entre eux une sorte de chant, cela se connaît et peut s'admettre. On pourrait même renverser cette génération; et comme, selon Monsieur Rameau, chaque son n'a pas seulement la puissance d'ébranler ses aliquotes en dessus, mais ses multiples en dessous, le simple chant pourrait engendrer une sorte de basse, comme la basse engendre une sorte de chant; et cette génération serait aussi naturelle que celle du mode mineur. Mais je voudrais demander à Monsieur Rameau deux choses: l'une, si ces sons ainsi engendrés sont ce qu'il appelle de la mélodie; et l'autre, si c'est ainsi qu'il trouve la sienne, ou s'il pense même que jamais personne en ait trouvé de cette manière. Puissions-nous préserver nos oreilles de toute musique dont l'auteur commencera par établir une belle basse fondamentale, et, pour nous [-225-] mener savamment de dissonance en dissonance, changera de ton ou de mode à chaque note, entassera sans cesse accords sur accords, sans songer aux accents d'une mélodie simple, naturelle et passionnée, qui ne tire pas son expression des progressions de la basse, mais des inflexions que le sentiment donne à la voix!

Non, ce n'est point là sans doute ce que Monsieur Rameau veut qu'on fasse, encore moins ce qu'il fait lui-même. Il entend seulement que l'harmonie guide l'artiste, sans qu'il y songe, dans l'invention de sa mélodie, et que, toutes les fois qu'il fait un beau chant, il suit une harmonie régulière: ce qui doit être vrai par la liaison que l'art a mise entre ces deux parties dans tous les pays où l'harmonie a dirigé la marche des sons, les règles du chant, et l'accent musical; car ce qu'on appelle chant prend alors une beauté de convention, laquelle n'est point absolue, mais relative au système harmonique, et à ce que, dans ce système, on estime plus que le chant.

Mais si la longue routine de nos successions harmoniques guide l'homme exercé et le compositeur de profession, quel fut le guide de ces ignorants qui n'avaient jamais entendu d'harmonie dans ces chants que la nature a dictés long-temps avant l'invention de l'art? Avaient-ils donc un sentiment d'harmonie antérieur à l'expérience? et si quelqu'un leur eût fait entendre la basse fondamentale de l'air qu'ils avaient composé, pense-t-on qu'aucun d'eux eût reconnu là son guide, et qu'il [-226-] eût trouvé le moindre rapport entre cette basse et cet air?

Je dirai plus: à juger de la mélodie des Grecs par les trois ou quatre airs qui nous en restent, comme il est impossible d'ajuster sous ces airs une bonne basse fondamentale, il est impossible aussi que le sentiment de cette basse, d'autant plus régulière qu'elle est plus naturelle, leur ait suggéré ces mêmes airs. Cependant cette mélodie qui les transportait était excellente à leurs oreilles, et l'on ne peut douter que la nôtre ne leur eût paru d'une barbarie insupportable: donc ils en jugeaient sur un autre principe que nous.

Les Grecs n'ont reconnu pour consonnances que celles que nous appelons consonnances parfaites; ils ont rejeté de ce nombre les tierces et les sixtes. Pourquoi cela? C'est que l'intervalle du ton mineur étant ignoré d'eux ou du moins proscrit de la pratique, et leurs consonnances n'étant point tempérées, toutes leurs tierces majeures étaient trop fortes d'un comma, et leurs tierces mineures trop faibles d'autant, et par conséquent leurs sixtes majeures et mineures altérées de même. Qu'on pense maintenant quelles notions d'harmonie on peut avoir, et quels modes harmoniques on peut établir en bannissant les tierces et les sixtes du nombre des consonnances. Si les consonnances mêmes qu'ils admettaient leur eussent été connues par un vrai sentiment d'harmonie, ils les eussent dû sentir ailleurs que dans la mélodie; ils les auraient, pour ainsi dire, sous-entendues [-227-] au-dessous de leurs chants; la consonnance tacite des marches fondamentales leur eût fait donner ce nom aux marches diatoniques qu'elles engendraient; loin d'avoir eu moins de consonnances que nous, ils en auraient eu davantage; et, préoccupés, par exemple, de la basse tacite ut sol, ils eussent donné le nom de consonnance à l'intervalle mélodieux d'ut à re.

"Quoique l'auteur d'un chant, dit Monsieur Rameau, ne connaisse pas les sons fondamentaux dont ce chant dérive, il ne puise pas moins dans cette source unique de toutes nos productions en musique." Cette doctrine est sans doute fort savante, car il m'est impossible de l'entendre. Tâchons, s'il se peut, de m'expliquer ceci.

La plupart des hommes qui ne savent pas la musique, et qui n'ont pas appris combien il est beau de faire grand bruit, prennent tous leurs chants dans le medium de leur voix; et son diapason ne s'étend pas communément jusqu'à pouvoir en entonner la basse fondamentale, quand même ils la sauraient. Ainsi, non-seulement cet ignorant qui compose un air n'a nulle notion de la basse fondamentale de cet air; il est même également hors d'état et d'exécuter cette basse lui-même, et de la reconnaître lorsqu'un autre l'exécute. Mais cette basse fondamentale qui lui a suggéré son chant, et qui n'est ni dans son entendement, ni dans son organe, ni dans sa mémoire, où est-elle donc?

Monsieur Rameau prétend qu'un ignorant entonnera naturellement les sons fondamentaux les plus sensibles, [-228-] comme, par exemple, dans le ton d'ut, un sol sous un re, et un ut sous un mi. Puisqu'il dit en avoir fait l'expérience, je ne veux pas en ceci rejeter son autorité. Mais quels sujets a-t-il pris pour cette épreuve? Des gens qui, sans savoir la musique, avaient cent fois entendu de l'harmonie et des accords; de sorte que l'impression des intervalles harmoniques, et du progrès correspondant des parties dans les passages les plus fréquents, était restée dans leur oreille, et se transmettait à leur voix sans même qu'ils s'en doutassent. Le jeu des racleurs de guinguettes suffit seul pour exercer le peuple des environs de Paris à l'intonation des tierces et des quintes. J'ai fait ces mêmes expériences sur des hommes plus rustiques et dont l'oreille était juste; elles ne m'ont jamais rien donné de semblable. Ils n'ont entendu la basse qu'autant que je la leur soufflais; encore souvent ne pouvaient-ils la saisir: ils n'apercevaient jamais le moindre rapport entre deux sons différents entendus à la fois: cet ensemble même leur déplaisait toujours, quelque juste que fût l'intervalle; leur oreille était choquée d'une tierce comme la nôtre l'est d'une dissonance; et je puis assurer qu'il n'y en avait pas un pour qui la cadence rompue n'eût pu terminer un air tout aussi bien que la cadence parfaite, si l'unisson s'y fût trouvé de même.

Quoique le principe de l'harmonie soit naturel, comme il ne s'offre au sens que sous l'apparence de l'unisson, le sentiment qui le développe est acquis [-229-] et factice, comme la plupart de ceux qu'on attribue à la nature; et c'est surtout en cette partie de la musique qu'il y a, comme dit très-bien Monsieur d'Alembert, un art d'entendre comme un art d'exécuter. J'avoue que ces observations, quoique justes, rendent, à Paris, les expériences difficiles, car les oreilles ne s'y préviennent guère moins vite que les esprits: mais c'est un inconvénient inséparable des grandes villes, qu'il y faut toujours chercher la nature au loin.

Un autre exemple dont Monsieur Rameau attend tout, et qui me semble à moi ne prouver rien, c'est l'intervalle des deux notes ut fa dièse, sous lequel appliquant différentes basses qui marquent différentes transitions harmoniques, il prétend montrer, par les diverses affections qui en naissent, que la force de ces affections dépend de l'harmonie et non du chant. Comment Monsieur Rameau a-t-il pu se laisser abuser par ses yeux, par ses préjugés, au point de prendre tous ces divers passages pour un même chant, parce que c'est le même intervalle apparent, sans songer qu'un intervalle ne doit être censé le même, et surtout en mélodie, qu'autant qu'il a le même rapport au mode; ce qui n'a lieu dans aucun des passages qu'il cite? Ce sont bien sur le clavier les mêmes touches, et voilà ce qui trompe Monsieur Rameau: mais ce sont réellement autant de mélodies différentes; car, non-seulement elles se présentent toutes à l'oreille sous des idées diverses, mais même leurs intervalles exacts diffèrent presque tous les uns des [-230-] autres. Quel est le musicien qui dira qu'un triton et une fausse quinte, une septième diminuée et une sixte majeure, une tierce mineure et une seconde superflue, forment la même mélodie, parce que les intervalles qui les donnent sont les mêmes sur le clavier? Comme si l'oreille n'appréciait pas toujours les intervalles selon leur justesse dans le mode, et ne corrigeait pas les erreurs du tempérament sur les rapports de la modulation! Quoique la basse détermine quelquefois avec plus de promptitude et d'énergie les changements de ton, ces changements ne laisseraient pourtant pas de se faire sans elle; et je n'ai jamais prétendu que l'accompagnement fût inutile à la mélodie, mais seulement qu'il lui devait être subordonné. Quand tous ces passages de l'ut au fa dièse seraient exactement le même intervalle, employés dans leurs différentes places, ils n'en seraient pas moins autant de chants différents, étant pris ou supposés sur différentes cordes du mode, et composés de plus ou moins de degrés. Leur variété ne vient donc pas de l'harmonie, mais seulement de la modulation, qui appartient incontestablement à la mélodie.

Nous ne parlons ici que de deux notes d'une durée indéterminée; mais deux notes d'une durée indéterminée ne suffisent pas pour constituer un chant, puisqu'elles ne marquent ni mode, ni phrase, ni commencement, ni fin. Qui est-ce qui peut imaginer un chant dépourvu de tout cela? A quoi pense Monsieur Rameau de nous donner pour des accessoires de la mélodie, la mesure, la différence [-231-] du haut ou du bas, du doux ou du fort, du vite et du lent; tandis que toutes ces choses ne sont que la mélodie elle-même, et que, si on les en séparait, elle n'existerait plus? La mélodie est un langage comme la parole: tout chant qui ne dit rien n'est rien, et celui-là seul peut dépendre de l'harmonie. Les sons aigus ou graves représentent les accents semblables dans le discours; les brèves et les longues, les quantités semblables dans la prosodie; la mesure égale et constante, le rhythme et les pieds des vers; les doux et les fort, la voix remisse ou véhémente de l'orateur. Y a-t-il un homme au monde assez froid, assez dépourvu de sentiment, pour dire ou lire des choses passionnées sans jamais adoucir ni renforcer la voix? Monsieur Rameau, pour comparer la mélodie à l'harmonie, commence par dépouiller la première de tout ce qui lui étant propre ne peut convenir à l'autre: il ne considère pas la mélodie comme un chant, mais comme un remplissage; il dit que ce remplissage naît de l'harmonie, et il a raison.

Qu'est-ce qu'une suite de sons indéterminés quant à la durée? Des sons isolés et dépourvus de tout effet commun, qu'on entend, qu'on saisit séparément les uns des autres, et qui, bien qu'engendrés par une succession harmonique, n'offrent aucun ensemble à l'oreille, et attendent, pour former une phrase et dire quelque chose, la liaison que la mesure leur donne. Qu'on présente au musicien une suite de notes de valeur indéterminée, il en va faire cinquante mélodies entièrement différentes, seulement par les diverses manières de les scander, [-232-] d'en combiner et varier les mouvements; preuve invincible que c'est à la mesure qu'il appartient de fixer toute mélodie. Que si la diversité d'harmonie qu'on peut donner à ces suites varie aussi leurs effets, c'est qu'elle en fait réellement encore autant de mélodies différentes, en donnant aux mêmes intervalles divers emplacements dans l'échelle du mode; ce qui, comme je l'ai déjà dit, change entièrement les rapports des sons et le sens des phrases.

La raison pourquoi les anciens n'avaient point de musique purement instrumentale, c'est qu'ils n'avaient pas l'idée d'un chant sans mesure, ni d'une autre mesure que celle de la poésie; et la raison pourquoi les vers se chantaient toujours et jamais la prose, c'est que la prose n'avait que la partie du chant qui dépend de l'intonation, au lieu que les vers avaient encore l'autre partie constitutive de la mélodie, savoir, le rhythme.

Jamais personne, pas même Monsieur Rameau, n'a divisé la musique en mélodie, harmonie et mesure, mais en harmonie et mélodie; après quoi l'une et l'autre se considère par les sons et par les temps.

Monsieur Rameau prétend que tout le charme, toute l'énergie de la musique est dans l'harmonie; que la mélodie n'y a qu'une part subordonnée, et ne donne à l'oreille qu'un léger et stérile agrément. Il faut l'entendre raisonner lui-même; ses preuves perdraient trop à être rendues par un autre que lui.

Tout choeur de musique, dit-il, qui est lent et dont la succession harmonique est bonne, plaît toujours sans le secours d'aucun dessin, ni d'une mélodie qui [-233-] puisse affecter d'elle-même; et ce plaisir est tout autre que celui qu'on éprouve ordinairement d'un chant agréable ou simplement vif et gai. (Ce parallèle d'un choeur lent et d'un air vif et gai me paraît assez plaisant.) L'un se rapporte directement à l'ame (notez bien que c'est le grand choeur à quatre parties), l'autre ne passe pas le canal de l'oreille. (C'est le chant selon Monsieur Rameau.) J'en appelle encore à l'Amour triomphe, déjà cité plus d'une fois. (Cela est vrai.) Que l'on compare le plaisir qu'on éprouve à celui que cause un air, soit vocal, soit instrumental. J'y consens. Qu'on me laisse choisir la voix et l'air sans me restreindre au seul mouvement vif et gai, car cela n'est pas juste; et que Monsieur Rameau vienne de son côté avec son choeur l'Amour triomphe, et tout ce terrible appareil d'instruments et de voix: il aura beau se choisir des juges qu'on n'affecte qu'à force de bruit, et qui sont plus touchés d'un tambour que du rossignol, ils seront hommes enfin. Je n'en veux pas davantage pour leur faire sentir que les sons les plus capables d'affecter l'ame ne sont point ceux d'un choeur de musique.

L'harmonie est une cause purement physique; l'impression qu'elle produit reste dans le même ordre: des accords ne peuvent qu'imprimer aux nerfs un ébranlement passager et stérile; ils donneraient plutôt des vapeurs que des passions. Le plaisir qu'on prend à entendre un choeur lent, dépourvu de mélodie, est purement de sensation, et tournerait bientôt à l'ennui, si l'on n'avait soin de faire ce choeur très-court, surtout lorsqu'on y met toutes les voix [-234-] dans leur medium. Mais si les voix sont remisses et basses, il peut affecter l'ame sans le secours de l'harmonie; car une voix remisse et lente est une expression naturelle de tristesse; un choeur à l'unisson pourrait faire le même effet.

Les plus beaux accords, ainsi que les plus belles couleurs, peuvent porter aux sens une impression agréable et rien de plus; mais les accents de la voix passent jusqu'à l'ame, car ils sont l'expression naturelle des passions, et, en les peignant, ils les excitent. C'est par eux que la musique devient oratoire, éloquente, imitative; ils en forment le langage; c'est par eux qu'elle peint à l'imagination les objets, qu'elle porte au coeur les sentiments. La mélodie est dans la musique ce qu'est le dessin dans la peinture, l'harmonie n'y fait que l'effet des couleurs. C'est par le chant, non par les accords, que les sons ont de l'expression, du feu, de la vie; c'est le chant seul qui leur donne les effets moraux qui font toute l'énergie de la musique. En un mot, le seul physique de l'art se réduit à bien peu de chose, et l'harmonie ne passe pas au-delà.

Que s'il y a quelques mouvements de l'ame qui semblent excités par la seule harmonie, comme l'ardeur des soldats par les instruments militaires, c'est que tout grand bruit, tout bruit éclatant peut être bon pour cela, parce qu'il n'est question que d'une certaine agitation qui se transmet de l'oreille au cerveau, et que l'imagination, ébranlée ainsi, fait le reste; encore cet effet dépend-il moins de l'harmonie que du rhithme ou de la mesure, qui est [-235-] une des parties constitutives de la mélodie, comme je l'ai fait voir ci-dessus.

Je ne suivrai point Monsieur Rameau dans les exemples qu'il tire de ses ouvrages pour illustrer son principe. J'avoue qu'il ne lui est pas difficile de montrer par cette voie l'infériorité de la mélodie; mais j'ai parlé de la musique et non de sa musique. Sans vouloir démentir les éloges qu'il se donne, je puis n'être pas de son avis sur tel ou tel morceau; et tous ces jugements particuliers pour ou contre ne sont pas d'un grand avantage au progrès de l'art.

Après avoir établi, comme on a vu, le fait, vrai par rapport à nous, mais très-faux généralement parlant, que l'harmonie engendre la mélodie, Monsieur Rameau finit sa dissertation dans ces termes: Ainsi, toute musique étant comprise dans l'harmonie, on en doit conclure que ce n'est qu'à cette seule harmonie qu'on doit comparer quelque science que ce soit. (Page 64.) J'avoue que je ne vois rien à répondre à cette merveilleuse conclusion.

Le second principe avancé par Monsieur Rameau, et duquel il me reste à parler, est que l'harmonie représente le corps sonore. Il me reproche de n'avoir pas ajouté cette idée dans la définition de l'accompagnement. Il est à croire que si je l'y eusse ajoutée, il me l'eût reproché davantage, ou du moins avec plus de raison. Ce n'est pas sans répugnance que j'entre dans l'examen de cette addition qu'il exige: car, quoique le principe que je viens d'examiner ne soit pas en lui-même plus vrai que celui-ci, l'on doit beaucoup l'en distinguer, en ce que, si c'est [-236-] une erreur c'est au moins l'erreur d'un grand musicien qui s'égare à force de science. Mais ici je ne vois que des mots vides de sens, et je ne puis pas même supposer de la bonne foi dans l'auteur qui les ose donner au public comme un principe de l'art qu'il professe.

L'harmonie représente le corps sonore! Ce mot de corps sonore a un certain éclat scientifique; il annonce un physicien dans celui qui l'emploie: mais en musique, que signifie-t-il? Le musicien ne considére pas le corps sonore en lui-même, il ne le considére qu'en action. Or, qu'est-ce que le corps sonore en action? c'est le son: l'harmonie représente donc le son. Mais l'harmonie accompagne le son: le son n'a donc pas besoin qu'on le représente, puisqu'il est là. Si ce galimatias paraît risible, ce n'est pas ma faute assurément.

Mais ce n'est peut-être pas le son mélodieux que l'harmonie représente; c'est la collection des sons harmoniques qui l'accompagnent. Mais ces sons ne sont que l'harmonie elle-même: l'harmonie représente donc l'harmonie, et l'accompagnement l'accompagnement.

Si l'harmonie ne représente ni le son mélodieux, ni ses harmoniques, que représente-t-elle donc? Le son fondamental et ses harmoniques, dans lesquels est compris le son mélodieux. Le son fondamental et ses harmoniques sont donc ce que Monsieur Rameau appelle le corps sonore. Soit; mais voyons.

Si l'harmonie doit représenter le corps sonore, la basse ne doit jamais contenir que des sons fondamentaux; [-237-] car, à chaque renversement, le corps sonore ne rend point sur la basse l'harmonie renversée du son fondamental, mais l'harmonie directe du son renversé qui est à la basse, et qui, dans le corps sonore, devient ainsi fondamentale. Que Monsieur Rameau prenne la peine de répondre à cette seule objection, mais qu'il y réponde clairement, et je lui donne gain de cause.

Jamais le son fondamental ni ses harmoniques, pris pour le corps sonore, ne donnent d'accord mineur; jamais ils ne donnent la dissonance: je parle dans le système de Monsieur Rameau. L'harmonie et l'accompagnement sont pleins de tout cela, principalement dans sa pratique: donc l'harmonie et l'accompagnement ne peuvent représenter le corps sonore.

Il faut qu'il y ait une différence inconcevable entre la manière de raisonner de cet auteur et la mienne; car voici les premières conséquences que son principe admis par supposition me suggère.

Si l'accompagnement représente le corps sonore, il ne doit rendre que les sons rendus par le corps sonore: or, ces sons ne forment que des accords parfaits; pourquoi donc hérisser l'accompagnement de dissonances?

Selon Monsieur Rameau, les sons concomitants rendus par le corps sonore se bornent à deux, savoir, la tierce majeure et la quinte. Si l'accompagnement représente le corps sonore, il faut donc le simplifier.

[-238-] L'instrument dont on accompagne est un corps sonore lui-même, dont chaque son est toujours accompagné de ses harmoniques naturels. Si donc l'accompagnement représente le corps sonore, on ne doit frapper que des unissons; car les harmoniques des harmoniques ne se trouvent point dans le corps sonore. En vérité, si ce principe que je combats m'était venu, et que je l'eusse trouvé solide, je m'en serais servi contre le système de Monsieur Rameau, et je l'aurais cru renversé.

Mais donnons s'il se peut de la précision à ses idées; nous pourrons mieux en sentir la justesse ou la fausseté.

Pour concevoir son principe, il faut entendre que le corps sonore est représenté par la basse et son accompagnement, de façon que la basse fondamentale représente le son générateur, et l'accompagnement ses productions harmoniques. Or, comme les sons harmoniques sont produits par la basse fondamentale, la basse fondamentale, à son tour, est produite par le concours des sons harmoniques. Ceci n'est pas un principe de système, c'est un fait d'expérience connu dans l'Italie depuis long-temps.

Il ne s'agit donc plus que de voir quelles conditions sont requises dans l'accompagnement pour représenter exactement les productions harmoniques du corps sonore, et fournir par leur concours la basse fondamentale qui leur convient.

Il est évident que la première et la plus essentielle de ces conditions est de produire, à chaque [-239-] accord, un son fondamental unique: car si vous produisez deux sons fondamentaux, vous représentez deux corps sonores au lieu d'un; et vous avez duplicité d'harmonie, comme il a déjà été observé par Monsieur Serre.

Or, l'accord parfait, tierce majeure, est le seul qui ne donne qu'un son fondamental; tout autre accord le multiplie. Ceci n'a besoin de démonstration pour aucun théoricien; et je me contenterai d'un exemple si simple, que, sans figure ni note, il puisse être entendu des lecteurs les moins versés en musique, pourvu que les termes leur en soient connus.

Dans l'expérience dont je viens de parler, on trouve que la tierce majeure produit pour son fondamental l'octave du son grave, et que la tierce mineure produit la dixième majeure; c'est-à-dire que cette tierce majeure ut mi vous donnera l'octave de l'ut pour son fondamental, et que cette tierce mineure mi sol vous donnera encore le même ut pour son fondamental. Ainsi tout cet accord entier ut mi sol ne vous donne qu'un son fondamental; car la quinte ut sol, qui donne l'unisson de sa note grave, peut être censée en donner l'octave: ou bien, en descendant ce sol à son octave, l'accord est un à la dernière rigueur; car le son fondamental de la sixte majeure sol mi est à la quinte du grave, et le son fondamental de la quarte sol ut est encore à la quinte du grave. De cette manière, l'harmonie est bien ordonnée et représente exactement le corps sonore. Mais au lieu de [-240-] diviser harmoniquement la quinte en mettant la tierce majeure au grave et la mineure à l'aigu, transposons cet ordre en la divisant arithmétiquement, nous aurons cet accord parfait tierce mineure, ut mi bémol sol, et prenant d'autres notes pour plus de commodité, cet accord semblable, la ut mi.

Alors on trouve la dixième fa pour son fondamental de la tierce mineure la ut, et l'octave ut pour son fondamental de la tierce majeure ut mi. On ne saurait donc frapper cet accord complet sans produire à la fois deux sons fondamentaux. Il y a pis encore; c'est qu'aucun de ces deux sons fondamentaux n'étant le vrai fondement de l'accord et du mode, il nous faut une troisième basse la qui donne ce fondement. Alors il est manifeste que l'accompagnement ne peut représenter le corps sonore qu'en prenant seulement les notes deux à deux; auquel cas on aura la pour basse engendrée sous la quinte la mi, fa sous la tierce mineure la ut, et ut sous la tierce majeure ut mi. Sitôt donc que vous ajouterez un troisième son, ou vous ferez un accord parfait majeur, ou vous aurez deux sons fondamentaux, et par conséquent la représentation du corps sonore disparaîtra.

Ce que je dis ici de l'accord parfait mineur doit s'entendre à plus forte raison de tout accord dissonant complet où les sons fondamentaux se multiplient par la composition de l'accord; et l'on ne doit pas oublier que tout cela n'est déduit que du principe même de Monsieur Rameau, adopté par supposition. [-241-] Si l'accompagnement devait représenter le corps sonore, combien donc n'y devrait-on pas être circonspect dans le choix des sons et des dissonances, quoique régulières et bien sauvées! Voilà la première conséquence qu'il faudrait tirer de ce principe supposé vrai. La raison, l'oreille, l'expérience, la pratique de tous les peuples qui out le plus de justesse et de sensibilité dans l'organe, tout suggérait cette conséquence à Monsieur Rameau. Il en tire pourtant une toute contraire; et, pour l'établir, il réclame les droits de la nature, mots qu'en qualité d'artiste il ne devrait jamais prononcer.

Il me fait un grand crime d'avoir dit qu'il fallait retrancher quelquefois des sons dans l'accompagnement, et un bien plus grand encore d'avoir compté la quinte parmi ces sons qu'il fallait retrancher dans l'occasion. "La quinte, dit-il, qui est l'arc-boutant de l'harmonie, et qu'on doit par conséquent préférer partout où elle doit être employée." A la bonne heure qu'on la préfère quand elle doit être employée: mais cela ne prouve pas qu'elle doive toujours l'être; au contraire, c'est justement parce qu'elle est trop harmonieuse et sonore qu'il la faut souvent retrancher, surtout dans les accords trop éloignés des cordes principales, de peur que l'idée du ton ne s'éloigne et ne s'éteigne, de peur que l'oreille incertaine ne partage son attention entre les deux sons qui forment la quinte, ou ne la donne précisément à celui qui est étranger à la mélodie, et qu'on doit [-242-] le moins écouter. L'ellipse n'a pas moins d'usage dans l'harmonie que dans la grammaire; il ne s'agit pas toujours de tout dire, mais de se faire entendre suffisamment. Celui qui, dans un accompagnement écrit, voudrait sonner la quinte dans chaque accord où elle entre, ferait une harmonie insupportable; et Monsieur Rameau lui-même s'est bien gardé d'en user ainsi.

Pour revenir au clavecin, j'interpelle tout homme dont une habitude invétérée n'a pas corrompu les organes; qu'il écoute, s'il peut, l'étrange et barbare accompagnement prescrit par Monsieur Rameau, qu'il le compare avec l'accompagnement simple et harmonieux des Italiens; et s'il refuse de juger par la raison, qu'il juge au moins par le sentiment entre eux et lui: Comment un homme de goût a-t-il pu jamais imaginer qu'il fallût remplir tous les accords pour représenter le corps sonore, qu'il fallût employer toutes les dissonances qu'on peut employer? Comment a-t-il pu faire un crime à Corelli de n'avoir pas chiffré toutes celles qui pouvoient entrer dans son accompagnement? Comment la plume ne lui tombait-elle pas des mains à chaque faute qu'il reprochait à ce grand harmoniste de n'avoir pas faite? Comment n'a-t-il pas senti que la confusion n'a jamais rien produit d'agréable; qu'une harmonie trop chargée est la mort de toute expression; et que c'est par cette raison que toute la musique sortie de son école n'est que du bruit sans effet? Comment ne se reproche-t-il pas à lui-même d'avoir fait hérisser les basses françaises de ces forêts de [-243-] chiffres qui font mal aux oreilles seulement à les voir? Comment la force des beaux chants qu'on trouve quelquefois dans sa musique n'a-t-elle pas désarmé sa main paternelle quand il les gâtait sur son clavecin?

Son système ne me paraît guère mieux fondé dans les principes de théorie que dans ceux de pratique. Toute sa génération harmonique se borne à des progressions d'accords parfaits majeurs; on n'y comprend plus rien sitôt qu'il s'agit du mode mineur et de la dissonance; et les vertus des nombres de Pythagore ne sont pas plus ténébreuses que les propriétés physiques qu'il prétend donner à de simples rapports.

Monsieur Rameau dit que la résonnance d'une corde sonore met en mouvement une autre corde sonore triple ou quintuple de la première, et la fait frémir sensiblement dans sa totalité, quoiqu'elle ne résonne point. Voilà le fait sur lequel il établit les calculs qui lui servent à la production de la dissonance et du mode mineur. Examinons.

Qu'une corde vibrante, se divisant en ses aliquotes, les fasse vibrer et résonner chacune en particulier, de sorte que les vibrations plus fortes de la corde en produisent de plus faibles dans ses parties, ce phénomène se conçoit et n'a rien de contradictoire. Mais qu'une aliquote puisse émouvoir son tout en lui donnant des vibrations plus lentes, et conséquemment plus fortes a [a Ce qui rend les vibrations plus lentes, c'est, ou plus de matière à mouvoir dans la corde, ou son plus grand écart de la ligne de repos. in marg.], qu'une force [-244-] quelconque en produise une autre triple et une autre quintuple d'elle-même, c'est ce que l'observation dément et que la raison ne peut admettre. Si l'expérience de Monsieur Rameau est vraie, il faut nécessairement que celle de Monsieur Sauveur soit fausse. Car si une corde résonnante fait vibrer son triple et son quintuple, il s'ensuit que les noeuds de Monsieur Sauveur ne pouvaient exister, que sur la résonnance d'une partie la corde entière ne pouvait frémir, que les papiers blancs et rouges devaient également tomber, et qu'il faut rejeter sur ce fait le témoignage de toute l'Académie.

Que Monsieur Rameau prenne la peine de nous expliquer ce que c'est qu'une corde sonore qui vibre et ne résonne pas. Voici certainement une nouvelle physique. Ce ne sont donc plus les vibrations du corps sonore qui produisent le son, et nous n'avons qu'à chercher une autre cause.

Au reste, je n'accuse point ici Monsieur Rameau de mauvaise foi; je conjecture même comment il a pu se tromper. Premièrement, dans une expérience fine et délicate, un homme à système voit souvent ce qu'il a envie de voir. De plus, la grande corde se divisant en parties égales entre elles et la petite, on a vu frémir à la fois toutes ses parties, et l'on a pris cela pour le frémissement de la corde entière. On n'a point entendu de son; cela est encore fort naturel: au lieu du son de la corde entière [-245-] qu'on attendait, on n'a eu que l'unisson de la plus petite partie, et on ne l'a pas distingué. Le fait important dont il fallait s'assurer, et dont dépendait tout le reste, était qu'il n'existait point de noeuds immobiles, et que, tandis qu'on n'entendait que le son d'une partie, on voyait frémir la corde dans la totalité; ce qui est faux.

Quand cette expérience serait vraie, les origines qu'en déduit Monsieur Rameau ne seraient pas plus réelles: car l'harmonie ne consiste pas dans les rapports de vibrations, mais dans le concours des sons qui en résultent; et si ces sons sont nuls, comment toutes les proportions du monde leur donneraient-elles une existence qu'ils n'ont pas?

Il est temps de m'arrêter. Voilà jusqu'où l'examen des erreurs de Monsieur Rameau peut importer à la science harmonique. Le reste n'intéresse ni les lecteurs ni moi-même. Armé par le droit d'une juste défense, j'avais à combattre deux principes de cet auteur, dont l'un a produit toute la mauvaise musique dont son école inonde le public depuis nombre d'années; l'autre le mauvais accompagnement qu'on apprend par sa méthode. J'avais à montrer que son système harmonique est insuffisant, mal prouvé, fondé sur une fausse expérience. J'ai cru ces recherches intéressantes. J'ai dit mes raisons; Monsieur Rameau a dit ou dira les siennes: le public nous jugera. Si je finis si tôt cet écrit, ce n'est pas que la matière me manque, mais j'en ai dit assez pour l'utilité de l'art et pour l'honneur de la vérité. Je ne [-246-] crois pas avoir à défendre le mien contre les outrages de Monsieur Rameau. Tant qu'il m'attaque en artiste, je me fais un devoir de lui répondre, et discute avec lui volontiers les points contestés; sitôt que l'homme se montre et m'attaque personnellement, je n'ai plus rien à lui dire, et ne vois en lui que le musicien.


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