TFM - TRAITÉS FRANÇAIS SUR LA MUSIQUE

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Fn and Ft: EULVER TEXT
Author: Euler, Leonhard
Title: Du veritable caractere de la musique moderne
Source: Leonhardi Euleri Opera Omnia, ser. 3, vol. 1 (Leipzig: Teubner, 1926), 516-538.
Graphics: EULVER 01GF-EULVER 03GF

[-516-] DU VERITABLE CARACTERE DE LA MUSIQUE MODERNE

Commentatio 3l5 indicis Enestroemiani

Mémoires de l'académie des sciences de Berlin [20] (1764), 1766, p. 174-199

1. Tout le monde convient qu'il y a une différence très essentielle entre la musique moderne et celle dont on s'est servi autrefois; mais les sentimens sur le vrai caractere, qui en établit la distinction, sont fort partagés et il y a toute apparence que personne ne s'est encore apperçu de la véritable différence qui regne entre la musique ancienne et la moderne. Ceux qui s'imaginent que toute la différence ne consiste que dans certains tours que les Musiciens mettent aujourdhui en pratique et qui ont été inconnus autrefois, ne distinguent pas assès ces deux especes de musique. Or ceux qui mettent la préférence de la musique moderne dans un usage libre de toutes sortes de dissonances, qui auroient paru insupportables aux anciens, poussent la différence trop loin et même au delà des bornes de la véritable harmonie, dont les principes doivent toujours également servir de règle tant à la musique moderne qu'à l'ancienne.

2. C'est donc une vérité incontestable que, quelque grande que soit la différence entre la musique ancienne et la moderne, l'une et l'autre doivent absolument être d'accord avec les principes de l'harmonie et que tout ce qui leur est contraire ne sauroit jamais être mis en pratique avec succès. Le jugement de l'oreille, auquel tout doit être rapporté, quelque bizarre qu'il [-517-] paroisse souvent, n'est cependant rien moins qu'arbitraire, mais il se règle toujours sur de certains principes qui sont ceux de la véritable harmonie; et si l'on employe aujourdhui quantité de dissonances, qui auroient paru aux anciens absolument incompatibles avec les principes de l'harmonie, il faut bien qu'elles ne leur soient point contraires; et cela par la même raison qu'elles ne choquent point l'oreille.

3. A cette occasion il est important de remarquer que le mot de dissonances est peu propre à exprimer l'idée qu'on y attache; cette idée n'est rien moins qu'opposée à celle qu'on attache au mot de consonance, comme l'étymologie semble l'indiquer, et partant, puisque les consonances sont agréables à l'oreille, il ne faut pas s'imaginer que les dissonances lui soient désagréables, ou bien révoltantes; sur ce pied-là les dissonances devroient sans doute être entierement bannies de toute la musique. Les dissonances ne different donc des consonances proprement ainsi dites que parce qu'elles sont moins simples ou plus compliquées, et il est également nécessaire que cette plus grande complication soit aussi bien agréable à l'oreille, que la simplicité des consonances.

4. Après cette remarque je soutiens donc et je le prouverai, que le caractere distinctif de la musique moderne consiste dans une certaine espece de consonances, prises dans le sens que je viens d'expliquer, qui ont été inconnues aux anciens, ou qu'ils n'ont pas eu la hardiesse ou bien l'adresse d'employer. Ce sentiment en lui-même n'a pas besoin d'être prouvé; puisqu'aucun Musicien ne niera que les ouvrages modernes sont tout à fait remplis de telles dissonances qu'on ne trouve point dans les anciens; mais il s'agit principalement d'expliquer la nature de ces nouvelles dissonances et de faire voir comment elles peuvent subsister avec les principes de l'harmonie; ou plutôt, comme c'est un fait constaté par le jugement de l'oreille, que ces nouvelles dissonances sont d'accord avec les principes de l'harmonie, il s'agit de donner une explication claire et complette de ce même accord.

5. Pour mettre cette matiere dans tout son jour, je commencerai par prouver que l'ancienne musique a été renfermée dans de telles bornes, qui ont entierement exclus ces nouvelles dissonances et ensuite je ferai voir que les bornes de la musique moderne sont beaucoup plus étendues et que les [-518-] nouvelles dissonances y conviennent parfaitement bien; de sorte que le véritable caractere de la musique moderne doit établir dans une extension très considérable les bornes de la musique ancienne, ce qui met sans doute une différence très essentielle entre ces deux especes de la musique. Cependant, il [est] bien certain que l'une et l'autre est également conforme aux principes de la véritable harmonie, et si la chose paroissoit encore douteuse, ce seroit une marque qu'on ne connoitroit pas assès le fondement de la veritable harmonie.

6. Pour prouver que les nouvelles dissonances ne sauroient avoir lieu dans l'ancienne musique, je remarque dabord qu'on n'y a admis que trois consonances fondamentales qui sont première l'octave, deuxième la quinte et troisième la tierce majeure et que toutes les autres consonances et dissonances qu'on y peut employer, sont toujours composées de ces trois. Or on sait que l'octave renferme deux sons, qui sont dans la raison de 1 à 2, la quinte deux en raison de 2 à 3 et la tierce majeure deux en raison de 4 à 5. Donc, cette musique n'admet d'autres sons que de tels, dont les rapports peuvent être exprimés par ces seuls trois nombres premiers 2, 3 et 5, ou bien tous les nombres qui ne sauroient être décomposés dans ces trois nombres comme facteurs, sont exclus de cette musique. Ainsi les nombres propres à représenter ses sons sont: 1, 2, 3, 4, 5, 6, 8, 9, 10, 12, 15, 16, 18, 20, 24, 25, 27, 30, 32, 36, 40, 45, 48, 50, 54, 60, 64, 72, 75, 80, 81, 90, 96 et cetera et les autres, qui renferment des nombres premiers plus grands que 5, en sont exclus; ce qui a fait dire autre fois au grand Leibnitz que dans la musique on ne sauroit compter au delà de 5.

7. C'est par de tels nombres, qu'on représente les sons de l'ancienne musique, et qui composent le genre diatonique, où il faut remarquer que plus ces nombres sont petits, plus sera simple la musique qui en résulte: ainsi nommant les sons exprimés par 2 et ses puissances de la lettre F et f, f', f" et cetera, les octaves deviendront de plus en plus remplis de sons, comme on verra par les arrangemens suivans:

I.
1, 2
F, f
II.
2, 3, 4 
F, c, f
III.
4, 5, 6, 8 
F, A, c, f
IV.
8, 9, 10, 12, 15, 16 
F, G, A,  c,  e,  f
[-519-] V.
16, 18, 20, 24, 25, 27, 30, 32 
F,  G,  A,  c,  cs, d,  e,  f
VI. 
32, 36, 40, 45, 48, 50, 54, 60, 64 
F,  G,  A,  H,  c,  cs  d,  e,  f
VII. 
64, 72, 75, 80, 81, 90, 96, 100, 108, 120, 125, 128 
F,  G,  Gs, A,  A*, H,  c,  cs,  d,   e,   f*,  f
VIII. 
128, 135, 144, 150, 160, 162, 180, 192, 200, 216, 225, 240, 
F,   Fs,  G,   Gs,  A,   A*,  H,   c,   cs,  d,   ds,  e, 
250, 256 
f*   f.

8. Sur ces diverses octaves qu'on peut rapporter au genre diatonique je fais les remarques suivantes.

Premiere. La premiere qui ne contient que deux sons dans le rapport de 1 à 2, ou d'une octave, est trop simple pour pouvoir servir à la musique, si ce n'est dans les octaves les plus basses.

Deuxieme. La seconde contient déjà la quinte outre l'octave et fournit un accord très agréable, mais encore trop simple pour être susceptible de quelque variété.

Troisieme. La troisieme ajoute à l'octave et à la quinte encore la tierce majeure et fournit ce qu'on nomme un parfait accord dans la musique; aussi la pluspart des accords dont on se sert dans l'ancienne musique se réduisent à celui-ci.

Quatrieme. La quatrieme octave reçoit, outre les précédens, deux nouveaux sons G et e, c'est à dire, la seconde majeure G et la septieme majeure e au son fondamental F; ces sons ensemble forment déjà un accord trop compliqué pour la musique et qui révolte l'oreille. Mais, en n'en prenant que les sons (10) A, (12) c, (15) e, on a l'accord parfait de la tierce mineure pour le mode nommé mol.

Cinquieme. La cinquieme octave reçoit encore deux nouveaux sons cs et d, qui rendent cette octave déjà assès complette et susceptible d'une grande variété, vu qu'elle renferme trois accords parfaits, qui peuvent se suivre les uns les autres; car il n'est plus question de les faire sonner tous ensemble.

[-520-] Sixieme. La sixieme fournit l'échelle complette du genre diatonique, qui représente les sons principaux des clavecins, outre que le son cs y paroit superflu, quoiqu'il soit fort essentiel.

Septieme. Les octaves suivantes sont encore plus chargées de sons et on y en rencontre comme A* et f*, qui ne se trouvent point sur les clavecins; or à leur place on se sert des sons A et f, qui n'en different pas sensiblement.

9. La considération de ces sons étrangers A* et f* me conduit à une réflexion qui nous fournira tous les éclaircissemens sur la question dont il s'agit. Quoique ces sons ne se trouvent point dans l'echelle représentée sur les clavecins, les Musiciens ne laissent pas de les employer dans la pratique, ou plutôt l'oreille s'imagine les appercevoir, quoiqu'elle entende effectivement d'autres sons qui n'en different que fort peu; ce qui est sans doute un paradoxe qui mérite d'être développé plus soigneusement. Nous savons par l'expérience que lorsqu'une quinte ou tierce n'est pas accordée exactement, l'oreille a néantmoins la complaisance de les entendre, comme si c'étoient des consonances parfaites, pourvu que la différence ne soit pas trop considérable. Ainsi deux tons accordés selon la proportion des nombres 27 à 40 sont pris par l'oreille pour une quinte parfaite, puisque la raison de 27 à 40 ne differe de la véritable raison d'une quinte 2 à 3 que d'un comma contenu dans la raison de 80 à 81: car la raison 27:40 étant la même que 54:80, elle ne differe presque point de celle-ci 54:81, qui se réduit à 2:3. Par la même raison, deux sons représentés par les nombres 25 et 32 sont pris pour une tierce majeure, puisque ces nombres contiennent à peu près la même raison que 4 à 5.

10. L'explication de ce paradoxe n'est pas difficile quand nous réfléchissons que la mesure de chaque son n'est qu'un certain nombre de vibrations, dont l'organe de l'ouïe est frappé dans un certain tems, et qu'un son est estimé d'autant plus haut ou plus bas, plus le nombre de ces vibrations produites en même tems est grand ou petit. Or, le sentiment d'une consonance est excité, lorsque l'oreille étant frappée par deux sons à la fois s'apperçoit du rapport qui regne entre les deux nombres de vibrations rendues en même tems; d'où l'on comprend aisément, que ce rapport doit être assès simple pour pouvoir être apperçu par l'oreille. Mais, lorsque deux sons different [-521-] fort peu d'un tel rapport simple, l'oreille en sera presque également affectée et sentira le même agrément, que si ces deux sons tenoient entr'eux précisément ce rapport simple dont la perception est agréable à l'oreille.

11. Et en effet, si l'âme ne jouissoit de ce sentiment doux et agréable que lorsque les sons seroient parfaitement accordés selon les rapports simples qui constituent l'essence des consonances, c'en seroit fait de toute la musique, puisqu'il n'arrive presque jamais que les tons des instrumens soient si exactement accordés. Il y a même des Musiciens qui prétendent que pour remplir toutes les vues de la musique il faudroit rendre égaux tous les douze demitons de chaque octave. Or dans ce cas il n'y auroit ni quinte ni tierce exacte, sans que l'harmonie en soit détruite; ce qui devroit pourtant arriver, si l'oreille appercevoit toujours les mêmes rapports qui regnent actuellement entre les sons. De là il faut conclure que, dès que le rapport entre deux sons approche beaucoup de la raison de 1 à 2, ou de 2 à 3, ou de 4 à 5, l'oreille en est également affectée, que si ces consonances étoient parfaites; ce qui est aussi suffisamment confirmé par l'expérience qu'une musique ne manque point de succès, quoique les instrumens ne soient pas parfaitement bien accordés.

12. C'est donc une vérité incontestable que l'oreille ne juge pas si séverement des sons qu'elle entend; mais, pourvu qu'ils ne s'écartent point trop sensiblement des justes proportions qui constituent l'essence des consonances, elle substitue quasi sans y penser les véritables proportions, pour en retirer les sensations agréables qui leur conviennent. Ce n'est pas que l'oreille ne sente point du tout ces petits écarts, mais elle les supprime plutôt pour ne pas être troublée dans la jouissance de l'harmonie. Cependant il n'y a aucun doute que, si les instrumens étoient parfaitement bien accordés et que tous les tons ne s'écartassent point de leurs justes proportions, le plaisir que l'oreille en retireroit seroit aussi baucoup plus grand.

13. De là on comprend, comment le même ton d'un instrument de musique peut tenir lieu de deux sons assès différens, selon les différentes combinaisons avec d'autres sons. Ainsi dans les arrangemens d'une octave marqués ci-dessus Numéros VII et VIII le ton nommé A* est bien le même avec A dans les instrumens, et quand on l'entend combiné, ou avec le ton e, qui [-522-] en est la quinte, ou avec F, dont il est la tierce majeure, l'oreille lui attache le nombre 80, qui forme avec les nombres 120 et 64 les raisons de 2 à 3 et de 5 à 4, quoique peut-être ce son soit un peu plus aigu dans les instruments et exprimé par le nombre 81. Mais, quand on combine le même son A avec le ton d = 108, ou son octave en bas D = 54, alors l'oreille s'imagine entendre le son A* qui répond au nombre 81, pour jouir de la sensation d'une quinte, quoique peut-être les instrumens sonnent un ton tant soit peu plus grave et rapporté au nombre 80. Or, si les instrumens contenoient tous les deux sons A = 80 et A* = 8l et qu'on se servît du premier dans la combinaison avec les tons F et e et de l'autre avec le ton D, on ne sauroit douter qu'il n'en résultât une harmonie beaucoup plus parfaite.

14. Cette circonstance me fournit une réflexion qui doit être d'une grande importance dans la musique pratique; c'est que, lorsque le même ton des instrumens peut tenir lieu de deux sons différens, ce divers emploi ne sauroit être exécuté en même tems, ou immédiatement l'un aprés l'autre; mais il faut laisser écouler quelques momens, pour faire quasi oublier à l'oreille l'usage qu'on en avoit fair auparavant. Il semble même que les Musiciens observent effectivement cette maxime. Car, dans l'exemple rapporté, tant qu'on combine le ton A avec F comme sa tierce majeure, on évite soigneusement de le combiner avec le ton D comme sa quinte; l'expérience leur a appris sans doute que cela troubleroit l'harmonie; mais, dès qu'on commence à employer le ton A comme la quinte du ton D, on est censé d'avoir changé de mode et avoir passé par exemple du mode C dur au mode G dur; et alors il ne faut plus joindre le même son A avec le ton F, parce qu'il ne seroit plus sa tierce majeure, étant à présent la quinte au ton D.

15. La même maxime a aussi lieu dans les autres tons, dont les nombres ne tiennent pas entr'eux un rapport assès simple. Considérons le sixieme arrangement de l'octave rapporté ci-dessus paragraphe 7, qui, en retranchant le ton cs = 50, répond au mode nommé C dur; ici l'intervalle des tons d et f, exprimé par la raison 54 à 64, ou 27 à 32, differe un peu de la raison de 5 à 6 qui est la juste mesure d'une tierce mineure; et si l'on employoit cet intervalle, l'oreille y substitueroit la raison de 5 à 6, ou bien attribueroit au ton d le nombre 53 1/3; mais cela même troubleroit l'harmonie, puisque ce même ton d est déjà employé en qualité de quinte au ton G, de sorte [-523-] que, dès qu'on voudroit traiter ce ton d en qualité de tierce mineure à f, il faudroit renoncer au premier emploi, ce qui produiroit un changement du mode.

16. Après ces réflexions sur la musique ancienne, ou plutôt commune, pour la distinguer de la musique moderne, on plutôt sublime, puisque son caractere consiste dans un plus haut degré de l'harmonie, comme je ferai voir, je m'en vais montrer que les accords qui distinguent la musique moderne sont absolument incompatibles avec la nature des consonances que je viens de développer. Pour cet effet, je n'ai qu'à considérer quelques accords dont on se sert dans le mode C dur, pour les comparer avec les echelles données ci-dessus paragraphe 7 pour ce mode.

Ici les accords Numéros 1, 3, 5 et 7 sont parfaitement conformes aux principes communs de l'harmonie, vu qu'ils contiennent le parfait accord du ton C avec la tierce majeure. Mais le second accord étant réduit en nombres est

D,      d,  f,  h,
13 1/3, 27, 32, 45,

[Euler, Veritable Caractere, 523; text: 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7] [EULVER 01GF]

où le premier intervalle D:d est bien une octave, mais le second d:f n'est pas une tierce mineure parfaite et le troisieme f:h est une quinte fausse, qui acheve de rendre cet accord imcompatible avec les principes de l'harmonie. Il en est de même du quatrieme et sixieme accord qui se réduisent aux nombres suivans:

        4                      6
F,  d,  f,  a,  c      G,  d,  f,  g,  h
16, 27, 32, 40, 48     18, 27, 32, 36, 45

[-524-] où les raisons 27:32 et 32:45 doivent encore gâter toute harmonie, sans parler de la quinte défectueuse entre d et a dans le quatrieme accord. Si l'on vouloit dire, que l'oreille substituât au lieu de l'intervalle 27:32 une tierce mineure parfaite, comme j'ai remarqué ci-dessus, alors, ou le ton f ne demeureroit plus la quarte au son fondamental c, ou le ton d ne seroit plus la quinte du son principal G, dont cependant l'un et l'autre est absolument nécessaire par les principes de l'harmonie.

17. Les Musiciens conviennent bien que de tels accords ne sauroient être conciliés avec les principes de l'harmonie et ils tâchent de les soutenir par le nom de dissonance qu'ils leur imposent; mais, s'ils entendent par ce terme un tel accord où l'oreille ne sauroit découvrir aucun rapport, on devroit pouvoir se servir avec autant de succès de tout autre mêlange de tons, quelque absurde qu'il soit; ce que les Musiciens sont bien éloignés d'admettre. On sera aussi peu content de l'explication que Monsieur Rameau donne de ce phénomene, en disant que dans le sixieme accord le ton f n'y est ajouté que pour avertir les auditeurs qu'ils doivent rapporter ce rapport au mode C et non pas au mode G. Dans le quatrieme, le ton d sert, selon le même Auteur, à avertir que cet accord ne doit pas être regardé comme appartenant au mode F, de sorte que selon lui cette addition n'est employée que pour caractériser le mode C dur. Je ne crois pas que cette explication ait besoin d'être réfutée.

18. Si ces mêlanges de sons ne présentoient à l'oreille aucune proportion à y appercevoir, ils seroient sans doute contraires aux principes de l'harmonie et devroient être bannis de la musique. Mais les Musiciens, bien loin d'avouer cela, trouvent plutôt dans ces accords quelque chose de fort agréable; et sans l'addition de ces sons, qui semblent troubler toute harmonie, ces accords leur paroitroient trop simples et trop peu remplis; de la même maniere que si, dans la musique commune, on vouloit retrancher des accords parfaits la tierce, ils deviendroient trop vuides et peu propres à remplir l'oreille. C'est pour rendre la musique plus pleine, qu'on ajoute aux accords rapportés ces sons, qui nous semblent contraires à l'harmonie; et il faut bien qu'ils produisent un semblable effet, que lorsqu'on a commencé d'ajouter encore la tierce aux [-525-] accords qui ne contenoient d'abord que l'octave et la quinte; et comme il n'a pas été indifférent d'y ajouter quelque son que ce fût, mais que les principes mêmes de l'harmonie ont décidé pour la tierce, nous devons aussi être persuadés que les accords rapportés ci-dessus sont également fondés dans les principes de l'harmonie.

19. Voilà donc deux faits que nous devons prendre en considération; le premier est que les accords Numéros 2, 4 et 6 rapportés ci-dessus paragraphe 16 excitent dans l'oreille un certain sentiment de plaisir; et l'autre est que ces mêmes accords représentés par les nombres qui leur ont été attachés devroient être insupportables à l'oreille, attendu qu'ils renfermeroient des intervalles impurs et exprimés par des nombres trop compliqués pour pouvoir être apperçus de l'oreille. Il faut donc absolument que l'oreille entendant ces accords substitue, au lieu d'un ou deux sons, d'autres qui n'en different que fort peu soient exprimés par de tels nombres qui renferment entr'eux des proportions assès simples pour être apperçues par l'oreille. Il n'y a aussi aucun doute que ces accords ne constituent une espece toute particuliere de consonances qui ne sauroit être représentée par les seuls nombres premiers 2, 3 et 5; car, de quelque maniere qu'on change tant soit peu les rapports numériques exprimés ci-dessus, en n'y admettant que les dits trois nombres premiers, on parvient toujours à des nombres encore plus grands et par conséquent plus contraires à l'harmonie.

20. Toutes ces raisons nous obligent à reconnoitre qu'il faut recourir au nombre premier 7 pour expliquer le succès de ces accords; de sorte que dans les proportions qui constituent la nature de ces nouveaux accords, il entre outre les nombres premiers 2, 3 et 5 encore le suivant 7 et partant nous pourrons dire avec feu Monsieur de Leibnitz que la musique a maintenant appris à compter jusqu'à sept. En effet, nous n'avons qu'à changer tant soit peu un seul son dans les accords rapportés pour les ramener au principes de l'harmonie. Et d'abord, considérons-en le second exprimé en nombres entiers

D,  d,  f,  h
27, 54, 64, 90

[-526-] et changeons seulement le nombre 64 du ton f en 63, pour avoir les nombres 27:54:63:90, qui étant tous divisibles par 9, les sons seront dans le même rapport entr'eux que ces nombres 3, 6, 7, 10, qui sont assurément assès petits pour produire une sensation agréable dans l'oreille; et il n'y a maintenant plus aucun doute que l'oreille, en entendant cet accord, ne substitue à la place du ton f un autre tant soit peu plus grave, dans la raison de 64 à 63, et qu'elle s'apperçoit alors d'un très beau rapport entre ces sons; qui doit être beaucoup plus agréable que celui qui résulteroit des premiers nombres 27, 54, 64, 90, supposé même que l'oreille fût capable de les appercevoir.

21. Le sixieme accord du passage précédent se réduit de la même maniere aux principes de l'harmonie. Car, les sons étant représentés en sorte

G,  d,  f,  g,  h,
36, 54, 64, 72, 90,

on n'a qu'à substituer 63 au lieu du nombre 64 et ces nombres, étant divisés par 9, se réduisent encore à ces proportions assés simples: 4, 6, 7, 8, 10. Cet accord est donc précisément de la même nature que le précédent, puisque le son 8 n'est que l'octave du basse 4. Cependant le précédent est un peu plus simple, parce que le cube de 2 ne s'y trouve pas, et en prenant le ton G encore d'une octave plus bas pour avoir ces nombres 2, 6, 7, 8, 10, l'oreille y trouvera encore plus d'agrément. Mais, comme le ton f subit ici un changement dans le jugement de l'oreille, on voit bien que cet accord ne doit suivre ni être suivi d'un tel accord, où le ton f se trouveroit dans sa véritable signification. Aussi les Musiciens observent-ils soigneusement cette regle, à laquelle la seule expérience les a sans doute conduit.

22. Le quatrieme accord du passage rapporté ci-dessus est un peu plus difficile à expliquer; car, en doublant les nombres que j'y ai attachés, pour avoir

F,  d,  f,  a,  c,
32, 54, 64, 80, 96,

on gâteroit tout, si l'on vouloit substituer le nombre 63 au lieu de 64, et on ne parviendroit point à un diviseur commun, pour rendre les proportions [-527-] assès simples. Mais, en laissant les premiers nombres, qui étoient

F,  d,  f,  a,  c,
16, 27, 32, 40, 48,

il est évident que, si nous donnons au son d le nombre 28 au lieu de 27, tous les nombres seront divisibles par 4 et se réduiront aux proportions suivantes assés simples

F, d, f, a,  c,
4, 7, 8, 10, 12,

lequel accord est encore de la même nature que les précédentes. Or, comme c'est ici le son d qui est varié, je fais encore cette remarque que cet accord ne sauroit suivre ni être suivi d'un autre qui contiendroit le son d dans sa valeur naturelle.

23. Il paroitra sans doute bien dur que, pour rendre harmonieuse cette derniere consonance, l'oreille soit obligée de changer le son d presque de l'intervalle d'un demi-ton. Je conviens que ce changement est très considérable et que, si une quinte différoit autant de sa juste proportion de 2 à 3, elle seroit insupportable et que l'oreille tâcheroit en vain d'y remédier. Mais je remarque que, quoique les octaves et les quintes ne souffrent presque aucun écart de leur juste proportion, les tierces en admettent déjà un beaucoup plus considérable qui peut même surpasser l'intervalle nommé dièse, compris dans la raison de 125 à 128, sans que l'harmonie en soit détruite. Donc, si les consonances, moins elles sont simples, admettent un écart plus grand, il est très naturel que notre nouvelle consonance, dont la juste proportion renferme le nombre 7, ne soit point trop troublée par un son qui s'écarte de la justesse en raison de 27 à 28. Mais il n'y a aucun doute que cet accord seroit beaucoup plus agréable, si au lieu du ton d on employoit un autre un peu plus aigu, et si l'on mettoit à sa place le ton ds, la proportion seroit presque tout à fait juste. Aussi voyons-nous que l'accord F, A, c, ds est très fort en usage parmi les Musiciens; d'où il faut conclure que le précédent devroit produire dans l'oreille le même effet que celui-ci.

24. Nous voilà donc arrivés à notre but qui est d'assigner le vrai caractere de la musique moderne, et l'on ne sauroit plus douter que ce caractere [-528-] ne consiste dans l'emploi d'une nouvelle espece de consonances qui ont été entierement inconnues dans la musique du tems passé; ces nouvelles consonances étant exprimées en nombres renferment le nombre premier 7, pendant qu'autrefois on n'a admis dans la musique que des consonances résolubles dans les trois nombres premiers 2, 3 et 5. C'est donc en effet un plus haut degré de perfection auquel on a porté la musique, y ayant introduit cette nouvelle espece de consonances. Mais, aussi par cette même raison, la musique moderne demande des oreilles plus délicates et plus habiles pour bien appercevoir et distinguer ces nouvelles consonances; et partant il ne faut pas être surpris, si bien des personnes ne trouvent point de goût dans les nouvelles pieces de musique, car, dès que ces nouvelles consonances surpassent la portée de leurs oreilles, elles leur doivent paroitre comme de véritables dissonances.

25. Pour nous former une idée de l'adresse de l'oreille requise pour saisir ces nouvelles consonances, je commence par observer qu'il n'y a peut-être point d'oreille qui ne soit capable de bien distinguer une octave. Dès qu'un homme s'applique à la musique, il faut qu'il ait une juste idée d'une octave et qu'il soit en état d'accorder sur les instrumens de musique deux sons exactement à l'octave; ou bien il faut que son oreille ait une juste idée de la raison de 1 à 2. Ensuite, on prétend une égale adresse de bien distinguer une quinte et d'y accorder exactement deux sons sur les instrumens, ou bien l'oreille doit être mise en état d'appercevoir la raison de 2 à 3; ce qui est déjà plus difficile. Pour mieux s'y accoutumer, il est bon de commencer par les intervalles composés d'une octave et d'une quinte, dont la raison étant comme 1 à 3, l'oreille les saisit plus aisément et en sentira l'agrément. Un petit exercice suffira pour cet effet et mettra l'oreille en état de bien distinguer, non seulement la quinte elle-même renfermée dans la raison de 2 à 3, mais aussi la quarte, ou la raison de 3 à 4, et d'y remarquer la moindre aberration, s'il y en a.

26. Quand l'oreille aura acquis cette double adresse de bien distinguer les octaves et les quintes d'avec les quartes, il faut l'accoutumer à la tierce majeure exprimée par la raison de 4 à 5; ce qui demande déjà un plus grand exercice selon la délicatesse de l'oreille. Pour lui procurer quelque secours on peut commencer par lui faire connoitre les intervalles composés d'une octave [-529-] et tierce majeure, compris dans la raison de 2 à 5; ou même ceux qui sont composés de deux octaves et d'une tierce majeure et repondent à la raison de 1 à 5. Dès que l'oreille y sentira un certain agrément, elle parviendra aisément à bien distinguer la raison de 4 à 5, ou bien la tierce majeure simple. On y pourra aussi d'abord ajouter la quinte, pour l'accoutumer à bien saisir l'accord parfait compris dans les trois nombres 4:5:6. Car, si la quinte est bien accordée, on s'appercevra aisément, si la tierce est juste ou non; et dans ce cas, l'oreille acquerra aussi une juste idée de la tierce mineure contenue dans le rapport des nombres 5 à 6, et ensuite aussi des intervalles qui en sont dérivés, comme de la sexte majeure contenue dans la raison de 3 à 5, et de la mineure dans la raison de 5 à 8.

27. Je crois qu'un tel exercice, soutenu assès long-tems et varié par tous les tons, seroit infiniment plus utile à ceux qui veulent s'appliquer à la musique, que quand on leur apprend à chanter et à former les sons selon une échelle prescrite, où la pluspart des sons sont arbitraires, pendant que les consonances dont je viens de parler sont fondées dans la nature même et accompagnées d'une certaine espece d'agrément qu'il est sur tout essentiel de faire bien sentir aux oreilles. En effet, comment peut-on prétendre qu'un écolier entonne exactement les tons C, D, E, ou ut, re, mi, dans un tems, où il n'a encore aucune idée juste des consonances fondamentales; et quand il attrappe quelquefois la juste mesure, ce n'est qu'un pur hazard. Ensuite, puisqu'il y a deux especes de l'intervalle nommé un ton, l'un compris dans la raison de 8 à 9 et l'autre dans celle de 9 à 10, lequel de ces deux veut-on que l'écolier suive en montant de ut à re? Voudroit-on se contenter d'un à peu près? Ce seroit renverser tous les principes de l'harmonie, puisqu'on prétend qu'en montant par l'échelle ut, re, mi et cetera il parvienne enfin à la juste octave du premier ut.

28. Il ne sera pas hors de saison d'expliquer ici, de quelle maniere on pourroit beaucoup mieux réussir, non seulement à bien-apprendre à chanter, mais aussi à former dès le commencement un goût juste et précis pour la musique; ce qui est sans doute l'objet principal auquel on devroit s'appliquer. Je commencerai donc par l'exercice dont je viens de parler pour imprimer aux oreilles un sentiment bien exact des trois consonances fondamentales de l'octave, de la quinte et de la tierce majeure, dont chacune ne manquera pas [-530-] de faire une impression particuliere et accompagnée d'un certain agrément dans l'oreille; par ce moyen on acquerra bientôt l'habitude, un ton quelconque étant proposé, d'en entonner exactement, ou l'octave ou la quinte ou la tierce majeure, comme on veut, et cela tant en montant qu'en descendant. Un tel exercice rendra enfin ces consonances si familieres à l'oreille qu'elle les distinguera au milieu de plusieurs autres sons; et en cas que ces intervalles ne soient pas exacts, qu'elle en remarquera aisément l'aberration.

29. Après cette préparation, il ne sera pas difficile de mettre l'oreille au fait de tous les autres intervalles. On n'a qu'à considérer comment chaque intervalle résulte des trois consonances principales; ainsi le ton majeur 8:9 se décomposant dans les raisons 2:3 et 4:3, pour monter par cet intervalle du son C en D, on n'a qu'à se représenter la quinte au dessus de C, qui est G, et ensuite en descendre par l'intervalle d'une quarte, ce qui conduira au son D. Au commencement il faut bien permettre d'entonner ce ton auxiliaire G, mais bientôt on s'accoutumera de le chanter dans la pensée; ou bien, quand le ton C est accompagné par un instrument de sa quinte G, cela aidera à sauter d'abord sur le vrai ton D. Mais le saut de D en E devant être un ton mineur contenu dans la raison de 9:10, il faut la décomposer dans ces trois 3:4, 3:2 et 4:5 et partant on montera d'abord de D dans sa quarte G, d'où l'on descendra dans la quinte C et de là on remonte par l'intervalle d'une tierce majeure en E. Ou bien, si le ton précédent C est encore présent à l'oreille, sa tierce majeure E en sera immédiatement déterminée; ces sauts en pensée peuvent être représentés en sorte:

[Euler, Veritable Caractere, 530,1: text: Ton majeur, Ton mineur] [EULVER 01GF]

30. Or, pour monter de E en F, ou chanter l'intervalle mi, fa, qui étant un demi-ton majeur contenu dans la raison 15:16, on la décompose en ces deux 5:4 et 3:4 et partant on descend d'abord de E en C par l'intervalle d'une tierce majeure et de C on remonte par une quarte en F, comme

[Euler, Veritable Caractere, 530,2] [EULVER 01GF]

[-531-] Les sauts suivans de l'échelle ordinaire sont les mêmes que je viens d'expliquer, puisque de F en G il y a un ton majeur, de G en A un ton mineur, de A en H encore un majeur et de H en C un demi-ton majeur. Ainsi le chant de toute cette échelle avec les tons auxiliaires sera représenté en sorte:

[Euler, Veritable Caractere, 531,1] [EULVER 01GF]

On jugera aisément que ces sons auxiliaires ne sont pas superflus, mais qu'ils peuvent servir à remplir la mélodie et à déterminer les sons suivans.

31. Par une semblable méthode, on peut apprendre à entonner tous les autres intervalles dont on se sert dans la musique, et un tel exercice ne manquera point de perfectionner le discernement de l'oreille et de la rendre plus propre à goûter les bonnes pieces de musique. Je m'en vai donc parcourir ces intervalles.

Premier. Le demi-ton mineur contenu dans la raison de 24:25: on descend d'une quinte de G en C et de là on remonte par deux tierces majeures C, E et E, Gs.

[Euler, Veritable Caractere, 531,2] [EULVER 01GF]

Deuxieme. La tierce mineure contenue dans la raison de 5:6: on descend par une tierce majeure de E en C et de là on monte par une quinte en G. Ou bien on monte d'abord de E dans sa quinte H et de là on descend par une tierce majeure en G. Or un petit exercice mettra l'oreille bientôt en état de distinguer immédiatement la tierce mineure.

[Euler, Veritable Caractere, 531,3] [EULVER 01GF]

Troisieme. La quarte superflue contenue dans la raison 32:45 ou de F en H: on descend d'abord de F par une quarte en C, d'où l'on remonte par une quinte en G et de là par une tierce majeure en H. Mais cet intervalle est peu en usage.

[Euler, Veritable Caractere, 531,4] [EULVER 01GF]

[-532-] Quatrieme. La sexte mineure contenue dans la raison de 5:8, comme de E en c, s'entonne en descendant par une tierce majeure en C et de là en remontant par une octave en c.

[Euler, Veritable Caractere, 532,1] [EULVER 02GF]

Cinquieme. La sexte majeure contenue dans la raison de 3:5, comme de C en A, s'entonne en montant de C par une quarte en F et de là par une tierce majeure en A.

[Euler, Veritable Caractere, 532,2] [EULVER 02GF]

Sixieme. La septieme mineure contenue dans la raison de 9:16, comme de D en c, s'entonne en montant par une quarte en G et de là encore par quarte en c.

[Euler, Veritable Caractere, 532,3] [EULVER 02GF]

Septieme. L'autre septieme mineure contenue dans la raison de 5:9, comme E en d, s'entonne en descendant d'abord par une tierce majeure en C et de là par deux quintes successives en G et d.

[Euler, Veritable Caractere, 532,4] [EULVER 02GF]

Huitieme. La septieme majeure contenue dans la raison de 8:15, comme de C en H, s'entonne en montant d'abord par une quinte en G et de là par une tierce majeure en H.

[Euler, Veritable Caractere, 532,5] [EULVER 02GF]

32. Un tel exercice continué pendant quelque tems formera l'oreille à reconnoitre la nature de chacun de ces intervalles et à en sentir les agrémens. On s'appercevra aussi bientôt que cette méthode est beaucoup plus propre à former les génies à la musique que celle dont on se sert ordinairement et qui n'est pour la plûpart fondée sur aucun principe de l'harmonie. Il n'y a aussi aucun doute que par ce moyen le sentiment de l'oreille ne devienne beaucoup plus délicat et qu'il s'appercevra des moindres écarts des justes proportions qui devroient regner dans les consonances. Mais il paroit encore [-533-] fort douteux, si une telle délicatesse seroit avantageuse à la musique, puisque peut-être quantité d'assès belles pieces deviendroient insupportables. Or il pourroit aussi arriver que les plus excellentes pieces révolteroient une telle oreille trop délicate à cause de leur exécution peu exacte. Car, puisque les sons des instrumens ne s'écartent que trop souvent de la juste proportion que les consonances exigent, d'un comma ou même davantage, il seroit fort à craindre qu'un tel defaut ne fût insupportable à de telles oreilles.

33. Les intervalles que je viens de développer sont ceux que la musique moderne a de commun avec l'ancienne; il sera donc fort intéressant d'examiner de la même maniere les consonances et les intervalles qui sont propres à la musique moderne et qui en constituent le caractere distinctif. Or toutes ces nouvelles consonances résultent du nombre 7 et partant la principale qui sert de base à toutes les autres sera celle qui est contenue dans la raison de 4:7, qui est un peu plus simple. Il s'agit donc d'abord d'accoutumer l'oreille à cette nouvelle consonance, afin qu'elle en comprenne bien la nature et l'agrément dont elle est accompagnée. Or comme la proportion de 4:7 n'est pas résoluble en de plus simples, il faut bien que l'oreille la saisisse immédiatement, de la même maniere qu'elle apperçoit l'octave, la quinte et la tierce majeure; mais il n'y a aucun doute qu'une telle adresse ne demande beaucoup plus d'application et un plus long exercice. Voyons donc de quelle maniere on pourra réussir à rendre sensible aux oreilles cette nouvelle consonance.

34. Prenons le ton C pour le son qui répond au nombre 4, et le nombre 7 répondra à un son tant soit peu plus grave que le ton B, ou compris entre les tons A et B, puisque l'intervalle 4:7 est un peu plus petit que la septieme mineure 9:16, ou un peu plus grand que la sexte majeure 3:5. Donc, pendant qu'on sonne le ton C, qu'on produise sur un violon successivement plusieurs sons entre A et B, et on en trouvera parmi eux un qui fera avec C un assés bon accord; et pour s'assurer que ce son n'est, ni la sexte majeure, ni la septieme mineure, on n'a qu'à y joindre les tons E et G, celui-là comme la tierce majeure et celui-ci comme la quinte à C, et on s'appercevra que ledit son entre A et B produit avec ceux-ci une assès belle harmonie, douée d'une espece tout particuliere d'agrément. Par ce moyen on obtiendra le véritable accord qui constitue le caractere de la musique moderne. Marquons [-534-] donc ce nouveau son entre A et B par le signe B*, puisqu'il approche plus de B que de A, et les quatre tons qui composent ce nouvel accord C, E, G, B* seront exprimés par ces nombres asses simples 4, 5, 6, 7 et ce même accord pourra être représenté en sorte par des notes de musique

[Euler, Veritable Caractere, 534] [EULVER 02GF]

35. Ce nouvel accord renferme donc d'abord le parfait accord ordinaire du son fondamental C, c'est à dire sa quinte G et sa tierce majeure E; mais à ceux-ci on ajoute en haut le nouveau ton B*, qui est au fondamental C dans la raison de 7 à 4. Ces quatre sons forment donc un accord plus complet que le parfait accord ordinaire et le nouveau son B* qu'on y ajoute lui procure une grace toute particuliere, à laquelle il faut principalement attribuer les avantages de la musique moderne. Comme ce nouveau ton B* tient au fondamental C la raison de 7:4, considérons aussi plus soigneusement le rapport qu'il tient aux autres tons E et G. Or, la raison des tons E:B* étant comme 5:7, cet intervalle est presque une quarte superflue, ou une quinte fausse contenue dans la raison de 32:45, la différence se réduisant au petit intervalle de 224:225; mais, à cause de cette petite différence, cet intervalle doit être beaucoup plus agréable que la fausse quinte, ou la quarte superflue. Enfin l'intervalle G:B* étant exprimé par la raison de 6:7 est un peu plus petit qu'une tierce mineure, ou la raison de 5:6, et si l'on ajoutoit encore en haut le ton c, octave du fondamental C, on auroit l'intervalle B*:c, exprimé par la raison 7:8, un peu plus grand qu'un ton majeur, 8:9.

36. La diminution successive des intervalles qui composent ce nouvel accord C:E:G:B*:c est bien remarquable, le premier C:E étant une tierce majeure en raison de 4:5, le second E:G une tierce mineure en raison de 5:6, le troisieme G:B* un peu plus petit qu'une tierce mineure et représenté par la raison 6:7 et enfin le quatrieme B*:c un peu plus grand qu'un ton majeur, dont la mesure est la raison de 7:8. C'est donc la simplicité et le bel ordre de ces nombres 4:5:6:7:8 qui rend ce nouvel accord agréable et lui procure une grace toute particuliere et inconnue à la musique ancienne. Il est aussi clair que cet accord peut entrer dans la musique sous plusieurs faces différentes, selon qu'on exprime ses tons d'une ou de deux octaves plus [-535-] hauts ou plus bas, dont la plus simple et la plus agréable à l'oreille est sans doute celle qui est exprimée par les nombres primitifs eux-mêmes l:3:5:7 et qui sera représentée en sorte par les notes de musique

[Euler, Veritable Caractere, 535,1] [EULVER 02GF]

37. Pour mieux comprendre l'étendue de ce nouvel accord et son application à la pratique, j'ajouterai encore toutes ses variations qui peuvent avoir lieu dans l'espace d'une octave.

Premiere. La premiere forme est celle que j'ai déjà rapportée et qui répond à ces nombres 4:5:6:7

[Euler, Veritable Caractere, 535,2] [EULVER 02GF]

Deuxieme. La seconde forme est représentée par ces nombres 5:6:7:8, où la tierce mineure occupe le plus bas lieu.

[Euler, Veritable Caractere, 535,3] [EULVER 02GF]

Troisieme. La troisieme forme commence en bas par le son 6 et contient cet ordre de nombres 6:7:8:10.

[Euler, Veritable Caractere, 535,4] [EULVER 02GF]

Quatrieme. La quatrieme variation porte enfin le nouveau ton 7 an plus bas selon cet ordre 7:8:10:12.

[Euler, Veritable Caractere, 535,5] [EULVER 02GF]

On n'a qu'à jetter les yeux sur les compositions modernes des Musiciens et on verra que toutes ces variations y sont employées avec le plus grand succès, avec cette seule différence, qu'au lieu du nouveau son marqué ici d'une étoile * ils se servent de celui des tons ordinaires qui en approche le plus.

[-536-] 38. Or la musique auroit sans doute beaucoup plus d'agrémens, si l'on étoit en état d'exprimer exactement tous ces sons; ce qu'il seroit bien possible d'exécuter avec des violons et autres instrumens, où l'on est le maitre de modérer les sons à son gré. Mais, quand on se sert d'un clavecin, ou d'autres instrumens qui ne contiennent qu'un certain nombre de sons fixes et déterminés, on est dans la nécessité de substituer, au lieu des ces sons nouveaux, d'autres qui n'en different pas beaucoup, et j'ai déjà remarqué que l'oreille n'est pas assès scrupuleuse pour ne pas souffrir une telle substitution, mais qu'elle y supplée plutôt elle même, en mettant, à la place des sons peu justes, ceux que l'harmonie exige. Ainsi, quand les quintes et les tierces des instrumens ne sont pas exactes, l'oreille est toujours prête à remédier à ce défaut, pourvû qu'il ne soit pas trop considérable, et quand même les instrumens seroient parfaitement bien accordés, cette justesse n'auroit lieu que pour les pieces composées dans le mode c dur et quelques autres; pour les autres modes il y a toujours des tierces ou des quintes ou toutes les deux qui ne sauroient être exactes; et c'est ce même défaut de justesse qui semble caractériser chacun de ces modes différens et qui sans cette différence devroient se ressembler parfaitement.

39. Puisque ces sons nouveaux qui entrent dans les accords caractéristiques de la musique moderne ne se trouvent point dans les instrumens dont tous les sons sont fixes, je les nommerai à cet égard étrangers et il faudra regarder comme une licence musique qu'il soit permis de se servir, au lieu de ces sons, de ceux des instrumens qui en approchent le plus; aussi admet-on quelquefois un plus grand écart de la justesse, comme j'ai déjà remarqué, qu'au lieu de l'accord C:E:G:B, qui répondroit assès bien aux nombres 4:5:6:7 on employe celui-ci: C:E:G:A, puisque le véritable ton B* qui rendroit cet accord exact est contenu entre les tons A et B, quoiqu'il approche beaucoup plus de B que de A. La raison pourquoi on employe dans ces cas plutôt le ton A que B est évidemment que le ton B ne se trouve pas alors dans l'échelle diatonique qui caractérise le mode de la piece. On aime donc mieux employer le son A, qui entre déjà dans les accords et dont l'oreille a déjà été frappée, quoique ce fût dans une signification tout à fait différente.

40. De là je tire cette regle fort importante dans la composition musicale, qui est que ces accords nouveaux ne sauroient suivre ni être suivis de [-537-] tels accords, où les tons étrangers de ceux-là, ou plutôt les tons ordinaires dont on se sert à leur place, se trouvent employés dans leur signification naturelle. Ainsi l'accord rapporté ci-dessus C:E:G:B* a proprement lieu dans le mode F tant dur que mol, où C est nommée la note dominante; mais on ne sauroit l'employer ni avant ni aprés l'accord B:d:f, où le ton B, qui est l'étranger, a sa valeur naturelle. Il en est de même de l'accord F:d*:f:a:c, considéré ci-dessus paragraphe 22, où d* est le ton étranger représentant le nombre 7; cet accord est quasi propre au mode C dur et partant ne doit jamais ni suivre ni être suivi immédiatement par l'accord G:H:d, où le ton d se trouve dans son état naturel. Or je remarque que cette regle est pour l'ordinaire bien observée par les Musiciens, et si elle ne l'étoit pas, on conviendra aisément que tout ce que les Compositeurs se permettent, n'est pas pour cela fondé dans l'harmonie; il semble plutôt qu'un pur caprice y ait souvent bien de la part.

41. Enfin, il faut bien prendre garde de ne pas confondre ces accords, qui caractérisent proprement la musique moderne, avec d'autres accords compliqués et connus sous le nom de dissonances qui, selon les regles des Musiciens, doivent être préparées et résolues d'une certaine façon, pendant que les accords dont j'ai parlé jusqu'ici n'ont besoin d'aucune préparation et peuvent être employés tout comme les accords parfaits. Mais pour ceux qu'on nomme proprement dissonances, il est bon d'observer qu'ils ne sont qu'une réunion ou complication de deux accords parfaits qui devroient se suivre l'un l'autre, mais où le premier s'applique trop longtems et se confond ainsi avec le suivant. Or, quand ces deux accords, en se suivant l'un l'autre, produisent un bon effet, l'oreille ne sauroit être choquée en les entendant tous les deux à la fois et on s'appercevra aisément que c'est la véritable raison de l'emploi de ces accords nommés dissonances. Mais celui des accords que je nomme ici nouveau est entierement différent, puisque leur essence renferme des sons étrangers qui répondent au nombre 7 inconnu à la musique ancienne.

42. Cette considération peut aussi servir à découvrir peut-être de nouveaux accords de cette nature, dont les Musiciens ne se sont pas encore avisé de se servir. Pour cet effet nous n'avons qu'à mettre sous les yeux une échelle de sons renfermés dans l'intervalle d'une octave qui peuvent être employés dans le même mode de musique; ce qui arrive lorsque les nombres qui sont [-538-] les mesures de ces sons ne sont pas trop grands. Voilà donc une telle octave

64 : 72 : 75 : 80 : 90 : 96 : 100 : 108 : 120 : 128 
F  : G  : Gs : A  : H  : C  : Cs  : D   : E   : f 

qui convient tant au mode C dur qu'à A mol. Maintenant nous n'avons qu'à marquer dans cet intervalle les nombres divisibles par 7 et cela par un nombre composé uniquement des facteurs 2, 3, 5; tels sont

[Euler, Veritable Caractere, 538,1; text: 1, 2, 3, 4, 5, 7, 10, 70, 12, 84, 15, 105, 16, 112, 18, 126] [EULVER 03GF]

Ces nombres donnent donc les sons étrangers, au lieu desquels on peut employer les tons du clavecin qui en approchent le plus, comme

pour le nombre     70     84  105  112  126
les tons        G* ou Fs  B*  D*   Ds*  f*

43. Joignons maintenant à chacun de ces multiples du nombre 7 de semblables multiples des nombres 4, 5, 6 et 8 et nous obtiendrons les accords nouveaux suivans:

I. 40 : 50 : 60 : 70 : 80
   A  : Cs : E  : G* : a

[Euler, Veritable Caractere, 538,2] [EULVER 03GF]

dont les diverses représentations se trouvent ici à côté:

II. 48 : 60 : 72 : 84 : 96
    C  : E  : G  : B* : c

[Euler, Veritable Caractere, 538,3] [EULVER 03GF]

III. 60 : 75 : 90 : 105 : 120
     E  : Gs : H  : D*  : e

[Euler, Veritable Caractere, 538,4] [EULVER 03GF]

IV. 64 : 80 : 96 : 112 : 128 
    F  : A  : C  : Ds  : f

[Euler, Veritable Caractere, 538,5] [EULVER 03GF]

V. 72 : 90 : 108 : 126 : 144
   G  : H  : D   : F*  : g

[Euler, Veritable Caractere, 538,6] [EULVER 03GF]

où j'ai partout marqué d'une étoile * les sons étrangers.

[-539-] 44. Mais comme il n'y a aucun doute que tous ces accords produiroient un meilleur effet, si l'on pouvoit exprimer exactement sur les instrumens les sons étrangers qui y entrent, la musique pourroit aussi de ce côté être portée à un plus haut degré de perfection, si l'on trouvoit moyen de doubler le nombre des tons sur les clavecins. Comme les 12 tons ordinaires d'une octave sont compris dans cet exposant [Euler, Veritable Caractere, 539,1] [EULVER 03GF] dont tous les diviseurs fournissent ces 12 tons, il faudroit alors employer cet exposant [Euler, Veritable Caractere, 539,2] [EULVER 03GF] qui fournit 24 tons dans chaque octave, c'est à dire douze nouveaux, pour représenter exactement les tons que je nomme étrangers. Voici les uns et les autres:

[Euler, Veritable Caractere, 539,3; text: Tons principaux, Nombres exposans, Tons étrangers, F, Fs, G, Gs, A, B, H, C, Cs, D, Ds, E, f, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 4096, 4320, 4608, 4800, 5120, 5400, 5760, 6144, 6400, 6912, 7200, 7680, 8192, 4032, 4200, 4480, 4725, 5040, 5376, 5600, 6048, 6300, 6720, 7168, 7560, 8064] [EULVER 03GF]

Il est évident qu'il suffit d'avoir déterminé un seul des tons étrangers' puisque tous les autres en peuvent ensuite être formés par de simples quintes et tierces majeures.


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