TFM - TRAITÉS FRANÇAIS SUR LA MUSIQUE

Data entry: Matthew Nisbet
Checked by: Peter Slemon
Approved by: Peter Slemon

Fn and Ft: RAMLETA TEXT
Author: Rameau, Jean-Philippe
Title: Lettre à Monsieur d'Alembert
Source: Lettre à Monsieur d'Alembert, Sur ses opinions en Musique, insérées dans les articles Fondamental et Gamme de l'Encyclopédie (Paris: L'Imprimerie Royale, 1760; reprint ed. in Jean-Philippe Rameau (1683-1764) Complete Theoretical Writings, Miscellanea, vol. 4, n.p.: American Institute of Musicology, 1969), 267-80.

[-1-] LETTRE A MONSIEUR D'ALEMBERT, Sur ses opinions en Musique, insérées dans les articles Fondamental et Gamme de l'Encyclopédie. (a)

A QUI comptez-vous faire le procès, Monsieur, si ce n'est à vous-même, en compromettant, qui plus est, une Académie respectable qui s'en est rapportée à vos décisions, lorsqu'aujourd'hui vous employez toute votre éloquence pour les anéantir?

On voit assez que vous avez choisi à dessein les articles Fondamental et Gamme pour me déclarer une guerre ouverte. Si vous ne me nommez pas lorsque vous me combattez, vous me désignez trop bien par mes Ouvrages, pour qu'on ne me reconnoisse pas. Et ma Démonstration du principe de l'harmonie, et la page 109 jusqu'à 117 des erreurs sur la Musique dans l'Encyclopédie, dont on sait que je suis l'Auteur, et la fin de ma réponse à la Préface du sixiéme Tome de cette Encyclopédie: tout cela renferme précisément ce que vous prenez à tâche de condamner. L'occasion de me défendre se présente heureusement dans mes nouvelles réflexions sur le principe sonore: là, si je ne me trompe, se trouvent des raisons qui, en me justifiant d'un côté, pourront vous fournir, de l'autre, matiére à me confondre, si cela se peut, sur une idée à laquelle vous vous êtes toujours opposé, comme vous me l'avez prouvé [-2-] par une de vos Lettres que je conserve encore, et comme le prouvent bien autrement vos nouvelles décisions, que je vais rappeller pour y répondre du mieux qu'il me sera possible.

Que dirons-nous (62) de ce qu'on a avancé dans ces derniers tems, que la Géométrie est fondée sur la résonnance du Corps Sonore parce que la Géométrie est, dit-on, fondée sur les proportions, et que le Corps Sonore les engendre toutes. Tous les Géomètres conviennent que les Sciences sont fondées sur les proportions, puisqu'en effet des proportions naissent les progressions, et de celles-ci tous les rapports. Nierez-vous, d'ailleurs, que la résonnance du Corps Sonore engendre toutes les proportions (a). Les Géomètres nous sauroient mauvais gré de réfuter sérieusement de pareilles assertions. Que leur importe? Eux qui ne font plus que suivre les régles de leurs Maîtres, dont la gloire ne peut être flétrie pour n'avoir pas connu un principe, dont ils ont pû se passer dans leurs sumblimes découvertes. En effet, quand les rapports seroient et cetera la résonnance du Corps Sonore qui produit la douziéme et la dix-septiéme suffiroit pour fonder tout le systême de l'harmonie. De l'harmonie! fort bien: tout est dit. Il faudra donc s'en tenir là. Comment fonderez-vous, sur ce même produit, le renversement des accords, la dissonance, enfin la réduction des intervalles à leurs moindres termes, réduction à laquelle nous forcent les bornes de nos facultés? Mais bien plus, sur quoi fonderez-vous encore la marche de cette harmonie, dont chaque partie se distingue en mélodie, le Mode par conséquent, et ses bornes? Car vous ne citez point l'Octave dans cette résonnance, ayant décidé auparavant que l'on ne l'y distinguoit point; cependant sans le secours de cette Octave, rien de tout ce que je viens d'annoncer ne peut entrer dans votre systême de l'harmonie. Sans elle nulle progression ou marche harmonique, nulle proportion géométrique, nulle mélodie; et c'est précisément parce que vous ne la distinguez point, cette Octave, quoiqu'elle résonne, que vous deviez reconnoître la proportion géométrique entre 1 1/2 1/4, de même que vous avez reconnu l'harmonique entre 1 1/3 1/5; (b) ce modéle ne suffit-il pas au Géomètre pour former autant de proportions géométriques qu'il y a de nombres premiers, de-là, autant de progressions, d'où suit une infinité de rapports. Monsieur Rousseau a très-bien prouvé .... que la considération des rapports est tout-à-fait illusoire pour rendre raison du plaisir que nous font les accords consonnans. La considération des proportions n'est pas moins inutile dans la théorie de la Musique.

Monsieur Rousseau veut-il dire qu'on peut avoir du plaisir en Musique, sans connoître les rapports des intervalles? Cette proposition ne lui sera jamais contestée; mais que prétend-t-il, lorsqu'il ajoûte que la considération des proportions est inutile dans la théorie? Cette considération ne fait-elle pas partie de cette théorie? Partie, qui a principalement occupé tous les Savans qui ont traité de cette matiére, à commencer par Pythagore. Si l'on retranche cette considération, en quoi pouvoit donc consister la théorie de la Musique avant la découverte de la Basse Fondamentale? Comment [-3-] expliquer, d'ailleurs, certaines parties de cette science, par exemple, le tempérament, sans la considération des rapports? Ce tempérament est l'altération des intervalles: leur justesse consiste dans l'exactitude des rapports, et l'on ne peut fixer le degré de leurs différences qu'en présentant ce qui manque à la justesse de ces rapports. Vous-même, Monsieur, quand vous avez parlé d'intervalles altérés, vous êtes-vous servi d'autres moyens pour prouver leur altération? La considération des proportions, comme des rapports, est donc absolument nécessaire à l'exacte théorie de la Musique? Bien plus, si l'on veut apprécier aux yeux de la raison le plaisir que cause l'harmonie, c'est-à-dire, faire concevoir au juste les différens degrés de ce plaisir, lorsqu'il résulte de tel ou tel accord, de telle ou telle consonnance, de quelle maniére peut-on s'y prendre, si ce n'est en exposant les proportions et les rapports, que la Nature a mis entre les sons qui forment ces accords et ces consonnances? Car enfin ce sont ces mêmes accords, ces mêmes consonnances, qui donnent aux proportions, aux rapports, tout le prix qu'on y reconnoît, du moins plus sensiblement qu'aucun autre objet. Par exemple, l'accord, d'où naît la proportion harmonique, plaît davantage que celui qui produit la proportion arithmétique; sont-ils renversés, le plaisir diminue; y ajoûte-t-on la dissonance, il diminue encore. Suivons, avec cela, l'ordre des consonnances dans leur origine, octave [1 2 supra lin.], quinte [2 3 supra lin.], quarte [3 4 supra lin.], tierce majeure [4 5 supra lin.], tierce mineure [5 6 supra lin.]; leur douceur, leur aménité diminue de l'une à l'autre, de même que la perfection des rapports qu'elles engendrent, et de même encore que la facilité de concevoir ces rapports.

Tous étoit établi dans la Nature, avant que notre raison pût s'exercer sur aucun de ses secrets; par conséquent les sciences contenoient déjà les proportions et les rapports, dont on n'a pû recevoir d'idées que des effets qu'on en a éprouvés; idées qui sont les uniques sources de cette spéculation, par le moyen de laquelle le Géomètre est enfin parvenu à la connoissance de ces mêmes sciences; ne les confonderiez-vous pas, sans le vouloir, avec celle de la Musique, puisqu'elles ont toutes, en ce cas, le même privilége? Peut-on cependant s'aveugler au point de ne pas reconnoître, qu'entre tous les objets qui se présentent à nos sens, le Corps Sonore est le seul qui puisse donner sur le champ une idée juste et distincte des proportions, du nombre des termes qui les composent, aussi bien que des différentes prérogatives et propriétés des rapports, surtout si l'on se transporte dans les premiers temps où règnoit l'ignorance? Rappellons-nous seulement ce qui s'est passé avant Pythagore, ce qu'il a découvert, dans quelle source il a puisé ses lumieres, et ce qui s'en est suivi (a): on ne peut guéres disconvenir qu'il n'ait tout dû à la sensation de l'harmonie, non plus qu'Eudoxe dans sa découverte de la proportion harmonique. Seriez-vous devenu sourd à la voix de la Nature, aussi bien qu'aux produits du Corps Sonore? Vous aurois-je [-4-] deviné à propos du sentiment de quelques Modernes? (a)

La fureur de donner à leurs productions (il s'agit des Musiciens, toujours 62) un faux air scientifique qui n'en impose qu'aux ignorans. Mais vous, Monsieur, vous vouliez donc en imposer aux ignorans, lorsque vous avez exalté ma Démonstration du principe de l'harmonie?(b) Cependant, en sappant jusqu'aux fondemens de cette Démonstration, comme vous le faites, quelle idée voulez-vous qu'on en ait? Quel a été votre dessein? Quel est-il à présent?

Vous avez bien senti, Monsieur, lorsqu'il n'en étoit plus temps, que vous vous étiez un peu trop avancé au mot Fondamental, et vous avez crû pouvoir y remédier au mot Gamme, en supposant que ma Démonstration n'avoit pas été présentée à l'Académie Royale des Sciences sous ce titre, prenant pour prétexte que vous ne lui aviez donné que celui de Systême dans l'Extrait (c); voudriez-vous, par ce mot, faire entendre qu'il en est de ma Démonstration comme de ces Systêmes fondés sur des hypothèses, où certains Philosophes font briller leur esprit et leur adresse, non pour nous instruire, mais pour en imposer aux ignorans? Je ne saurois le croire. Est-il d'autres Démonstrations que celles qui sont puisées dans la Nature même? Où, par exemple, les Théorèmes d'Euclide, que vous citez ici, ont-ils été puisés? dans la Nature, sans doute; mais comment? Par une simple spéculation. Or, comme il ne peut naître en nous d'idées, que des objets qui frappent nos sens, je vous demande s'il peut s'en trouver un dans la Nature, qui soit à peine l'ombre du Corps Sonore? Ecoutez-le quand il résonne, n'y distinguez-vous pas une harmonie complette? Prenez en particulier chacune des consonnances qu'il produit, n'en sentez vous pas la différence, et n'y distinguez-vous pas le degré de perfection de l'une sur l'autre? Qu'est-ce qui a fait naître à Eudoxe, au temps de Platon, (trouvez bon que je rappelle cette époque), l'idée de la proportion harmonique, si ce n'est la sensation même de cette harmonie? Qu'est-ce qui a pû faire naître le plus promptement l'idée d'une proportion, ou progression géométrique, si ce n'est l'octave, toujours octave dans sa progression? (d) Si l'on n'a pas su puiser cette proportion dans sa source, excusons-en ceux qui n'ont fait aucune observation sur la résonnance du Corps Sonore mais non pas ceux qui ont pû la laisser échapper à leur sagacité, [-5-] après y avoir distingué la proportion harmonique: je suis, à la vérité, de ce nombre, je n'ai fait que l'y deviner, et vous vous en êtes contenté, Monsieur, comme de tout ce que je n'ai fondé que sur ma propre expérience, soit que vous ayez voulu me favoriser, soit que vous ayez reconnu la vérité des principes dont vous avez vû et senti naître les effets; mais à présent la Nature les confirme, ces principes, sans les aller chercher dans une spéculation abstraite: on les voit naître d'un phénomène où réside la source de ces mêmes principes. Combien de temps et de peines n'en a-t-il pas coûté pour arriver au point où se trouve aujourd'hui la Géométrie? Supposons que Pythagore en soit l'Inventeur, du moins on ne sauroit nier qu'il n'ait considérablement amplifié l'Arithmétique, dans le même temps, à peu-près, qu'il a découvert les rapports harmoniques (a), si l'on s'en rapporte à l'Histoire. Donc la Géométrie ne pouvoit être alors qu'à son berceau. Quelle quantité innombrable de Géomètres n'a-t-on pas vû paroître aprés lui? Chacun d'eux n'a-t-il pas ensuite ajoûté, pour ainsi dire, une plume aux aîles de son voisin, jusqu'à ce qu'enfin, après vingt ou trente siécles, elles ayent été capables de leur faire parcourir une partie de ce vaste Univers, pour y faire les grandes découvertes dont ils sont en possession? Leurs découvertes ne se sont pourtant pas étendues à toutes les Sçiences, surtout à celle de la Musique, dans laquelle, malgré leurs profondes méditations, ils n'ont pû embrasser que les premiers rapports, dont ils étoient continuellement affectés, pendant que l'art s'y perfectionnoit chaque jour, si l'on s'en rapporte aux effets qu'on en raconte. Cherchez dans la Nature un objet aussi capable de faire naître en nous des idées, dont la spéculation puisse tirer de pareils avantages, surtout en voyant cet objet, seul entre tous, choisi pour nous éclairer, comme le prouvent tous les Ecrits sur ce sujet.

Lorsque vous parlez, Monsieur, de la dissonance (58), vous dites avoir expliqué l'origine la plus naturelle des accords fondamentaux qui la portent; mais vous ne dites pas que vous n'avez fondé l'origine de cette dissonance que sur l'intervalle de seconde: Vous ne la citez que pour en prendre le prétexte de condamner l'idée de proportions que j'y ai jointe, assez mal-à-propos, je l'avoue; mais ne pouviez vous pas du moins convenir que la raison pour laquelle j'ajoûte une tierce à l'accord parfait, ne manquoit que d'une plus grande évidence pour s'y soumettre? Hé bien! vous la trouvez, cette évidence, dans la conjonction de la proportion harmonique avec l'arithmétique sa renversée: (b) Voilà donc cette tierce ajoûtée bien confirmée par la conjonction de tout ce qu'il y a de plus parfait, imprimé dans le Corps Sonore par la nature. Pourquoi vous arrêter, Monsieur, à un accessoire, en négligeant l'essentiel? Il vous eût été bein aisé de m'instruire, si vous eussiez réellement cherché la vérité; car enfin, rien n'est plus à portée d'un Geomètre [-6-] qu'un quatriéme terme ajoûté, lorsque vous le reconnoissiez à tout moment en Musique dans une troisiéme tierce ajoûtée aux deux qui composent l'accord parfait réduit à ses moindres termes.

Je voudrais bien vous demander, Monsieur, comment une simple spéculation a pû faire deviner qu'il y avoit des proportions à quatre termes aussi bien qu'à trois, lorsque la Nature n'y en admet que trois dans la résonnance du Corps Sonore et cela de maniére à ne pouvoir s'y méprendre (a)? Y a-t-il quelques autres objets, qui fassent naître de même l'idée du nombre des termes qui doivent former une proportion? Je sens bien qu'à force de tâtonnemens, on aura jugé qu'en telles et telles rencontres un certain assemblage de nombres formant tels rapports, devenoit l'arbitre de quantité d'autres dans des progressions, d'où le titre de proportion lui aura été conféré; mais où cela se trouve-t-il déterminé, d'abord sensiblement, puis enfin décidé à l'oreille, à l'oeil, et au tact, ailleurs que dans la Musique?

Vous voyez, vous sentez que la Nature nous a d'abord inspiré la dissonance, non dans l'ensemble des deux sons qui la forment, comme ut, re, ou mi fa, mais simplement dans leur succession: Vous ne voyez cependant, ni n'entendez rien de tout cela dans la résonnance du Corps Sonore. Qu'est donc devenu le Philosophe, le Mathématicien, pour ne pas s'appercevoir que la source de la dissonance ne pouvoit se puiser que dans l'harmonie, puisque la Nature ne s'explique qu'harmoniquement, c'est-à-dire, dans l'union de plusieurs sons ensemble? On a peine à concevoir comment le Géomètre a pû s'aveugler de la sorte sur une route toute frayée, après s'en être frayé lui-même parmi les ronces et les épines.

Quelle raison vous fait multiplier les accords fondamentaux jusqu'à dix (57) lorsqu'il n'y en a que deux, le parfait et la dissonance de la septiéme qu'on y ajoûte, cette même quatriéme proportionnelle dont je viens de parler? Par le double emploi, vous concevez très-bien que la sixte ajoûtée à la sous-dominante, n'est autre que l'accord de septiéme sur la sus-tonique. Quant à la différence des tierces, elle n'en occasionne aucune dans la Basse Fondamentale qui les reçoit telles qu'elle les assigne elle-même au Mode qui en est formé (b), d'où la septiéme diminuée n'est, non plus, qu'un accord de septiéme: pour ce qui est de la sixte superflue dont vous attribuez l'invention aux Italiens (c), en voulant tout interdire à la Musique Françoise, pour ne pas dire aux Musiciens François, comme si j'imaginois, par exemple, de vous prouver que vous n'existez pas, et [-7-] que si vous existiez, ce seroit tant pire pour vous. (a) Un pareil intervalle n'est de mise que dans un seul cas, et ne doit pas se confondre avec ce qu'on appelle accord; il n'est susceptible de Basse Fondamentale ni de renversement, le goût seul l'autorise en faveur des droits que la note sensible a dans l'harmonie, (b) il ne peut même se comparer à la supposition, où l'harmonie fondamentale se renverse au gré du Compositeur, pourvû que la note surnuméraire reste toujours au-dessous de la basse: prétendre confondre cet intervalle dans les accords fondamentaux, c'est vouloir en imposer aux ignorans. Aussi pour continuer sur le même ton, ne manquez-vous pas, Monsieur, de rappeller l'accord par supposition, au sujet de la quinte superflue (58) où votre Collégue a déja prouvé qu'il n'avoit ni oreille, ni connoissannce, en assignant à cet accord des renversemens, y compris la note surnuméraire: Voudriez-vous qu'on en jungeât de même de vous? Non seulement la double dissonance, condamnée par ce Collégue, se rencontre dans ce renversement; mais, ce qui ne souffre point de replique, c'est qu'on y fait entendre en même temps la dissonance et la consonnance qui doit la sauver (c): Cette quinte superflue, de même que la septiéme superflue, ne sont autres, partout, que la note sensible, formant la tierce majeure d'une dominante tonique; ce n'est qu'avec une note de goût placée dans la basse au dessous de la fondamentale qu'elles forment ces intervalles; là cette note de goût est purement surnuméraire, comme je l'ai déja dit, l'oreille n'en est nullement distraite de l'harmonie fondamentale: cette note n'y entre pour rien, aussi ne peut-elle jamais y entrer. Faut-il vous dire que je n'ai donné le titre de supposition à cette note surnuméraire, que parce que c'est le titre qu'on avoit toujours donné à toute note de goût, censée par-là ne jamais entrer dans le corps harmonique; et comme jusqu'à mon Traité de l'harmonie on avoit toujours confondu la supposition et la suspension avec le fondamental, j'ai cru ne pouvoir mieux faire que de me servir du terme usité en pareil cas, pour qu'on en sût faire la distinction. Au reste, ce n'est point de la supposition qu'on est jamais obligé de rien retrancher, pour en éviter la dureté, mais bien de la suspension, où se répéte une dissonance, qui retarde la consonnance qu'on desire à sa suite, et avec laquelle peuvent se trouver des intervalles, dans l'harmonie dont la dissonance est accompagnée, qui choqueroient trop l'oreille, mais non pas toujours (d). Combien de faux intervalles les notes de goût ne produisent-elles pas? En confondant ainsi les objets, peut-être sans le savoir, on en impose aux ignorans? [-8-] Je ne puis croire que les accords que vous proposez (59) soient de votre imagination; je crois plutôt que c'est ce Musicien consommé, au sentiment duquel vous voulez bien vous en rapporter, qui vous les aura suggérés; ce Terradeglias, par exemple, cité dans la Lettre sur la Musique, page 43, de votre Collégue: ce nom doit effectivement en imposer; aussi Monsieur Terradeglias avoue-t-il qu'il faisoit beaucoup de bruit dans ses Choeurs de Musique. Y avez-vous bien pensé, lorsque vous proposez ut, mi, sol dieze, ut, pour le moins insupportable de tous vos nouveaux accords? Y avez-vous bien pensé, lorsque vous donnez pour preuve de celui-ci, que mi fait résonner sol dieze, en oubliant que ut fait aussi résonner sol? Rien ne seroit plus agréable, en effet, que la cacophonie entre sol et sol dieze: ce demi ton chromatiqne n'y feroit-il pas des merveilles? On ne songe pas à tout; vous ne vous êtes pas même apperçu que plusieurs sons ensemble étouffoient réciproquement leurs harmoniques, comme le prouve la quatriéme expérience dans ma Génération harmonique, page 13.

S'agit il, d'un autre côté, de l'origine du Mode mineur (55)? Après avoir proposé fa, labemol, ut, pour accord mineur provenant du frémissement des aliquantes, vous dites: Telle est l'origine que Monsieur Rameau donne à l'accord et au Mode mineur; origine que nous pourrons discuter, et cetera. Permettez-moi, Monsieur, de vous répondre que je ne l'ai simplement proposé que comme indice (a): la Nature en ordonne bien autrement; voyez comment elle s'en explique dans le Corps Sonore.

Le principe s'en étant une fois reposé sur ses premiers produits, 1/2 son octave, 1/3 sa douziéme, et 1/5 sa dix-septiéme, pour la conduite de toute sa génération (b), donne à 1/3 les premiers droits en harmonie: c'est avec lui qu'il constitue d'abord son harmonie sous le titre de quinte (c), n'établissant ensuite son 1/5 que pour diviser cette quinte en deux tierces, dont le changement d'ordre suffit pour fonder deux genres en harmonie et en mélodie, le majeur et le mineur (d): le premier, celui-là qui seul se distingue dans le résonnance du Corps Sonore appartient par conséquent à ce 1/3, qui commande partout; et le dernier reste au 1/5, où néanmoins le 1/3 tenant lieu du principe, se rend l'arbitre de la différence des deux genres, soit en formant la tierce mineure de ce même 1/5, soit en lui donnant sa dix-septiéme pour constituer son harmonie, soit en lui imposant la loi de sa proportion triple, sur laquelle s'établissent également le Mode majeur et le mineur (e): les instrumens artificiels mêmes nous prescrivent cette loi (f): on n'y trouve pour premiers accords parfaits dans leur grande justesse, après celui du principe, supposé ut, que ceux de sol son 1/3, et de mi son 1/5: et pour preuve que ce principe ne s'y mêle plus de rien, c'est que sa [-9-] quarte et sa sixte y sont fausses. Pourquoi renvoyer la discussion de cette origine à un temps où je ne serois peut-être plus en état de vous répondre? Qui vous a empêché de le faire tout de suite, ou même dans l'Extrait? On n'augure pas ordinairement bien de ces sortes de remises: Il en sera de ceci comme des erreurs sur la Musique dans l'Encyclopédie; au lieu de les corriger dans un nouveau Tome, vous aimez mieux les aggraver, en comptant les faire valoir par des fables.

Malgré les grands et très-longs raisonnemens que vous employez pour détruire ce que vous avez signé vous-même en faveur de la Basse Fondamentale comme puisée dans la Nature même, et comme principe de l'harmonie et de la mélodie: nous allons voir combien la raison vous auroit épargné de temps et de réflexions, si vous eussiez voulu céder à la vérité. Il est effectivement facile d'en imposer, sans qu'on le veuille, en n'envisageant que certains côtés de l'objet, lorsqu'on perd de vue ceux qui doivent en faire sentir le prix, ou les anéantir: c'est justement ce que je me propose, Monsieur, de vous faire appercevoir, sans m'assujettir à l'ordre que vous observez dans les pages 59, 60 et 61, au sujet de cette Basse Fondamentale.

Le renversement de la proportion harmonique en arithmétique met celle-ci dans les droits de l'autre, surtout en voyant de chaque côté la quinte constituer l'harmonie de son ordonnateur, et subsister toujours pendant que les deux tierces qui la composent ne font que changer d'ordre pour y établir deux genres différens: d'un autre côté l'identité des octaves rend à l'oreille le sentiment d'une proportion quelconque, de quelque façon qu'elle soit combinée. Or, dans quel objet l'idée de ce renversement, de ce changement d'ordres, et de ces différentes combinaisons peut-elle avoir été saisie aussi rapidement et aussi distinctement que dans la Musique? Pensez-y bien. Lorsque vous devriez admirer des loix si belles, englobées dans un seul corps, vous feignez de les ignorer; car je ne puis croire, Monsieur, qu'elles vous aient échappé.

Voyez comment la Nature nous invite à l'addition d'un quatriéme terme aux proportions continues, qu'elle présente d'abord dans la résonnance du Corps Sonore soit en nous inspirant l'ordre diatonique ut, re, mi, fa, et cetera soit en nous faisant sentir et voir la nécessité d'ajoûter un quatriéme terme à la proportion triple, pour arriver à l'octave de l'ordonnateur du Mode (a), où la dissonance doit aussi bien règner dans l'harmonie que dans le diatonique, comme on le pratique sans y penser. Lorsque le conséquent sol, dit dominante, passe, par exemple, à l'ordonnateur ut, dit tonique, n'interpose-t-on pas naturellement la septiéme de sol entre son octave et la tierce d'ut pour y descendre diatoniquement en cette sorte, sol, fa, mi? N'en fait-on pas autant de la sixte ajoûtée pour monter de la quinte de l'antécédent fa, dit sous-dominante, à cette même tierce d'ut, en cette sorte, ut, re, mi? Les appuis de trils et les coulez sont-ils formés [-10-] d'autres dissonances, en pareil cas, que de ce fa et de ce re? Désistez-vous donc par-là, de votre idée sur la Basse Fondamentale en descendant le ton-mineur la, sol, fa, et cetera (au bas de la page 464) et voyez celle-ci, la, mi, si, mi, mi, la, mi, la. Le si, comme dominante de mi, reçoit la septiéme dans son harmonie avec une fausse quinte qui s'y trouve prescrite par l'ordre même du Mode, au lieu qu'en montant on est maître de lui donner sa quinte juste, puis mi porte ensuite son accord sensible, dont son octave et sa septiéme, mi, re, font partie: que n'y fait point encore le double emploi, en suivant votre même Basse Fondamentale mi, re, sous sol fa? puisque re peut y représenter si dont il porte la même harmonie, si bien que l'oreille y sous-entend mi, si: puis voulant après ce si passer à la dans la Basse Fondamentale, l'oreille lui substitue le même re qui existoit déja, de sorte que la proportion triple la guide également de chaque côté (a). Si vous tirez vos conséquences de ce double emploi, en prétendant y voir deux accords, lorsqu'il n'y en a qu'un, croyez que l'oreille n'en est pas la dupe; c'est précisément sur ce même tout que se règle son choix en faveur de la Basse Fondamentale qu'il lui convient de préférer dans sa route. Tout est compassé dans les loix que nous recevons du double emploi: aucun autre son fondamental ne peut terminer de cadences que l'ordonnateur et son conséquent, c'est-à-dire, la tonique et sa dominante: c'est uniquement en leur faveur que se forme ce double emploi, sans qu'il soit possible d'en profiter ailleurs.

Douter si la Basse Fondamentale suggére la mélodie, c'est douter de cette mélodie même: y en auroit-il sans la Basse Fondamentale? Sentez donc, Monsieur combien peu vous y avez réflechi, en disant que (62) la douziéme et la dix-septiéme, produites par la résonance du Corps Sonore suffiroient pour fonder tout le systême de l'harmonie: puisque rien ne peut y faire naître l'idée d'une Basse Fondamentale ni par conséquent de la mélodie, que la proportion double, 1 1/2 1/4, exclue de vos produits, et cependant directement engendrée par le Corps Sonore pour modéle de tout proportion continue géométrique, également practicable avec tout nombre premier, d'où la triple peut être imaginée, en même temps que la Basse Fondamentale suggérée par cette mélodie qui nous a toujours été naturelle, en fait sentir la nécessité.

Quant à ce que la mélodie suggére sa Basse Fondamentale ou l'un de ses harmoniques, il n'en faut pas douter, mais avec des restrictions dont vous croyez tirer avantage, lorsqu'elles ne doivent vos remarques qu'au plus ou moins d'expérience et de goût chez le Compositeur, et surtout aux chants qui ne sont point partis de source, qui ne se sont point présentés naturellement, et qui ne sont dûs, en un mot, qu'à la réflexion.

Ce qui part de source rappelle aisément le principe qui le suggére: la réflexion s'en mêle-t-elle, il n'y a plus d'inspiration, et le principe abandonné [-11-] vient difficilement au secours. Entre les arbitraires, il y en a de rélatifs, comme un chant qui peut appartenir à plusieurs Modes, et dont le véritable ne peut être décidé que par la comparaison qu'en fait l'oreille avec ce qui précéde et ce qui suit, dans une exécution continuée d'un bout à l'autre: une bonne oreille ne s'y trompe guére de cette façon; mais comme on se la croit souvent telle, par une présomption qui n'est que trop commune, il y a du moins, en ce cas, des conséquences du principe, en forme de régles, qui remettent sur la voie: ce sera bien pis, si l'on isole le trait de chant, comme vous le faites dans vos citations: le goût et l'esprit savent faire préférer, d'ailleurs, ce qui convient entre des arbitraires. Ces six notes, par exemple, la, sol, fa, mi, re, ut, sont susceptibles de cinq Modes, selon celles sur lesquelles ont voudra faire terminer une cadence: le goût et l'esprit inspireront l'une plutôt que l'autre, pour plus de variété, pour la rondeur de la phrase harmonique, pour suivre un dessein de Musique, surtout pour l'expression: et le sentiment par-dessus tout, se réglera sur le plus ou le moins de rapport entre les Modes successifs conséquemment à cette expression.

Attriburiez-vous, Monsieur au principe un défaut d'oreille, d'expérience, de goût, de sentiment, ou d'esprit? Il ne peut s'agir ici que de ces têtes qui sentent l'harmonie à chaque note d'un chant qu'elles produisent, et nullement de ces petites têtes orgueilleuses, qu'une aveugle présomption, fille de l'ignorance, porte non seulement jusqu'à se croire les Arbitres de l'Art et de sa théorie, mais encore jusqu'à vouloir décider sur la différence des goûts et des talens. N'est ce pas assez que le principe fasse distinguer, à la raison comme à l'oreille, le plus ou le moins parfait? On voit bien que vos doutes ne tendent qu'à donner plus de poids à vos accords imaginaires; mais n'y auriez-vous pas pris le change? Comme les coulés, appuis, ports de voix, se placent dans le temps même de la mesure, où doivent se faire sentir les notes d'harmonie, je n'y verrois alors qu'une méprise, où pourroient bien donner d'autres Musiciens consommés que ceux qui se trouvent en France.

Vous auriez grande raison, Monsieur, de dire que la mélodie est presque le seul objet qui occupe dans la Musique (61), si vous pouviez vous rendre justice sur les bornes de votre expérience, en considérant qu'il peut y avoir encore bien des classes au dessous de la vôtre: c'est en effet le premier accessoire de la marche harmonique qui frappe l'homme borné: les fleurs qu'on joint à la partie principale de sujet, la voix, l'instrument qui l'exécutent, en faut-il davantage pour le distraire des charmes que peuvent y ajoûter d'autres parties? Est-ce la mélodie, par exemple, qui saisit l'Auditeur dans l'endroit du choeur de Pigmalion, auquel vous avez la bonté d'applaudir (51)? On doit ce saisissement, non seulement à l'ordre naturel de l'harmonie, comme aux proportions gardées dans la force de chaque consonnance; mais encore aux différentes modulations qui précédent le moment où l'harmonie doit produire son effet: c'est-là que la vérité se fait jour; et si le cas en est rare, la faute n'en peut retomber que sur le Musicien, et le plus souvent sur le défaut de proportion [-12-] entre toutes les parties qui concourent à la perfection de l'exécution. Peut on, de bonne foi, mettre encore en avant les chiméres de votre Collégue sur ce sujet (61)? S'il a trouvé le secret d'en imposer aux ignorans, en voulant faire passer pour une perfection l'ignorance de son Bambin (a), je m'étonne que vous n'ayez pas du moins senti, qu'il étoit bien plus convenable de diminuer le bruit de l'instrument, que de ravir à la Nature une partie de ce qu'elle nous prescrit dans la résonnance du Corps Sonore La supériorité de l'harmonie dans la Musique ne diminue rien du prix de la mélodie; j'en fais peut-être plus de cas qu'aucun de vos Collégues; mais pour savoir les bornes ausquelles on doit s'en tenir, il faut une grande expérience, et pour l'acquérir, il faut avoir souvent écouté, et pendant longtemps, une Musique remplie d'harmonie, surtout dès le berceau, pour ainsi dire. Vos Philosophes, Gens de Lettres, et Artistes que vous prenez pour Juges de vos opinions dans vos Mêlanges de Littérature page 443, n'ont peut-être encore écouté que des chansons, même dans un âge avancé.

N'auriez-vous pas saisi à dessein, Monsieur l'expérience que vous rapportez du célébre Monsieur Tartini (62), pour mieux faire valoir les erreurs dans lesquelles on vous a jetté? Estes-vous bien au fait de cette expérience, de quel autre que de Monsieur Tartini la tenez-vous? Je crois fort que l'imagination y a plus de part que l'oreille. Cet Auteur auroit bien pû s'en tenir à ce qu'en a dit Monsieur Serre, que vous citez (63); je n'ai rien négligé pour me convaincre sur tout ce qui ne tient pas à la proportion harmonique, bien que la raison m'eût déja dit qu'il étoit impossible que des produits eussent plus de puissance sur leur générateur, que celui ci sur eux: aussi n'ai-je jamais pû distinguer sur l'instrument, quelques précautions que j'aie prises, que la Basse Fondamentale des différentes consonnances produites par la résonnance du Corps Sonore seul et unique générateur: que ce soit quinte, quarte, douziéme, tierce, sixte, dixiéme ou dix-septiéme, c'est tout un dans le cas présent, d'où la différence entre les octaves entendues par les deux Auteurs en question ne sert qu'à prouver, de plus en plus, l'identité des octaves. Je me souviens d'avoir senti plus d'une fois dans l'oreille un bourdonnement, lorsque deux belles voix, de femmes surtout, faisoient entendre une tierce majeure dans sa parfaite justesse, même sa Basse Fondamentale si je ne me trompe; mais ce que vous oubliez, Monsieur et ce que ces mêmes Auteurs n'ont peut-être pas dit, c'est que la Basse Fondamentale ne sort point de l'instrument, c'est un pur effet de l'Air sur l'oreille (de même qu'avec les voix) qui n'y fait entendre qu'un son extrêmement frèle: prérogative qui peut bien n'être que du ressort de l'oreille, attendu que rien ne résonne dans l'instrument que les sons qu'on en tire, comme cela doit être dans le cas présent, puisque le Corps Sonore fait diviser ses multiples en ses unissons.

Si l'expérience a fait sentir successivement d'heureuses suites d'harmonie non énoncées dans les régles en usage, ne soyons pas étonnés du titre de licence qu'on leur a donné; mais à présent que la raison est d'accord [-13-] avec l'oreille, à la faveur de la Basse Fondamentale principe de l'harmonie et <de> la mélodie, selon vous, Monsieur il ne se trouve plus de licence que dans <...> seul cas qu'exige quelquefois la vocale (a). Si l'on peut regarder encore la suspension comme telle, l'agrément qu'elle procure n'est cependant pas à négliger, puisque le plaisir desiré n'en devient que plus piquant, lorsqu'il se présente au moment que s'évanouit l'obstacle qui l'avoit retardé. Ne comptez donc plus, Monsieur sur une pareille autorité (58), non plus que sur les deux tierces majeures que vous dites se trouver à la page 243 de Fêtes de l'Hymen, non seulement parce qu'il n'y a que 144 pages mais encore parce qu'il est presqu'impossible qu'aucun Compositeur un peu capable tombe dans ce defaut: ce qui peut échapper à l'oeil n'échappe à la raison, ni à l'oreille: comme il ne s'agit, en ce cas, que du diatonique, ce même cas ne peut jamais se rencontrer qu'entre la sous-dominante et la dominante, où la premiere réprésente toujours la su-tonique, dont la quinte est cette même note que vous prenez pour une tierce, si vous voulez bien vous en rapporter à la Basse Fondamentale quand le Compositeur n'auroit pas ajoûté la sixte majeure à l'accord parfait de cette sous-dominante, soit par oubli, soit parce qu'il aura cru pouvoir s'en dispenser à cause de peu de temps pour la faire entendre, soit par ignorance, l'oreille n'en seroit pas la dupe pour cela: voyez si l'on ne peut pas toujours employer la tierce au-dessous de la tonique d'une Basse Fondamentale entre elle est la note où elle monte diatoniquement (b). On se trompe souvent quand les jugemens de l'oreille ne sont pas secondés de ceux de la raison. Nous pouvons croire qu'on nous en impose, faute d'y réfléchir, lorsque trop prévenus de nos opinions nous en imposons nous-mêmes, sans le vouloir. S'il n'y avoit pas de la bonne foi dans l'excès où Monsieur Tartini a porté son expérience, on verroit en lui que vous et moi ne sommes pas les seuls qui voulions en imposer aux ignorans. Si j'en impose, du moins je donne les moyens de s'instruire sur la vérité; mais vous, Monsieur vous semez la confusion partout: vous niez, vous critiquez, vous proposez des doutes, et n'éclaircissez rien, sous prétexte qu'on vous en sauroit mauvais gré (c): vous vous contentez de vous en rapporter au jugement d'un Musicien consommé, de Gens de Lettres, d'Artistes: c'est adroitement se tirer d'affaire. On doit vous écouter, sans doute, et vous suivre en fait de Géométrie, au lieu qu'on ne peut guére m'écouter ni me suivre, qu'en écoutant résonner le Corps Sonore pour examiner si j'en ai tiré de justes conséquences: votre sçience est décidée, on vous croit sans aller au scrutin: la mienne est toute neuve, et l'on ne pourra me croire qu'après l'avoir approfondie: hélas! je n'ai qu'un principe, lorsque vous avez les régles qu'on en peut déduire. Il est vrai que ce principe s'est, pour ainsi dire, soumis au jugement de trois de nos sens pour nous instruire, l'ouie, la vue et le toucher: l'un pour nous faire sentir, dans un objet unique, des proportions, [-14-] des rapports, dont l'idée doit extrêmement prévaloir, par l'effet enchanteur qu'on en éprouve. L'autre, pour faire voir, à la faveur d'un instrument, quelle est la mesure que l'oreille détermine à ces rapports, et quels peuvent être les signes propres à les réprésenter, pour pouvoir se les rappeller dans le besoin: le troisiéme est de surabondance, et l'on peut s'en passer. Le Géomètre auroit-il pû puiser ses idées dans une autre source, lorsqu'avec le secours de l'instrument, on en voit naître sur le champ la lumiére? En veut-on un exemple plus convainquant que la conduite de Pythagore (a). Pourquoi l'amplification de l'Arithmétique étoit-elle réservée à celui qui, le premier, a découvert les raports harmoniques? Que pouvoit-il tirer de l'Arithmétique pour avoir ces rapports? Et quelle ressource n'a-t-il pas dû trouver dans ces mêmes rapports pour amplifier son Arithmétique? Y a-t-il été provoqué par d'autres idées, que par celle qui lui est venue de la sensation de l'octave divisée par la quinte et la quarte? Une preuve, encore, de ce que Polydore Vergile nous assure sur cette amplification, c'est qu'il falloit que l'ignorance fût bien profonde au temps de Pythagore, puisque ses Sectateurs n'ont pû concevoir que son systême de Musique, dit Diatonique, fût entiérement formé des termes d'une progression triple: et ce qui m'étonne, c'est de voir tous les Auteurs, tant Philosophes que Géomètres, donner encore dans la Fable que ces mêmes Sectateurs ont inventée sur ce sujet.

Il est presque incontestable que les effets de la Musique ont dû être les premiers, dont l'homme ait pû recevoir des idées capables de le guider dans ses spéculations, non seulement parce que le son a, par lui même, des attraits, qui ne laissent pas douter qu'on n'ait chanté de tout temps, mais encore parce que dans ces seuls effets (ce qu'il faut bien remarquer) se trouve une précision, accompagnée même de certains charmes, que les effets d'aucun objet, du ressort de tout autre sens que celui de l'ouie, ne peuvent produire, soit pour faire naître en nous une idée des proportions au-dessus de toute expression, soit pour déterminer, sans qu'il soit possible de s'y refuser, le nombre des termes qui doivent les composer, soit enfin pour faire distinguer, entre différens rapports, différentes propriétés dans un ordre de perfections, dont l'idée ne peut bien s'inculquer dans l'esprit qu'à la faveur de ces seuls effets.

Je dois, Monsieur à vos nouvelles opinions ce petit surcroît à mes nouvelles réflexions; si vous revenez à la charge, j'espére du moins que vous n'oublierez plus ce que vous avez signé, en voyant aujourd'hui la nature confirmer vos premiers sentimens. J'ai l'honneur d'être,

MONSIEUR,

Votre très-humble et très-obéissant Serviteur, Rameau.


Return to the 18th-Century Filelist

Return to the TFM home page