TFM - TRAITÉS FRANÇAIS SUR LA MUSIQUE

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Fn and Ft: ROUEXT TEXT
Author: Rousseau, Jean-Jacques
Title: Extrait d'une Réponse du petit faiseur a son prête-nom, sur un morceau de l'Orphée de Monsieur le Chevalier Gluck
Source: Oeuvres complètes de J. J. Rousseau, mises dans un nouvel ordre, avec des notes historiques et des éclaircissements, 26 vols., ed. V. D. Musset-Pathay (Paris: P. Dupont, 1824), 11:285-91.

[-285-] EXTRAIT D'UNE RÉPONSE DU PETIT FAISEUR A SON PRÊTE-NOM, sur un morceau de l'Orphée de Monsieur le Chevalier Gluck.

Quant au passage enharmonique de l'Orphée de Monsieur Gluck, que vous dites avoir tant de peine à entonner et même à entendre, j'en sais bien la raison: c'est que vous ne pouvez rien sans moi, et qu'en quelque genre que ce puisse être, dépourvu de mon assistance, vous ne serez jamais qu'un ignorant. Vous sentez du moins la beauté de ce passage, et c'est déjà quelque chose; mais vous ignorez ce qui la produit: je vais vous l'apprendre.

C'est que du même trait, et, qui plus est, du même accord, ce grand musicien a su tirer dans toute leur force les deux effets les plus contraires; savoir, la ravissante douceur du chant d'Orphée, et le stridor déchirant du cri des furies. Quel moyen a-t-il pris pour cela? Un moyen très-simple, comme sont toujours ceux qui produisent les grands effets. Si vous eussiez mieux médité l'article Enharmonique [-286-] que je vous dictai jadis, vous auriez compris qu'il fallait chercher cette cause remarquable non simplement dans la nature des intervalles et dans la succession des accords, mais dans les idées qu'ils excitent, et dont les plus grands ou moindres rapports, si peu connus des musiciens, sont pourtant, sans qu'ils s'en doutent, la source de toutes les expressions qu'ils ne trouvent que par instinct.

Le morceau dont il s'agit est en mi bémol majeur; et une chose digne d'être observée est que cet admirable morceau est, autant que je puis me le rappeler, tout entier dans le même ton, ou du moins si peu modulé que l'idée du ton principal ne s'efface pas un moment. Au reste, n'ayant plus ce morceau sous les yeux et ne m'en souvenant qu'imparfaitement, je n'en puis parler qu'avec doute.

D'abord ce no des furies, frappé et réitéré de temps à autre pour toute réponse, est une des plus sublimes inventions en ce genre que je connaisse; et, si peut-être elle est due au poète, il faut convenir que le musicien l'a saisie de manière à se l'approprier. J'ai ouï dire que dans l'exécution de cet opéra l'on ne peut s'empêcher de frémir à chaque fois que ce terrible no se répète, quoiqu'il ne soit chanté qu'à l'unisson ou à l'octave, et sans sortir dans son harmonie de l'accord parfait jusqu'au passage dont il s'agit. Mais, au moment qu'on s'y attend le moins, cette dominante diésée forme un glapissement affreux auquel l'oreille et le coeur ne peuvent tenir, tandis que dans le même instant le chant d'Orphée redouble de douceur et de charme; [-287-] et ce qui met le comble à l'étonnement est qu'en terminant ce court passage on se retrouve dans le même ton par où l'on vient d'y entrer, sans qu'on puisse presque comprendre comment on a pu nous transporter si loin et nous ramener si proche avec tant de force et de rapidité.

Vous aurez peine à croire que toute cette magie s'opère par un passage tacite du mode majeur au mineur, et par le retour subit au majeur. Vous vous en convaincrez aisément sur le clavecin. Au moment que la basse qui sonnait la dominante avec son accord vient à frapper l'ut bémol, vous changez non de ton mais de mode, et passez en mi bémol tierce mineure: car non-seulement cet ut, qui est la sixième note du ton, prend le bémol qui appartient au mode mineur; mais l'accord précédent qu'il garde, à la fondamentale près, devient pour lui celui de septième diminuée sur le re naturel, et l'accord de septième diminuée sur le re appelle naturellement l'accord parfait mineur sur le mi bémol. Le chant d'Orphée Furie, larve, appartenant également au majeur et au mineur, reste le même dans l'un et dans l'autre: mais aux mots Ombre sdegnose, il détermine tout-à-fait le mode mineur. C'est probablement pour n'avoir pas pris assez tôt l'idée de ce mode que vous avez eu peine à entonner juste ce trait dans son commencement. Mais il rentre en finissant en majeur: c'est dans cette nouvelle transition à la fin du mot sdegnose qu'est le grand effet de ce passage; et vous éprouverez que toute la difficulté de le chanter juste s'évanouit quand, en [-288-] quittant le la bémol, on reprend à l'instant l'idée du mode majeur pour entonner le sol naturel qui en est la médiante.

Cette seconde superflue, ou septième diminuée, se suspend en passant alternativement et rapidement du majeur au mineur; et vice versâ, par l'alternation de la basse entre la dominantc si bémol et la sixième note ut bémol; puis il se résout enfin tout-à-fait sur la tonique, dont la basse sonne la médiante sol, après avoir passé par la sous-dominante la bémol portant tierce mineur et triton, ce qui fait toujours le même accord de septième diminuée sur la note sensible re.

Passons maintenant au glapissement no des furies sur le si bécarre. Pourquoi ce si bécarre, et non pas ut bémol comme à la basse? Parce que ce nouveau son, quoique en vertu de l'enharmonique il entre dans l'accord précédent, n'est pourtant point dans le même ton, et en annonce un tout différent. Quel est le ton annoncé par ce si bécarre? C'est le ton d'ut mineur, dont il devient note sensible. Ainsi l'âpre discordance du cri des furies vient de cette duplicité de ton qu'il fait sentir, gardant pourtant, ce qui est admirable, une étroite analogie entre les deux tons; car l'ut mineur, comme vous devez au moins savoir, est l'analogue correspondant du mi bémol majeur, qui est ici le ton principal.

Vous me ferez une objection. Toute cette beauté, me direz-vous, n'est qu'une beauté de convention et n'existe que sur le papier, puisque ce si bécarre n'est réellement que l'octave de l'ut bémol de la [-289-] basse: car, comme il ne se résout point comme note sensible, mais disparaît ou redescend sur le si bémol dominante du ton, quand on le noterait par ut bémol comme à la basse, le passage, et son effet, serait le même absolument au jugement de l'oreille. Ainsi toute cette merveille enharmonique n'est que pour les yeux.

Cette objection, mon cher prête-nom, serait solide si la division tempérée de l'orgue et du clavecin était la véritable division harmonique, et si les intervalles ne se modifiaient dans l'intonation de la voix sur les rapports dont la modulation donne l'idée, et non sur les altérations du tempérament. Quoiqu'il soit vrai que sur le clavecin le si bécarre est l'octave de l'ut bémol, il n'est pas vrai qu'entonnant chacun de ces deux sons, relativement au mode qui le donne, vous entonniez exactement ni l'unisson ni l'octave. Le si bécarre, comme note sensible, s'éloignera davantage du si bémol dominante, et s'approchera d'autant par excès de la tonique ut qu'appelle ce bécarre; et l'ut bémol, comme sixième note en mode mineur, s'éloignera moins de la dominante qu'elle quitte, qu'elle rappelle, et sur laquelle elle va retomber. Ainsi le semi-ton que fait la basse en montant du si bémol à l'ut bémol est beaucoup moindre que celui que font les furies en montant du si bémol à son bécarre. La septième superflue, que semblent faire ces deux sons, surpasse même l'octave, et c'est par cet exès que se fait la discordance du cri des furies; car l'idée de note sensible jointe au bécarre porte naturellement [-290-] la voix plus haut que l'octave de l'ut bémol; et cela est si vrai, que ce cri ne fait plus son effet sur le clavecin comme avec la voix, parce que le son de l'instrument ne se modifie pas de même.

Ceci, je le sais bien, est directement contraire aux calculs établis et à l'opinion commune, qui donne le nom de semi-ton mineur an passage d'une note à son dièse ou à son bémol, et de semi-ton majeur au passage d'une note au bémol supérieur ou au dièse inférieur. Mais dans ces dénominations on a eu plus d'égard à la différence du degré qu'au vrai rapport de l'intervalle, comme s'en convaincra bientôt tout homme qui aura de l'oreille et de la bonne foi. Et quant au calcul, je vous développerai quelque jour, mais à vous seul, une théorie plus naturelle, qui vous fera voir combien celle sur laquelle on a calculé les intervalles est à contre-sens.

Je finirai ces observations par une remarque qu'il ne faut pas omettre; c'est que tout l'effet du passage que je viens d'examiner lui vient de ce que le morceau dans lequel il se trouve est en mode majeur; car s'il eût été mineur, le chant d'Orphée restant le même eût été sans force et sans effet, l'intonation des furies par le bécarre eût été impossible et absurde, et il n'y aurait rien eu d'enharmonique dans le passage. Je parierais tout au monde qu'un Français, ayant ce morceau à faire, l'eût traité en mode mineur. Il y aurait pu mettre d'autres beautés sans doute, mais aucnne qui fût aussi simple et qui valût celle-là.

Voilà ce que ma mémoire a pu me suggérer sur [-291-] ce passage et sur son explication. Ces grands effets se trouvent par le génie, qui est rare, et se sentent par l'organe sensitif, dont tant de gens sont privés; mais ils ne s'expliquent que par une étude réfléchie de l'art. Vous n'auriez pas besoin maintenant de mes analyses, si vous aviez un peu plus médité sur les réflexions que nous faisions jadis quand je vous dictais notre dictionnaire. Mais, avec un naturel très-vif, vous avez un esprit d'une lenteur inconcevable. Vous ne saisissez aucune idée que long-temps après qu'elle s'est présentée à vous, et vous ne voyez aujourd'hui que ce que vous avez regardé hier. Croyez-moi, mon cher prête-nom, ne nous brouillons jamais ensemble, car sans moi vous êtes nul. Je suis complaisant, vous le savez; je ne me refuse jamais au travail que vous désirez, quand vous vous donnez la peine de m'appeler et le temps de m'attendre: mais ne tentez jamais rien sans moi dans aucun genre; ne vous mêlez jamais de l'impromptu en quoi que ce soit, si vous ne voulez gâter en un instant, par votre ineptie, tout ce que j'ai fait jusqu'ici pour vous donner l'air d'un homme pensant.


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